vendredi 29 janvier 2010

Nabab

« Jamais les Pères de l’Eglise n’auraient accepté que les musulmans ne trahissent l’idéal de la royauté spirituelle. Jamais ! Je dis : jamais ! Vous les journalistes ne comprenez pas la littérature apocalyptique. C’est dommage, car nous nous trouvons aux temps de la Fin et nous affrontons l’Antéchrist…»
Rire nerveux du plateau. Les invités baissent la tête. Ils sont gênés. Ils sont venus défendre le sionisme radical sous des atours modérés et ils se trouvent débordés sur leur droite par un zombie surexcité. Comment suivre l’énergumène ? C’est une tête à claques, une girouette, a viré raciste de la droite chrétienne, la postmoderne, la new age.
« Rapport à Saint Tertullien, mon maître entre parenthèses, celui qui m’autorise à écrire sous la magie du Verbe chair, le baptême est le seul moyen d’échapper à la damnation. Les fidèles de l’Antéchrist en seront pour leurs frais, si vous voyez ce que je veux dire… »
Personne ne voit, ce n’est pas grave. Le génial incompris est un illuminé qui rallume son petit cigare mexicain. Un barbu écrivain. Un romancier à succès psychédélique. Un barbant disjoncté. Après une carrière compromise par le jargon old age, il se relance en prônant les valeurs les plus néo-conservatrices de l’époque. Sans doute la raison pour laquelle il se grattouille la barbe. Il taquine son cigarillo. Il a de grosses lunettes noires assorties à sa chemise. Ses cheveux teints sont coiffés en obole, comme un moine qui aurait abusé de produits extatiques. Luc Méribel, la mort de la chrétienté ? Comme son nom fait trop français, il se fait appeler Luc R. Méribel. R, c’est René, son deuxième prénom, qu’il exhibe à l’américaine.
« L’Apocalypse est arrivée à partir du moment où j’ai dû me barrer de France pour rejoindre les États-Unis, vu ? Vous vous rendez compte que je représente l’honneur perdu de la France ? Vous vous rendez compte que si les Américains n’étaient pas là pour nous sauver, les Français se coucheraient comme des carpettes devant les musulmans ? On m’a déjà fait le coup en Bosnie ! On a vu le résultat ! Je suis pas un blaireau qui oublie ! »
Méribel est invité sur le plateau d’un célèbre journaliste, culturard qui joue le dandy médiatique doté d’une tronche de grand fatigué vaniteux. Son père antiquaire, il est plein aux as. Il aurait dû se faire renvoyer illico car il ne sait pas parler et qu’il réalise des audiences médiocres. Pistonné et flatteur, on l’a replacé en seconde partie de soirée, quand l’audience baisse, et on lui a confié les produits de propagande. Il est à la ramasse. Il accepte. Il est juif. Il a peur. Il est flatté qu’on lui confie les rênes intellectuelles. Il comprend mal la situation. Il s’ajuste du côté du plus fort. On l’appelle Édouard di Rocco, son vrai nom c’est Claude Delacampagne, fils de bonne famille parisienne, sioniste de père en fils depuis trois générations et admiratif de tout ce qui célèbre le brillant.
« Vivent les sionistes, moi je dirais. Ils font le boulot et nous débarrassent des ennemis de la civilisation. Là je n’attaque pas les Arabes ou les musulmans, mais le cœur de la théologie musulmane, selon laquelle le Verbe ne s’est pas incarné sous les traits de la Trinité, vu ! »
Le romancier est programmé pour son dernier roman, un polar si décousu que personne ne suit. Malgré ses notes, Édouard n’a rien calé. Il dira que c’est incompréhensible parce que c’est génial. Une technique efficace. De toute façon, le livre est un prétexte. On invite Méribel pour appuyer. Il s’agit d’écouter les intellectuels favorables à la guerre en Irak. En France, ils vivent reclus. Aux États-Unis, ils sont écoutés. Méribel le Néo-Frenchie représente le vertige américain.
« J’en ai assez de vivre en exil pour échapper à la bêtise, vu ? »
Édouard calme le jeu. On l’a prévenu. Méribel dérate. Méribel pétarade. Le toxicoco plumitif anticipe sur la postérité. Il exige le tiroir-caisse. Il passe à la caisse, on lui confie la casse. Il sort des cases. Il s’en met plein les fouilles, l’as à dollars. C’est le joker du polar à tendance futuriste. Les journalistes les plus formatés rient sous cape.
« Il serait temps que l’on comprenne : la chrétienté sioniste ne pourra jamais se remettre de ses déboires cathartiques. Comme l’a dit Saint Augustin dans ses prophéties méconnues, il n’est pas question de sauver le Christ contre Jésus… »
Savourant son effet bœuf, il tire sur son mégot. Édouard passe la parole. Un vicelard qui répondra dans les clous. Méribel a lâché. Le silence l’agréé. Il repose. Les invités se remettent de leur fat rire. On soutient la guerre orientale, pas la théologie orientée. On est éreinté. L’intervention fait jaser. Méribel est le client des séances d’anthologie. Sur le plateau, Méribel est le procureur belliciste. L’inquisiteur occidental. Les autres assistent à la charge ou attendent leur tour.
« Nous allons maintenant entendre le point de vue d’un essayiste de gauche qui s’engage en faveur d’une position hérétique : la guerre en Irak. Robert Wolinski, c’est à vous… »
Édouard est satisfait. Il a auditionné Méribel. Il a exploité l’exploit. Il a filé le filon. Il repasse la chique à un rhéteur. Enfin du correctement politique ! Les délires passent. Wolinski écrit des vagues en vogue. La démocratie occidentale, la prostitution, les pratiques SM... La soixantaine, il s’autorise la liberté. Il sionise. Il néoconservatise. Il gauchise. Il sort du bois. Après le 911, le Cercle de Vincennes s’est créé autour des néoconservateurs français. La revue Démocratie tire. Des fondations américaines financent.
Wolinski subversifie. Wolinski sensationne. Il livre ses livres. On lui reproche son conformisme ? Il avant-garde. Il révolutionne. Quel courage ! Il remet de côté sa mèche. Il est à son physique. Il ne supporte pas la vieillesse. Il joue du charme. Il erre prétentieux. Il désabuse. Ce n’est pas sa faute s’il respire l’intelligent. Son mépris le méprend. C’est zombie sans cadavre.
« Il serait temps de comprendre qu’on n’est pas contre les musulmans ou contre la paix parce qu’on défend le principe de la guerre en Irak. Quand on souhaite la disparition d’un dictateur, on est un démocrate authentique, un pacifiste respectable… »
Enfin de la tenue intellectuelle. Wolinski a le verbe concentré et la mine qui pétille. Chaque mot est soupesé. C’est une machine à argumenter. Il est entouré de soutiens qui ne pipent mot. L’heure est grave. Édouard le médiateur indépendant est à côté. D’accord, les sionistes sont les plus forts. D’accord, les sionistes ne se trompent guerre. Du coin de l’œil, Édouard surveille la bette. Méribel est dans le trou. Il creuse. Il terre. Il laisse parler. Il est au-dessus des maux. Il est du verbe.
« C’est revendiquer les valeurs de l’Occident que de se montrer ferme défenseur de la guerre en Irak… »
Édouard lève la tête. C’est maintenant sa culture.
« Ne craignez-vous pas de demeurer incompris ? »
Wolinski étire la bouche. Il passe pour martyr. On reconnaît sa position. Il n’a plus qu’à minauder.
« Je vous remercie de poser la question en ces termes. Mon engagement dépasse les querelles de personnes. C’est pour la cause de la démocratie que j’agis…
– Ne va-t-on pas vous reprocher de confondre démocratie et impérialisme ? Après tout, l’Irak n’est pas la seule dictature dans le monde… Si l’on devait faire la guerre contre toutes les dictatures, l’Occident démocratique ne s’en sortirait pas ! »
Édouard fait son travail de journaliste. Il a posé la question qui dérange. Il peine à contredire son interlocuteur. Triomphe de l’ego : Édouard a réussi à être par-delà ses convictions. Il se sent journaliste, sincère, occidental. C’est important, l’objectivité. Pas question de passer pour un complaisant.
« Le problème de l’engagement a été cerné par un écrivain que j’admire beaucoup, parce que ce n’est pas seulement un grand écrivain. C’est aussi un homme d’exception. Je veux parler d’Albert Camus… »
Méribel frétille. Edouard s’inquiète. Le fou est lâché. Pas question d’interrompre Wolinski dans un moment de vérité.
« Allez-y, Robert…
- C’est vraiment simple : chaque position suscite la controverse. Plus vous êtes controversé, plus vous intéressez. C’est le problème de la vérité…
- A partir de quand la vérité quitte-t-elle son statut de puissance temporelle pour acquérir une portée divine véritablement éternelle ? »
Méribel ajuste son cigare. Il est le rockintello. Wolinski ignore son pire à lier. Il se tourne. Il clôt les paupières. Il complaît. Édouard comprend. Édouard couv(r)e.
« La question tourne autour de la complexité du monde. Complexité du sens. Peut-on vouloir la paix sans la guerre ? Peut-on vouloir la démocratie sans la dictature ? C’est terriblement passionnant et complexe ! »
Wolinski incube. Wolinski infuse. Méribel rebondit d’un sourire incube.
« Sans Israël, jamais nous ne serions rassurés… »
Il baisse la tête comme si après cette phrase définitive il avait cerné le sens en quelques mots. Wolinski bout. Il n’est pas venu divertir. Il n’est pas venu pavoiser. Il n’est pas venu asséner. Il est venu pour la galerie. Il défend des postions éclairées. Il est l’intellectuel sioniste sur les questions de guerre. Il a le vent en pompe. On le consulte. Il est des institutions. Il est référent de Démocratie. Pourquoi le confronter à un dégénéré ? Qu’est-ce qui est arrivé au pommadé ? Édouard court-il les audiences pour convier des demeurés qui confondent illumination et analyse ?
« Nous sommes la culture de la mort. Nous avons tué Dieu et nous devons nous en remettre à nos sauveurs potentiels. Les Etats-Unis d’Amérique sont les maîtres de la tradition. Les Israéliens sont les gardiens, le berceau ! Sans Israéliens, les terroristes se trouveraient déjà aux portes de notre vieille Europe ! »
L’inévitable est arrivé, Méribel est énervé. Il éructe. Il ne se contient plus. Il ne se retient plus. Il dérape. Il toise le plateau et prend de haut l’humanité. Il est côté Dieu. Il est libre. Édouard est largué. Il pointe aux absents. Wolinski regretterait sa venue. Il calme les caméras. Il détient le plus beau verbe de Paris. Dégoûté, on l’égoutte. Il ne peut s’exprimer. Sans lui, la France sera contre la guerre. Pour naguère. Il est fer de lance. Il est le pur. Il est le superreur.