Il a préféré servir la République, à l'ancienne. Peut-être qu'il finira par céder au chant des sirènes, mais pour le moment, il dirige le cabinet de Claire. Madame la Ministre s'est mise en tête d'inviter Mauvenargues. Mauvenargues a accepté. Ce n'est pas qu'il a le temps, c'est qu'on ne désobéit pas à un ministre, surtout si bien introduit. En plus, Laurent est lui aussi un proche du Président, le genre de patron qui soutient inconditionnellement le conservatisme et qui est considéré comme un des instigateurs de l'élection de son modèle politique.
Dans les dîners parisiens, on répète avec admiration que Laurent possède plus de pouvoir que le Président et que les financiers, les industriels et les commerçants dirigent le monde, même s'il ne s'agit pas d'un pouvoir officiel et unifié, mais au contraire d'une dissémination fuyante et d'un éclatement fragile et friable. Laurent possède plus de pouvoir que Claire, mais Claire a le statut de ministre, et puis c'est l'ancienne maîtresse. Elle est influente, comme on admire. Laurent a contacté le secrétariat de Mauvenargues. Le PDG est d'accord. Rencontrer la ministre pour mieux la connaître peut ouvrir des portes, des contrats, des marchés; et puis, pour le narcissisme, c'est la preuve qu'on a réussi et qu'on s'est hissé à un niveau de reconnaissance où l'on reconnaît ses mérites ineffables.
Laurent a donné des consignes : il noue la relation, la secrétaire de Madame la Ministre se charge des détails. Elle a sorti son bottin avec componction et a appelé Mauvenargues. Elle ne sait pas qui est cette sommité. Depuis trente ans qu'elle s'active en tant que secrétaire du cabinet de la Ministre, elle en a vu défiler des ministres. Elle se croirait presque plus importante qu'eux. Elle au moins, elle fait partie des meubles. Elle n'a ni leur aura, ni leur carnet, ni leur fortune, mais elle tient la distance. Ce n'est pas compliqué, elle est la plus ancienne du service.
Elle décroche l'annuaire et tombe sur Mauvenargues Laurent. Internet, des foutaises. Ce qui compte, c'est l'annuaire. Mauvenargues Laurent dans le XVIème arrondissement : ça ne peut être que lui. En plus, il a accepté l'invitation d'une voix bourgeoise et il a accepté avec empressement l'invitation de la Ministre.
"Son projet m'enchante et je me rendrai avec plaisir à son déjeuner..."
La secrétaire n'a pas cherché plus loin. Elle aurait dû. Elle a invité un homonyme. Laurent Mauvenargues habite dans le XVIème arrondissement de Paris et pourrait correspondre à la fiche de poste, sauf que c'est un attaché territorial en retraite. Ce type a mené sa carrière au sein du Conseil général d'Ile-de-France et goûte une retraite méritée. Il vote plutôt à droite, même si les inclinations de la Ministre lui semblent trop droitiers. Il apprécie l'initiative de la Ministre, qui consulte le peuple et ne s'enferme pas dans sa tour d'ivoire.
Le vrai-faux Mauvenargues est loin de se douter du quiproquo. Quant à la secrétaire, elle a tellement de courriers à traiter et de tâches à accomplir qu'elle songe à la suite. Mauvenargues, une lubie de la Ministre. Elle hausse les épaules. Elle s'en moque. C'est de la poudre aux yeux, l'objectif de tisser des réseaux et d'accroître son influence. Les politiciens ont besoin de se sentir puissants en s'appuyant sur leur clientèle. Dans le fond, ils ne sont rien, parce que Mauvenargues poursuit ses affaires et que la Ministre ne pense qu'à briller. Qui tient qui?
Personne. C'est de la duperie, la secrétaire est heureuse de ne pas appartenir à ce monde-là. Quant au directeur de cabinet, ce Méribel, elle ne l'aime pas. C'est un vaniteux, un brillant de l'arrivisme, un type capable de vous lire plusieurs dossiers en une journée, mais qui n'a pas de coeur et peu de jugement. Méribel n'a rien vérifié du tout. Pour lui, il s'agira d'introduire la Ministre lors du déjeuner. Et puis, ce qui l'intéresse, c'est de percer dans la carrière des politiciens pour jouir d'entregent et de brillant.
Il a longtemps hésité entre la banque d'affaires et le monde des politiciens. Il pourra toujours se reconvertir dans les stratégies feutrées après. Il disparaîtra? On ne peut être gestionnaire de portefeuilles et en haut de l'affiche. Le business s'accompagne mal de la médiatisation. On a le pouvoir effrité et inaccessible à condition qu'il soit secret, si peu saisissable. C'est un monde en trompe-l'oeil. Méribel préfère de loin la célébrité tortueuse de la politique. Il possède de solides références. Des glorieux anciens qui ont comme lui réussi le gratin de la haute administration, jusqu'à des carrières de ministre.
C'est son rêve, se reconvertir plus tard dans le monde des investisseurs spéculateurs, palper des millions et afficher un train de vie en adéquation avec son standing et ses diplômes. Pour le moment, il préfère rester dans les alcôves politiques. On a beau dire que les financiers dirigent le monde, que les politiciens sont leurs vassaux, ce n'est pas faux, mais rien ne vaut d'émarger dans ce milieu médiatisé, où le pouvoir joue le rôle d'excitant et d'aphrodisiaque. Le déjeuner approche, la secrétaire n'est pas là, l'invité s'annonce comme prévu : Laurent Mauvenargues.
Madame la Ministre le reçoit avec tous les égards dus estime-t-elle à un aussi impressionnant chef d'entreprise du CAC 40. Elle se sent ravie : il a l'air obséquieux, comme s'il se trouvait impressionné par le décor, les ors, et le geste de la Ministre elle-même. Il bredouille et répète que c'est bien de se montrer aussi près des gens, à l'écoute de la volonté du peuple. Madame la Ministre en son for intérieur se montre étonnée : certes, c'est modeste de se présenter du peuple, mais dans le fond, ceux qui ont brillamment réussi forment des cercles d'excellence qui ne sauraient se confondre avec les moutons et autres individus imprévisibles et moutonniers.
Tout le combat de Madame la Ministre aura consisté à s'extirper de la médiocrité pour péniblement gravir les échelles de la reconnaissance. Elle n'est pas une génie, elle a dû travailler, beaucoup suer, pour arriver aussi haut. Elle se flatte d'autant plus de sa réussite. Elle sert le thé en guise d'apéritif? Cela fait chic, un brin désuet, entre la conversation des salons de l'Ancien Régime, tendance dix-septième siècle, et les fastes de la monarchie britannique.
Le chef de cabinet intervient : il tient à parler d'urgence à sa Ministre en privé; il est obséquieux. Elle se méfie de lui, parce qu'il est plus intelligent qu'elle. Moins charismatique et autoritaire. Il n'a pas le sens de l'action. Il a passé trop de temps à potasser ses dossiers, son droit, son économie, tout son encyclopédique savoir. Elle essaye de se rassurer en proportion de ce qu'elle a peur : face à ce genre de machines intellectuelles, elle a tendance à faire des complexes.
Sordide, au moment où tant s'élèvent contre l'excellence académique des hauts fonctionnaires, très fort pour compiler le savoir, si dénués de pertinence. Elle ne peut s'empêcher d'admirer cette excellence qu'elle aurait tant rêvé d'incarner et qu'elle se contente d'employer à son service. Elle se sent cernée, encerclée, comme si elle ne faisait pas partie de la caste, à jamais une étrangère à ce monde de complices. Les meilleurs sortent du sérail, les exceptions restent des bizarres de l'élite, qui rentrent dans le rang une fois qu'ils ont fini de servir.
Elle se lève. Elle s'excuse auprès du grand Mauvenargues. Elle a un emploi du temps très chargé, des obligations, le temps ne lui appartient plus, elle va revenir. Il sourit faiblement et boit son thé, engoncé dans le fauteuil Louis XV qui semble l'engloutir et le dépasser. Elle s'en va, très rêche, rigide, autoritaire, la coupe de cheveux courte et soignée, comme elle aime. Elle a l'air encore sportive et en forme pour ses bientôt soixante ans. Elle a su garder sa classe, son sveltesse et sa vigueur un brin guindée et arrogante.
Elle passe dans le boudoir à côté. Méribel a intérêt à disposer d'une bonne raison d'interrompre cet entretien que la Ministre trouve pour sa part instructif et passionnant, même si l'interlocuteur semble impressionné et timoré. Comment un type d'une envergure aussi impressionnante, une locomotive du CAC 40, peut-il se laisser impressionner par l'atmosphère qu'il côtoie? Elle ne s'en soucie pas, l'étiquette fait la qualité. Si Mauvenargues a réussi un parcours aussi impeccable et remarquable, c'est qu'il possède des qualités qui ne ressortent pas dans un entretien informel et un déjeuner privé, mais qui existent forcément.
Madame la Ministre part du principe que fréquenter les gens extraordinaires ne peut que profiter, ne serait-ce que pour conférer des relations et apprendre de l'existence. On s'instruit bien davantage au contact de réussites qu'avec le commun des mortels. Ceux-ci votent, et c'est suffisant. Le reste de leur temps, ils le consacrent à des tâches précises. Les gens au-dessus du lot s'attachent aux fonctions publiques et se lancent dans la politique. Elle est persuadée que l'engagement est l'action la plus haute à laquelle l'homme puisse prétendre.
La dépolitisation n'est que passagère. Le militantisme est l'arme du futur. Son conservatisme s'explique parce qu'elle est persuadée de l'inégalitarisme social. Pour elle la question se pose plus en termes de mérites. Travailler dur est un mérite. Réussir, occuper des hautes fonctions, s'épanouir : tels sont les critères que recherche Madame la Ministre. Elle est comblée dans sa manière de fonctionner : levée à cinq heures du matin, travaillant dix heures par jour, jonglant avec les fuseaux horaires, voyageant sans cesse, voyant peu sa famille, nomade et stressée - tel est son mode de vie.
Méribel a l'air soucieux :
"Madame la Ministre, il faut que je vous dise..."
Il méprise, Méribel, sa Ministre. Il n'est pas sexiste, juste académiste, attaché aux diplômes et aux parcours professionnels. Pour lui, la réussite scolaire signe le niveau intellectuel. De ce point de vue, il se tient à un niveau très supérieur à son supérieur hiérarchique. Mais là, c'est un gag, dont il s'amuse et qu'il racontera comme anecdote croustillante à ses confidents :
"Mauvenargues que vous tenez devant vous, il s'agit d'une confusion... Ce n'est pas le Mauvenargues que vous teniez à rencontrer, le capitaine si influent du CAC 40..."
Madame la Ministre écarquille les yeux et semble ne pas comprendre, comme un geai qui s'ébroue et peine à prendre son envol.
"On a commis une erreur d'invitation : ce Mauvenargues est un paisible retraité qui se trouve ravi de l'invitation..."
Méribel rit, la Ministre comprend le quiproquo. Cette candeur, cette gêne, l'air de ne pas être à sa place et de ne pas faire le poids. Une méprise, il s'agit d'une méprise. Une mauvaise prise. Elle en rirait, mais elle a peur qu'on se moque d'elle. Immédiatement, elle se cabre. Elle n'a plus rien à signifier à ce besogneux qui vient du peuple, qui ne peut rien lui apporter et qui relève de la banalité affligeante.
"Raccompagnez-le dans les meilleurs termes et maquillez mon départ en urgence..."
Elle fuit. Méribel rirait de la scène. Lui reste et se charge de la besogne, désopilante. Le problème n'est pas Mauvenargues. Lui est venu, heureux de partager ce moment privilégié. La fausse, c'est Madame la Ministre. Elle vit dans l'imposture. Elle méprise les autres et ne respecte que le rapport de forces. Méribel l'a toujours prise pour une arriviste, mais là, c'est plus qu'une confirmation. Sa fuite, c'est la débandade de la mentalité oligarchique. Elle se fuit elle-même. Elle fuit ses préjugés, ses manques, ses errances. Elle est partie comme une furie. C'est dur, d'admettre qu'on vit pour des ombres et qu'on n'a rien compris à sa vie. C'est dur, d'être passé à côté de la vérité et de vivre pour son fantôme. C'est dur, d'affronter les fantômes de ses fantasmes.