jeudi 5 mars 2009

Rue de la politologie

« Non, mais j’hallucine, c’est le Méribel ! »
Le grand politologue commença par se sentir flatté qu’on le reconnaisse dans la rue. C’était le signe que ses passages télévisés ne passaient pas inaperçus. Luc Méribel parcourait le boulevard et scrutait en observateur professionnel la grande manifestation pro-palestinienne qui se réunissait sur les Champs-Elysées pour dénoncer l’extermination déclenchée par Israël contre les territoires de Gaza. Des milliers de morts. Des centaines d’enfants. Des hôpitaux rasés, des écoles calcinées. Des quartiers atomisés. Un carnage.
Luc Méribel pressa le pas. Il n’avait pas le temps. Notamment de discuter. Sa femme l’attendait pour le déjeuner.
« Eh, Luc ! »
Surpris de la familiarité du ton, il se retourna et aperçut une bande d’Arabes cagoulés. Ils riaient en se dirigeant droit sur lui. Ce n’étaient pas des admirateurs qui l’interpellaient, mais des casseurs. Des banlieusards. Et pour beaucoup, des Arabes.
Sûr qu’il n’aurait pas dû descendre dans cette manifestation qui réunissait des extrémistes et des bandes incontrôlables. Sûr qu’il était confronté à l’un de ces groupuscules désordonnés, qui s’en prenait à ses origines et à sa réputation. Juif et sioniste. Tant d’efforts pour instiller une réflexion critique dans le sionisme réduits à néant par les extrémistes !
« Ma parole, le politologue accélère ! Il nous esquive ! Eh ! Frankenstein ! »
Cette fois, ce n’était pas des insultes en passant. Méribel aurait les pires peines à éviter la confrontation. Il pressa le pas et baissa la tête. Lui revint en tête ses contributions politologiques sur l’extrême-droite, le nationalisme, le racisme, la violence. C’était un groupe de cette mouvance informe qui venait lui régler son compte. Le prix du silence. Dans les rangs. Des banlieusards pouvaient fort bien dériver dans l’extrémisme et le nationalisme.
Au prochain dîner, il profiterait de sa mésaventure pour faire rire son auditoire conquis, qui détestait les racailles et les musulmans mal dégrossis. Il passerait pour un courageux. En attendant, il fallait prouver qu’il méritait cette réputation et qu’il ne baissait pas la garde devant l’ennemi. Il avait passé sa vie à l’étudier pour mieux le combattre. Montrer que les valeurs démocratiques et laïques étaient plus fortes que le nationalisme et la violence.
Que les racailles n’auraient pas le dernier mot. Trop tard. Méribel essaya bien de dérouter son chemin et d’obliquer vers la gauche, là où une avenue lui tendait les bras avec une bienveillance narquoise. Ses assaillants faisaient front. Ils le cernaient de leur morgue. De leurs téléphones portables. De leurs lazzis. De leurs quolibets. Comment être aveugle à la haine sourde ?
Il s’efforça de garder son calme : les jeunes, qui portaient casquettes et keffiehs, remontés jusqu’au nez, le filmaient. Soit ils allaient lancer sur l’Internet honni leur preuve ludique (et antisémite) consistant à se farcir une célébrité ; soit ils se gardaient bien de crier sur les toits leur projet sardonique et stupide. Leurs simagrées de macaques sans culture, les zones de non-droits, les endroits où la civilisation n’avait pas pénétré.
« Les gars, c’est le Grand Méribel !
- L’Unique, le Seul !
- Le politologue qui dit que nous n’existons pas ! »
Ne doutant de rien, un jeune posa ses mains à même sa parka verdâtre.
« T’es toujours sûr que le MAI, c’est de la mytho ?
- Une petite création médiatique ?
- Espèce de bâtard sioniste !
- Délire pas trop avec cette huile, elle va moisir dans sa flaque ! »
Méribel se sentit humilié. Il n’était pas un animal qu’on filmait. Il prit peur. La colère sourdit en lui : il tenait à son image de courage défiant la violence. Face à la meute, il n’enregistrait déjà plus les quolibets qui le rudoyaient avec dérision.
On le filait ? Sans le lyncher, on le filmait ! Sous le coup de l’impulsion, il aperçut une trouée. Son courage à deux mains, il prit ses jambes à son cou. À cinquante ans, il s’adonnait à la couse à pied une fois par semaine et affichait une endurance rare dans son milieu.
Abdel était un fidèle au MAI. Depuis sa création, au creux de l’année précédente. C’était un jeune de Seine-Saint-Denis, qui croyait très fort au militantisme politique pour dépasser son statut de banlieusard zyva et de racaille rocailleuse. Il héla son pote Moumous, qui venait du même quartier que lui et pour qui l’Islam était l’alternative divine au Nouvel Ordre Mondial.
« T’as filmé le goret en foulées ?
- Le scoop est dans la boîte ! Trop fort, l’athlète ! C’est ça, la justice immanente ? Au moins, Méribel aura croisé le MAI une fois dans sa vie…
- Maintenant il pourra raconter qu’on n’existe pas !
- Il cavale, le bouffon, ma parole !
- Terrible, l’image du sprinter. T’as intérêt à charger la vidéo dès demain sur le Net. Elle vaut de l’or. Dans la seconde. Je te préviens du butin… »

Luc Méribel nageait dans la satisfaction. Il venait de fêter ses cinquante printemps, fier de sa statue : un des politologues reconnus de la place parisienne. Il tenait à ce statut de chercheur, d’influent, après des années de vaches maigres. Il avait connu le plus difficile, le plus précaire, le plus friable.
Il était né juste après la Seconde guerre mondiale, en 1958, à Paris. L’année où le Général réinventait la politique. Il n’avait pas accroché à l’école. Pas une cacahouète en primaire. Son rêve ? Footballeur. Rien au collège. L’ennui. Au lycée ? Intolérance zéro. On l’avait dépêché vers un apprentissage, histoire de calmer sa turbulence insatiable. Les professeurs le destinaient à la boucherie.
Méribel n’avait pas adhéré. Il s’était mis à gazer, des tonnes de joints, des litres de bibine – d’autres alcools plus forts. Méribel avait flirté avec la délinquance, avec la bohème, les défonces entre potes, les filles devant les discothèques, le temps perdu à s’abrutir sans ire. Méribel avait viré bon à rien, le looser qui ne sait plus perdre. Méribel avait connu les bas fonds des fondus du bas.
D’un point de vue bourgeois, il avait perdu son temps. D’un point de vue humain, il avait gagné du temps. Le temps que les étudiants des instituts engrangent les diplômes prestigieux, lui avait vécu. En plein ciel. Paris. La vie n’avait pas de prix. Méribel était riche de sa pauvreté. De son nihilisme. Méribel était jeune, Méribel était heureux, Méribel se contentait de peu.
Un jour de 1984, alors qu’il s’apprêtait à sortir de sa chambre de bonne, il s’était tordu la cheville en descendant les escaliers. Méribel logeait en plein Paname, comme un vrai enfant de la balle, dans un neuf mètre carrés, que ses revenus incertains et peu avouables suffisaient à peine à payer. Miracle ou destinée, c’était la fille des propriétaires de l’étage inférieur qui l’avait recueilli. Il était maigre, il était hirsute, il avait de la fièvre. Elle avait immédiatement décidé qu’il était son genre.
Quelle prémonition ! Quelle intuition ! Quelques mois plus tard, et Méribel avait rencontré la femme de sa vie. Une riche héritière, la bonne bourgeoisie. Des parents commerçants, de la petite épicerie qui avait fait fortune en se spécialisant avant tout le monde dans les produits bios. Les produits chers. Pour les huppés, c’était le filon qui rapporte, la bonne bouffe sans prix. Pour preuve, les accrocs de l’écolo se déplaçaient en RER pour rallier leur sésame.
Luc avait rompu avec ses fréquentations fumeuses. Finis les joints, finie la vie, il se destinait au doux métier d’épicier, une affaire à développer, des succursales en province, les bobos attirés par le bio. Quand on ne sait pas quoi faire de sa vie, le dérivatif à l’ennui, c’est le bio.
Méribel était à mille lieues de deviner que sa destinée se trouvait aux antipodes du bio. Dans l’alimentaire. Alors qu’il faisait montre d’un acharnement peu commun, qui le faisait estimer de ses beaux-parents poujadistes, la révélation l’avait rattrapé. Il était juif. Ses racines ne l’avaient jamais préoccupé. Il le savait vaguement et s’en moquait éperdument.
Il se considérait comme athée, bien qu’il n’ait jamais approfondi la question de Dieu et ses pertes de temps. Un jour qu’il servait un vieux client, le monsieur lui avait confié sa profession. Il était politologue. Un certain Claude Dormel.
Ce retraité en courses était l’un des plus influents conseillers en géopolitique de France. Consulté par les ministres et les chefs de cabinet, respecté de ses confrères, il avait créé en 1979 un institut richement doté, le Centre de prospection internationale, dont les initiales CPI possédaient une reconnaissance qui dépassait le cadre hexagonal. Dormel était très fier de cette renommée, qui caressait le sens de ses conceptions mondialistes et atlantistes.
Dès le départ, il avait tenu à ce que ce soit des capitaux privés qui financent son Centre. Des banquiers et des industriels, la plupart dans l’armement et la recherche militaire. Il voyait le monde comme l’expansion de la démocratie et de la liberté. Libéral convaincu, il avait instauré de nombreuses passerelles entre ses propres recherches et les investigations du monde anglo-saxon, en particulier les Britanniques.
Dormel avait grandi dans le culte du libéralisme, des traditions anglaises, de la City et de tous les clubs de réflexion et de rencontres qui y fleurissaient comme des prolongements naturels. Il avait lancé son CPI en partenariat avec l’influent Strategic Institute de Londres, le vénérable club vénéré en matière de prévisions politiques. Il prônait la libéralisation de la France, la domination du monde par l’Occident, totalement acquis aux valeurs du libéralisme.
Son programme était axé sur les questions de sécurité. Détail important : catholique de souche, Dormel était sioniste de conviction. La principale opportunité pour le parti sioniste passait par son engagement aux côtés de son géniteur principal, l’atlantisme.
Dernier détail : Dormel était peut-être sioniste et atlantiste, mais il n’en conservait pas moins son habileté. Il avait compris qu’il ne pourrait défendre sur le terme ses convictions et son idéologie que s’il faisait montre de nuances et de modération. Raison pour laquelle il se gardait bien de soutenir une ligne trop dure et radicale et qu’il nuançait constamment.
Il se présentait en spécialiste du conflit israélo-palestinien et ne se privait pas de critiquer la politique israélienne d’annexion (un terme commode pour éviter le vocable de colonisation). L’extrémisme galopant des dirigeants israéliens. Il avait conservé une certaine légitimité en claquant la porte du Parti socialiste, le principal parti de la gauche française. Raison du scandale : la ligne directrice des socialistes français, trop sioniste et trop communautariste.
Méribel, ç’avait été son coup de foudre. Son héritage. Son placement de retraité en mal de rente. Méribel avait changé depuis ses années galères. Il se tenait du côté des possédants. Du côté des travailleurs. Pas selon l’appellation communiste, mais selon la vision bourgeoise du travail. Méribel s’était mis à fréquenter Dormel. Celui-ci se cherchait sans doute un fils, lui qui n’avait eu que des filles et qui de toute évidence s’ennuyait à mourir avec sa femme. Une excellente cuisinière, une dévouée ménagère, que les stratégies politiques indifféraient au plus haut point.
Méribel avait pris goût aux discussions. Dormel le recevait dans son immense bureau, à son domicile. Il était impressionnant. Rapidement, Méribel rêva d’être à la place de Dormel. Maintenant, il y était. Que de chemin parcouru ! Passer des joints à la politologie en tâtant à l’épicerie ! Dormel avait encouragé Méribel à reprendre les études. Il avait tout arrangé. Les inscriptions prestigieuses, les meilleurs professeurs, les filières porteuses.
Méribel avait travaillé comme un acharné. Comme un âne. Méribel sang et eau avait fait la fierté de sa femme. Il avait décroché plusieurs masters et surtout, but et bout de la quête, un doctorat. Il était désormais politologue, spécialiste du monde arabe, de l’Islam et de l’extrême-droite. Il avait rejoint le CPI de Dormel et l’on murmurait qu’il en était le successeur, quand Dormel viendrait à partir et qu’il faudrait reprendre le flambeau.
En attendant ce funeste moment, Méribel mesurait le chemin. Il avait été reconnu d’abord pour ses nombreux travaux d’érudits sur l’extrême-droite. Il travaillait en collaboration avec un professeur de la Faculté de Droit de Paris-Valtaire, un extrémiste notoire, dont on murmurait que c’était plus un espion au service des Renseignements généraux qu’un véritable chercheur.
Méribel s’en fichait. L’important, c’était les publications. On le sollicitait sur de nombreux médias, dans de nombreuses émissions, à tel point qu’il commençait à posséder son quart d’heure de reconnaissance médiatique. Il faut dire que Méribel avait eu le nez creux. C’était un conseil de Dormel, qui avait le don pour sentir les évolutions. Dormel avait fortement incité Méribel à participer à l’aventure débutante des médias Internet. C’était là que se trouvait le futur. C’était cette révolution technologique qu’il fallait encadrer, comme la presse démocratique était encadrée. Et c’est ainsi que Méribel s’était retrouvé collaborateur attitré du généraliste Avenue Libre, un site fondé par d’anciens journalistes d’un journal parisien libertaire, avec des fonds de banquiers.
Méribel intervenait aussi sur des sites moins consultés, mais tout aussi prestigieux, comme Orient Info, un site d’analyse très poussé sur les questions de l’Islam et du conflit israélo-palestinien. Méribel jouissait d’une ligne de crédibilité quasi illimitée quand il était question d’évoquer le sujet des sujets : Israël, ses guerres, sa politique illégale et son avenir… Il avait eu l’habileté de suivre la voie tracée par Dormel dans les pas du Général : l’exception française et l’originalité française. La France possédait une politique indépendante et originale – gage de qualité et d’innovation. Dans le conflit israélo-palestinien, les Français se réclamaient d’une autre diplomatie que les Anglo-saxons, une diplomatie plus équilibrée, plus critique, plus nuancée, moins unilatérale, moins favorable aux intérêts israéliens. Dans cet état d’esprit, Méribel avait fondé avec beaucoup d’emphase ce qu’il appelait son Concept : le sionisme critique.
Petite précision : entre temps, Méribel s’était converti en grande pompe au judaïsme. Sous l’impulsion de Dormel, qui pratiquait le catholicisme en judéophile impénitent, il n’avait pas seulement découvert ses racines juives. Il avait lu les théologiens. La conversion était au bout du chemin. Le retour aux sources. Depuis cet épisode chargé de symbole, il répétait qu’il n’avait bénéficié d’aucune promotion, d’aucun soutien d’ordre communautariste. Il n’avait jamais été autant invité que depuis qu’il avait médiatisé sa conversion. Il collaborait à des revues, il écrivait des articles, il vivait une vie intense, participait à des cocktails, forums, colloques, salons littéraires… Bref, il n’en arrêtait pas.
Et avec ceci, toujours la chance d’être chercheur, indépendant, proche de Dormel et maillon fort du CPI. Qu’il était heureux de ne pas être bridé par les contraintes institutionnelles ! Libre, indépendant, il avait coutume de faire comprendre à ses interlocuteurs qu’il était le meilleur, en toute simplicité, free chercheurs de la presse. Sa comparaison valait raison. Les milieux journalistes en raffolaient au point de l’inviter à tout bout de champ. Sa diction châtiée et lente était du pain béni. Et contrairement aux sionistes radicaux, discrédités par leur partialité, il présentait patte blanche : l’insigne avantage d’être sioniste critique, soit une voix en mesure de critiquer l’action d’Israël.
Il ne s’en privait pas. Quand on lui demandait quelle était sa marge de manœuvre, il présentait ses états de service. Sa condamnation de la politique de colonisation d’Israël. Ou les discriminations à l’encontre des Israéliens arabes. Il était peut-être sioniste, mais critique. Cri-ti-que. Ne pas se tromper. Les critiques contre lui étaient par définition de mauvaise foi : par principe, il soupirait et haussait les épaules.
Les mauvaises langues répétaient comme des ritournelles fielleuses qu’il était un faux critique, que l’appellation de sioniste critique dissimulait mal. Sa critique servait surtout à légitimer le sionisme. En fait, Méribel était un sioniste intégral et viscéral. Il était d’accord ave le projet sioniste. Il entérinait le martyr des Palestiniens, la solution à deux Etats, les guerres et les crimes, les participations à des attentats sous fausse bannière…
Le rôle de Méribel était de baratiner. Faire croire que l’on pouvait être sioniste et critique. Fausse critique, vrai sionisme. Méribel était comme son maître. Dormel. Des sionistes qui faisaient le jeu de la politique israélienne, en instillant de la critique là où il n’y avait que du racisme démocratique. Le créneau de Méribel était au fond le créneau des impérialistes progressistes : critiquer l’impérialisme pour sauvegarder l’impérialisme. Peut-être aussi pour préserver leur image. Leur identité frelatée.
C’était les milieux intellectuels qui servaient le pouvoir d’Occident. La loi du talion : la loi du plus fort. Pas de questions. Méribel habitait un très bel appartement bourgeois, que sa femme avait choisi et décoré. Il s’habillait avec une classe classique. La classe des caciques. Il dispensait des cours indépendants dans les universités les plus prestigieuses, aux Etats-Unis, à Londres, en Italie, à Sciences po’. Il cumulait. Il passait d’une radio à un séminaire, d’une revue Internet à des réunions stratégiques, des hauts fonctionnaires à des politiciens de première catégorie.
Méribel avait réussi, la réussite de l’important et du sérieux. Il avait le sentiment de compter dans la République des Idées, d’être un penseur qui importe. Il percevait les idées comme des productions sérieuses, au service de l’action politique. Son influence était internationale. Ce n’était pas seulement un poseur inutile.
Parfois, Méribel se montrait vaguement inquiet. LE CPI n’était pas le seul institut géostratégique. D’autres politologues s’épanchaient dans d’autres instituts. On trouvait l’Institut d’études stratégiques, le Centre de Recherches Politiques, toutes les unités de recherche françaises.
Le vrai concurrent pour Méribel, qui détestait ne pas être le meilleur et le plus reconnu, c’était Pierre Meyer, un juif hongrois qui avait émigré et qui avait réussi le parcours parfait. Meyer était sans doute le meilleur spécialiste du moment, le plus écouté des spécialistes, celui dont les publications engendraient le plus de commentaires et d’échos.
Meyer n’avait pas un positionnement politique aussi original que Méribel. Dormel redoutait l’ombre de Meyer. Par rapport à la méthode du CPI, Meyer était plus conceptuel. Moins tape-à-l’œil. Moins à la pointe, moins sur Internet et moins dans le clinquant. Il poursuivait le travail de fond. Meyer était un philosophe en pensée politique.
Il s’engageait peu. Il n’était pas sioniste quoi que ce soit. Evidemment, il travaillait pour les intérêts occidentaux et se gardait de critiquer ses bailleurs de fond. Il était de toute manière un libéral conservateur, légèrement progressiste, peu marqué d’un point de vue politique. L’essentiel, c’est qu’il défendait les intérêts de l’Occident et qu’il souscrivait à la pensée anticommuniste, selon laquelle les valeurs charriées par l’Occident étaient les meilleures. La démocratie, la liberté, le progrès, la laïcité…
De toute manière, les collègues de Méribel étaient des occidentalistes fervents et des atlantistes dogmatiques. Personne ne proposait d’alternative au libéralisme. Ou des micro-corrections présentées comme des révolutions.
Méribel ne pensait ni à Meyer, ni à Dormel, ni à son anniversaire. Il se rendait de son pas solennel et pesé à la radio la plus cotée du moment, pour l’interview la plus cotée du moment. France Monde, tout un programme. L’interviewer était un sioniste coté, que l’on présentait comme un journaliste coté. Il était surtout un habile de première catégorie. Un toqué coté.
Méribel s’entendait toujours avec les sionistes. Celui-là était un sioniste pur jus. Un pur sang aussi. Bachstein affichait ses origines polonaises, son grand-père déporté, ses racines de souffrance. C’était un juif athée et laïc, profondément sioniste et profondément marqué par l’histoire du judaïsme. D’une certaine manière, il se considérait comme plus juif que les pratiquants.
Il attendait Méribel en bas de l’ascenseur pour lui montrer à quel point il le tenait en haute considération. Méribel répondit à son accolade par un sourire vaguement inquiet et sourit. Un journaliste le prenait en photo. Il adulait les paillettes, le monde de la virevolte, le changement constant démon.
L’entretien ne dura pas. Méribel connaissait le studio et comptait sur la bienveillance de Bachstein. Bachstein le financier de l’armée israélienne. L’hypocrisie laquée, selon laquelle on avait d’autant plus le droit de se montrer activiste qu’on évitait de l’étaler. La duplicité laïque, selon laquelle révéler son sionisme équivalait à de l’antisémitisme. Le musulman, on ne cessait de le repérer, de le pointer du doigt, de questionner le sujet, et on se calmait seulement quand le musulman expliquait qu’il n’était ni islamiste, ni terroriste.
Ouf ! Délivrant son savoir nuancé et profond, Méribel se lança dans son discours préféré : condamner vertement les extrémistes israéliens et expliquer qu’en tant que partisan intraitable de la laïcité, il ne pouvait accepter que le fondamentalisme religieux détruise les valeurs démocratiques. Il renvoyait ainsi dos à dos musulmans et juifs. Il n’était pas taxé de sioniste partisan. Du coup, on le rangerait dans la catégorie des hommes de paix et des figures du progressisme.
Il enrageait tellement de ne pas être considéré comme un penseur, plus comme un expert, qu’il ne ratait jamais une occasion de montrer sa piété pacifique et apaisée, scrupuleuse du canon juif. Son refus des formes de destruction. Il était quelqu’un de bien, quelqu’un dont la femme pouvait se sentir fier, quelqu’un qui avait réussi.
Jamais il n’avait failli. Il s’était fait à la force du poignet. Son parcours parlait pour lui et indiquait qu’il appartenait à la catégorie des courageux, des intelligents, des talentueux. Ceux qui se sont fait seuls et que l’époque capitaliste chérissait tant.
« Je tiens à condamner toutes les formes de racisme et à ne pas oublier que le racisme se rencontre en premier lieu chez la victime. Je dirais presque : avant tout, chez la victime…
- Vous faites allusion à la Shoah ?
- Pas seulement. En ce moment, les plus faibles ne sont pas forcément les juifs. Je sais bien que la roue tourne, mais je crains fort que les fanatismes ne se situent plutôt du côté des faibles du moment…
- Vous faites allusion aux musulmans ?
- Eh bien, puisque je ne suis pas suspect de compromissions avec les fanatiques juifs, si vous me posez la question, je répondrai avec courage que, effectivement, les juifs sont actuellement plus proches de la démocratie et de la liberté que les musulmans. À croire que la colonisation a détruit le ressort du progrès et de la modernité chez les colonisés, en particulier dans la civilisation musulmane. Le fanatisme y est hideux, l’islamisme terroriste, infâme… Je précise que j’établis une distinction ferme et intangible entre l’Islam et le terrorisme et que par ailleurs, mes études sur l’Islam ont été les premières en France à distinguer entre l’islamisme en tant que processus nationaliste et anticolonialiste et le terrorisme. Le terrorisme n’est pas l’apanage de l’islamisme. Et il serait fort réducteur d’identifier le terrorisme et l’islamisme !
- Dernière question : que pensez-vous du Mouvement Anti-Impérialiste ?
- Eh bien, je…
- A la rédaction de France Monde, nous avons tenu à vous poser la question, car votre perspicacité ces dix dernières années sur les questions d’extrémisme et de fanatisme a toujours été très pointue… »
Méribel se rengorgea. Les compliments lui tenaient chaud au cœur. La reconnaissance de sa compétence n’était jamais du luxe. Le MAI n’était pas un inconnu. Il considérait ce mouvement comme totalement marginal, une fausse association politique qui prétendait dénoncer l’impérialisme occidental. C’était un mouvement de banlieusards qui représentait une frange d’excités et d’allumés. Un mouvement fondé par un Noir nationaliste et violent, raciste et en proie au ressentiment.
Koffi Seka. Originaire du Dahomey, il avait repris les discours afro de ses ancêtres décolonisateurs, tous les maîtres assassinés, tous les héros d’Afrique ou d’Amérique. Le noyau fustigeait la décolonisation hypocrite et le néocolonialisme pervers qui l’avait prolongée. Il était réputé pour son antisémitisme vindicatif et bagarreur. Il se trimballait dans ses déplacements avec des gros bras, qu’il présentait comme ses gardes du corps et qui se voulaient la réplique des parades Black Panthers.
Il s’était signalé par plusieurs procès pour antisémitisme et voies de faits. Le gouvernement de droite, dirigé par le Président Pal et le Premier Ministre Péon, avait interdit le groupuscule de Seka, une association communautaire intitulée Noirs de France. Seka, ravi de la publicité, avait immédiatement fondé le MAI et avait universalisé son discours. C’est vrai qu’il était sur une ligne nationaliste et qu’il ne s’occupait que des Noirs. Désormais, il avait élargi son discours et condamnait l’impérialisme.
« Soyons très clair. Il faut avoir le courage de dénoncer l’imposture de ce MAI. Non seulement Seka a été condamné plusieurs fois pour racisme, mais sa lutte anti-impérialiste, que nous ne pouvons qu’encourager, est dès le départ, dès la genèse oserais-je, par la violence…
- En ce sens, vous soutenez les mesures d’interdiction et de condamnations prises par le gouvernement en place ?
- D’autant plus que je suis, personne n’en disconviendra, un fervent critique, dans le sens étymologique du terme, de ce gouvernement, un gouvernement de conservateurs, alors que mes positions se sont toujours situées à gauche, dans le sens du progressisme et de la tolérance. Il est certain que le MAI est un mouvement inexistant, dont on peut se demander d’ailleurs s’il n’appartient pas à la virtualité politique. On en trouve un écho saisissant et caricatural dans certaines participations pseudo citoyennes à l’heure d’Internet !
- En somme, vous dénoncez les récupérations douteuses de la Toile ?
- En tant que féru des questions d’extrémisme, je peux vous dire que le MAI se distingue par son jusqu'au-boutisme. Au fond, on peut regrouper au sein de l’extrémisme tous les courants sous la bannière monolithique du nationalisme !
- Seulement du nationalisme ?
- Vous faites bien de me poser la question. Effectivement, l’antisémitisme, travesti souvent en antisionisme, est le cousin du nationalisme – si je puis dire. Naturellement, on pourrait énoncer d’autres correspondances, que j’ai analysées dans mes ouvrages. J’insisterais sur la fausse question de la concurrence des victimes : le nationalisme noir est d’autant plus insupportable que c’est un nationalisme raciste et vindicatif, et que l'on voit mal pourquoi les Noirs d’Occident auraient des raison de se révolter contre la démocratie et la liberté, sous prétexte que l’esclavage et le colonialisme ont eu lieu…
- Que je suis d’accord avec vous ! Vous touchez une corde sensible dans votre argumentaire !
- Il est particulièrement inquiétant de voir se lever une forme de contestation aberrante. Comme si le nationalisme blanc, si je puis dire, qui a donné lieu aux monstruosités que l’on connaît, méritait d’accoucher d’un bâtard noir, que je définirai comme le post-nationalisme panafricain !
- Pas de concurrence des mémoires, en somme. Que pensez-vous de la revendication de Shoah bis par certaines victimes historiques ?
- Eh bien, c’est simple : l’unicité de la Shoah se rapporte au génocide. À ma connaissance, l’esclavage ne constitue pas un génocide, mais un crime contre l’humanité.
- Il ne faut pas tout confondre !
- C’est aussi simple que cela : l’esclavage mérite des formes de commémoration, mais l’on voit mal pourquoi parce que le génocide des juifs a donné lieu à la reconnaissance du génocide, il faudrait procéder à la reconnaissance du génocide des Noirs pendant l’esclavage, puis le colonialisme. Il n’y a jamais eu de génocide noir, soyons clairs sur ce sujet !
- Le MAI perd les pédales ?
- C’est un groupuscule qui mélange tout, le nationalisme, les revendications identitaires, le devoir de mémoire, qui est dirigé par un leader violent, aux intonations racistes. Mais je crois qu’il n’y a pas trop lieu de s’inquiéter…
- Pourquoi cette optimisme sur un sujet aussi nauséabond ?
- Je ne parlerais pas d’optimisme, mais de réalisme et de lucidité : le MAI n’est heureusement pas représentatif des mentalités des Français issus de l’immigration, en particulier de l’immigration africaine. J’englobe sous ce terme les immigrations subsaharienne et maghrébine.
- Le MAI essayerait ainsi de combler son vide représentatif par des actions violentes et spectaculaires ?
- C’est un petit peu cela ! Ce groupuscule seulement représentatif de franges ultraminoritaires des cités aimerait se réclamer d’une audience dont il ne bénéficie pas. On ne peut que se féliciter de cette absence d’adhésion. C’est la preuve que les jeunes, que l’on stigmatise tant, sont des gens réfléchis et responsables, qui ne se laissent pas embarquer dans le mirage de l’extrémisme. En particulier, il faut souligner que les jeunes issus de l’immigration africaine ne répondent pas aux préjugés racistes dont on les affuble. C’est un signe très favorable pour l’avenir de la laïcité !
- Merci, Luc Méribel. C’était Luc Méribel, politologue, spécialiste des questions religieuses et de l’extrémisme… »
Bachstein enleva avec précipitation son casque.
« Cher Luc, permettez-moi de vous appeler ainsi, vous êtes formidable ! Vous avez le don rare de synthétiser vos connaissances et de les rendre accessibles à l’auditeur. C’est vraiment un cadeau du Ciel, si vous me passez cette expression issue du vocable religieux ! Vous faites de la pédagogie laïque d’un très haut niveau ! »
Malgré son amour immodéré des compliments, Méribel se défiait de Bachstein, dont il connaissait la propension à complimenter tout et n’importe quoi, pourvu qu’il se trouvât en accord avec les thèses et les positions. Dormel l’avait mis en garde contre les faux dévots et les vrais opportunistes. Il était dangereux de salir la cause sioniste à force de trop l’exposer. Bachstein n’était pas vraiment quelqu’un de mesuré. C’était un passionnel, un enthousiaste, qui avait réussi une brillante carrière du fait de son énergie de travail et de son zèle à flatter les hommes de pouvoir. En particulier les hommes de droite. C’est ainsi qu’il était très en cour depuis que le Président Pal avait été élu.
« Souhaitez-vous que j’appelle un taxi ?
- Pas besoin. Je vous remercie. Je vais profiter des manifestations en faveur de la Palestine pour renifler un peu le parfum des contestations et de la rue !
- Méfiez-vous des extrémistes ! Les manifestations contre Israël regorgent d’extrémistes, en particulier dans les bandes arabes…
- Rassurez-vous, j’entretiens un excellent contact avec les jeunes. Et puis, je suis politologue. J’ai besoin aussi d’observer pour affiner mes analyses. Je ne peux en rester aux statistiques et aux chiffres… »
Il se gratta le nez.
« Le pif, le pif ! On a beau dire, la politologie est une science humaine qui a besoin de son pesant d’intuition !
- Avec vous, la politologie n’a aucun souci à se faire ! »
Méribel oublia les autres obséquiosités dont Bachstein l’affubla. Il avait envie de sortir. De rentrer chez lui. Il était gavé par ce journaliste sirupeux qui mélangeait volontiers son conservatisme et sa déontologie. Méribel se défiait du mélange des genres. Il se réclamait de la gauche et n’entendait abdiquer sous aucun prétexte. Bachstein était sioniste ? Lui était progressiste et politologue.
Il se retrouva dans la rue. Il retint le nombre de manifestants, les bruits de grosses caisses et de sirènes. Les forces de l’ordre. Il se frotta les mains. Il allait jouer aux hommes de terrain. Demain, un journal ou deux l’appelleraient pour livrer ses commentaires. S’y ajouteraient quelques interviews pour des radios. Il prévoyait déjà les commentaires sagaces qu’il délivrerait sur le blog qu’il tenait pour le compte d’Avenue libre. Avenue était le média branché, qui pouvait tout se permettre, c’est-à-dire de recycler un atlantisme prévisible et des rengaines trop connues en France sous les atours de l’originalité estampillée Internet.
Coupant court à ses savants calculs médiatico-mondains, aux questions d’influence, de puissance, de prestance, il se frotta les mains.
« À nous deux, Paris ! »
Il se trouvait de l’allant. Du dynamisme. Et puis, il avait envie de fureter. Flâner avant le midi. Sa femme avait mitonné un pot-au-feu. Quelques pétarades étaient idéales pour lui ouvrir l’appétit.

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