« Moi, tu comprends, je ne suis pas raciste. Je suis catholique de père et mère. J’ai été agressé deux fois. J’ai pardonné. Ils m’ont gâché ma vie. J’ai redoublé ma quatrième. Alors, les Arabes, France ou pas, je m’en méfie… »
Alain hausse les sourcils. Il est sous tension.
« Si je suis au chômage, c’est à cause des pressions qu’ils ont faites sur moi. J’ai raté le bac à cause des bandes. Si c’était à refaire, je le repasserais dans un bahut privé, comme ça les Arabes seraient fréquentables… »
Alain est à bout. Il est grand, en costard, il a passé de la gomme dans ses cheveux, l’air d’un jeune premier. Alain est au bord du gouffre. Il déprime, la pression familiale. Son grand-père est la référence. Un pharmacien, qui avait du fric et qui jouait au notable sur Eonville. La maman va à la messe les dimanches et respecte les traditions. Dans la famille, on est catholique, on réussit ses études, on ne redouble pas, on travaille d’arrache-pied et on se tait. Quand on grandit, on se marie et on a des enfants. Le plus possible, quatre ou cinq, histoire de montrer que le Seigneur boit du petit lait.
Alain s’enlise sévère : il ne trouvera pas facilement du travail. Des petits boulots, OK. Des stages, OK. Des CDI, KO. Jeune, droite des slogans, personne ne viendra le repêcher. En ce moment, Alain rend visite à un dominicain du centre-ville. Il confesse. Dans la famille, il est le cas social. Il ne trouve pas de boulot, le coco. Le fils prodigue est en rupture de banc. Il prend conseil. Le frère ne bronche pas. Il dégage la nervosité et l’énergie.
C’est le fils de famille qui a embrassé les ordres par tradition. Le deuxième, on le donne à Dieu. Il se tient du côté de l’ordre, du pouvoir, deux raisons suffisantes pour lesquelles les jeunes l’aiment. Il est ouvert, dynamique, intelligent et cultivé. Il s’exprime, il plaisante, il est à l’aise. Serviteur de Dieu. En ce moment, il tutoie les combles de l’embarras. Alain l’éreinte. Il logorrhe. Il dérape. Raciste ? Attendrissant. Comment apaiser un grand naïf ? Promis, le frère va intercéder pour le salut de son dadais en souffrance. La prière, il ne voit pas d’autre issue. Il lève la tête. Alain sourit.
« Tu sais, j’ai une piste… »
Le frère hoche la tête et plisse les yeux.
« Ma mère a des relations dans le recouvrement. Tu comprends, on plaint toujours les pauvres, on déteste les huissiers, mais la vérité, c’est qu’il faut régler ses factures. C’est facile de geindre quand on a trois télés plasma et qu’on dépense plus que ce qu’on touche. Dans la vie, il faut travailler, pas s’enfermer chez soi. Les gens de nos jours voient la vie de travers. On n’aime pas l’ordre. Moi, j’adore mon boulot. Sans sécurité, on n’obtient rien de bon. La besogne, l’honnêteté, la ponctualité : je veux travailler. On se moquera, ce n’est pas grave. Quelque part, tu comprends, je suis un martyr. Je suis incompris. Je travaille du côté de Dieu. De nos jours, on aime l’anarchie et on se glorifie d’être athée… »
« Eh ops, il est bon, le Titi ! »
Une bière. Le luxe. La bibine est forte, plus de dix degrés. Une belge, une allemande… Thierry Mauvenargues ne sait plus trop où il est ; pas grave, il a conservé son humour. Sa femme rit. Ses amis rient. Titi, c’est son surnom. Quand il est arrivé tout à l’heure, les amis ont battu des mains. Dans le groupe, Titi est le gage de la bonne humeur. Avec ou sans humour, on est exténué de nos jours. On organise des week-ends de vieux copains. Avant, c’étaient les copains de régiment. Maintenant que le service militaire a été aboli, plus de guerre, on se rase. En France, vingt et unième siècle, les jeunes sont blasés.
Titi travaille comme un damné dans un cabinet d’études. Il est clerc et son ambition est d’ouvrir un cabinet avec sa femme. Notaires, Mauvenargues & Associés, le titre claquerait. La plaque sur la maison, la piscine derrière, le fric et les vacances. Il faut travailler, Titi besogne. Ça lui donne bonne conscience. Son père a réussi. Il travaille à plein tube. Il opère. Il a des ronds, il gère des fonds, il aidera son fils pourvu que le fiston donne une bonne image du nom.
Titi est bougre jusqu’au bout des ongles. Sa mère est une notable. Une fille de militaire. La bourgeoisie d’Eonville ne plaisante pas. La réussite, le niveau de vie, leurs slogans sont dans le coffre-fort. Les amis de Titi sont à l’image du phénomène. Ils sont médecins, informaticiens, profs. Quand on a grandi dans un quartier de résidents, on s’en sort à mort. On sort, on dort, on glande, on travaille.
« Je mise sur la voiture ! »
Poker. Tout le monde rit à gorge déployée. On s’ennuie. Titi n’est pas seul. Outre sa femme, les potes de trente ans frisent la douzaine. Il y a un avocat, un urgentiste, un informaticien, un chimiste, un prof – et les épouses. Titi considère sa situation. Il allume une cigarette. Dans un an, tout est prévu, l’étude sera à son nom. Pourquoi ne pas prendre la vie du bon côté ? Pourquoi se prendre la tête ? La crise économique ? Pourquoi se casser les couilles, bordel de merde ? Pourquoi tirer la tronche ?
Titi rit. Titi crie. Titi crisse. Titi plisse. Titi s’ennuie. Titi vulgarise les jurons et les insanités. Pas de temps avec les pensées. Bientôt, des gosses. Ça prend du temps. Quelques week-ends en couple dans les hôtels de luxe, leur péché mignon. La maîtresse attendra la cinquantaine. Titi adore le faste. Titi adore les week-ends avec les vieux potes. Ils jouent au poker, ils descendent les bières, ils fument les clopes. Le temps n’a pas changé depuis leurs boutons. Ils ont réussi, ils s’ennuient, ils se marient, ils enfantent. Titi est en accord avec son statut. Il a mis dix ans à intégrer l’esprit de son groupe. On le trouvait nerveux, instable, arrogant.
L’esprit du groupe, l’esprit du quartier, l’esprit des jeunes, c’est la bourgeoisie qui plane au-dessus de la province, par-delà le mouvement. Il s’agit de réussir, se divertir, facile. Surtout flirter avec le côté artiste. On cherche, on scientifie, on powerise. On a gratté quelques notes, on a claqué quelques accords, maintenant on avale. C’est si rares les mumuses qu’on s’amuse ! La muse n’a pas changé. On oublie les contrariétés, on zappe les soucis, on esquive les esquisses. Une villégiature entre amis : la décompression. Ne plus penser. Pas de souci. Pas d’écologie. Pas d’économie. On se moque des autres. On a toujours ri.
On fait semblant. Juste un petit effort. Le pire : appliquer. Jamais critiquer. On suit l’exemple des parents. On est responsable. La famille vous file du ventre.
« Les gars, désolé de vous interrompre, j’ai une petite inspiration… »
François Maupin a saisi la guitare. On aime bien François. Dans le groupe, c’est l’artiste. Il compose de la musique, il l’envoie sur son site Internet, il swingue dans les groupes de jazz. Il n’a pas changé depuis ses cinq ans : toujours farfelu, débordant d’inventivité, à côté de ses pompes.
« Ah, non ! Pitié !! On veut bien mourir d’une cirrhose, mais pas de guitare ! »
La tablée éclate de rire. Titi peut tout se permettre, il est le joker. Il profite de son statut d’intouchable. François n’en fait qu’à sa tête : il commence à sortir quelques notes de blues. Insupportable et rébarbatif.
« Manquerait plus que tu te mettes à parler ! »
Titi chambre. Son vieux complice, il le côtoie depuis les premiers printemps. Ils jouaient dans la rue. Ils ont fait les quatre cents coups, les mêmes distractions, les mêmes disputes, les mêmes punitions. Titi droitise, François informatise. Quand François ne tape plus sur son clavier, il compose de la ballade. Famille de musicien – il a de qui tenir. Quand Titi ne recopie pas des centaines de formules chiffrées, il fait la tournée : des palaces. Quand il aura plus de moyens, juré, craché, il flambera les casinos.
« Qu’est-ce que vous pensez du réchauffement climatique ? »
François prend un air blasé. Les potes ricanent et lancent les cartes. Il a les jetons face au poker qui n’en finit plus de s’étirer en langueur. Il tient à sa réputation comique d’artiste et d’intello. Cerveau à part, il va sans dire. François n’aime pas l’école. Il n’a jamais supporté les études. C’est sa légitimité, tant il est persuadé qu’on ne peut être génial qu’à part. François se vit en génie. Il surjoue son bazar bizarre. Il soliloque de provocation en vocation. Il discourt des heures sans qu’on l’écoute. Irriter ne le dérange pas. Plus on énerve, plus on est bon.
« Il va pas nous bassiner avec sa philosophie. Le réchauffement climatique ! Et pourquoi pas le 911, tant qu’on y est ? »
« Si j’ai un conseil à vous donner, inutile de repeindre la grille. Il faut l’envoyer sabler ! »
Deux potes bricolent. Le peintre et le fils retapent la grille de la maison familiale. Le peintre est généreux. Le fils reconnaissant. Ils font un tintamarre du tonnerre en grattant les barreaux écaillés. Ça prend du temps. Ça fait une bonne heure que les deux journaliers du dimanche s’échinent sur le muret. Ils plaisantent et profitent du beau temps. Septembre est une belle saison sur Eonville.
L’homme qui vient de s’exprimer part pour son sport hebdomadaire. Du squash. C’est un trentenaire, qui arbore une coupe stylée et qui porte un survêtement classieux. Il se dirige vers sa voiture, un somptueux coupé sport de la dernière génération. Un bolide immatriculé au Luxembourg. En ce moment, c’est le must. Le trentenaire est un riche entrepreneur, qui prospère dans l’immobilier et qui tient une carrière – de pierres.
Notre carriériste a des relations, de l’entregent, de l’argent. Une femme et deux enfants. Delphine Gantois est sa maîtresse. Quand on est quelqu’un d’important, on se doit d’entretenir une maîtresse. Delphine dandine dans son survêtement moulant. Elle est très attentive à sa dernière innovation : une poitrine siliconée. Ses seins biscornus et pendants la désolaient. Elle complexait. En dix mille euros, elle s’est offert une paire harmonieuse. Cadeau de son amant.
Delphine est dentiste. Elle gagne sa vie. Elle vient de s’installer dans une maison cossue, qu’elle a retapée de fond en comble. Le paradis des bobos : la campagne à la ville – un concept qui gagne. L’amant a payé cher sa danseuse, quatre ouvriers, des travaux, trois architectes – renvoyés. Résultat des courses : l’aménagement a coûté plus que la bicoque. C’est peu dire. L’entretien d’une femme excède le coût d’un cabriolet. Avec l’expérience, le carriériste n’est pas certain d’y gagner au change. Sans le prestige, il s’empresserait d’arrêter les frais.
Delphine est une enfant capricieuse. Elle s’est construite dans le luxe, l’élitisme, l’arrogance. Elle sympathise, pourvu qu’elle obtienne ce qu’elle veut. Elle vit selon ses désirs. C’est une gâtée, persuadée de vivre au-dessus des conventions parce qu’elle est entretenue, qu’elle brise les codes et qu’elle a une relation avec un homme marié. Ses copines se récrient ou baissent les yeux. Delphine jubile : ses provocs et ses écarts donnent du piment à une vie terne. Célibataire, c’est ringard quand on a trente ans. Mariée, c’est prévisible. Delphine ne veut pas revivre la vie de ses parents. Un amant, c’est l’idéal. Il est riche, il est intermittent, il est manipulable. Delphine aimerait avoir un enfant.
Faire un bébé toute seule. Elle lève la tête. Les deux zigs d’en face sont en train de se fendre la poire. Pas besoin d’un dessin pour comprendre : il se moque des conseils de son mec. Elle joue la dame : pas un mot. Les voisins, elle méprise. Son pouvoir d’achat excède eux tous réunis. Elle vaut mieux que les farfelus, les marginaux, les bab’s post 68. Les originaux, elle n’a rien contre. Elle suit un autre avis : les voisins croient en Dieu. Ce sont des chrétiens de gauche, un brin poètes, un grain anarchistes. Elle, c’est l’argent, la technique, la chirurgie. Elle a acheté un plasma type cinéma. Elle investit dans les technologies dernier cri. Elle brûle, elle consomme, elle lance la pompe à finance.
« Merci, monsieur, on connaît la musique ! »
Le carriériste détourne le regard. Manifestement, il a lancé son conseil pour faire le malin. Dans le fond, il s’en tamponne. Il est au-dessus des mortels. Il est plus intelligent. Il est plus beau : il est plein aux as. Quand on a gagné trois millions nets en dix ans, on a les moyens de se la raconter. On prend maîtresse tout en gardant femme. On est notable. Bene.
« Monsieur, je suis du métier… »
Il insiste, le Black ! Il est le Nègre comblé. Le carriériste lève la tête. Avec sa tête crépue et ses biscotos noueux, le peintre fait tache dans le décor. Un peintre noir ! Le carriériste est raciste. Delphine rêve d’un autre monde. Pas de fachos ou d’horribles néo-nazis. Ses Champs sont élitistes, ultralibéraux, nantis.
« Votre solution, elle risque de nous coûter légèrement trop cher… »
Le carriériste manifeste son effarement. Il tient à son niveau de vie. L’argent ? Pour lui, ce n’est plus un problème. Jeune, il rêvait d’être millionnaire. Maintenant, il l’est. Point balle. Il assouvit ses envies. Il envie.
« Moi, je vous dis juste ce que j’aurais fait, hein… »
Il s’agace. Il est venu prendre sa grosse et taper dans la balle. Il n’a pas de temps à perdre avec des smicards polémiques. Des prolos de la contestation. N’importe quoi. Il presse le pas. Il sort la clé de son coupé. Il est tendu. Il regrette d’avoir parlé. Il aurait mieux fait de la fermer. Maintenant, il passe pour un pédant. Se déconsidérer devant des tocards, c’est pas terrible pour l’égo.
« Avec votre respect, m’sieur, conseillez-nous la version officielle du 911… »
Alain hausse les sourcils. Il est sous tension.
« Si je suis au chômage, c’est à cause des pressions qu’ils ont faites sur moi. J’ai raté le bac à cause des bandes. Si c’était à refaire, je le repasserais dans un bahut privé, comme ça les Arabes seraient fréquentables… »
Alain est à bout. Il est grand, en costard, il a passé de la gomme dans ses cheveux, l’air d’un jeune premier. Alain est au bord du gouffre. Il déprime, la pression familiale. Son grand-père est la référence. Un pharmacien, qui avait du fric et qui jouait au notable sur Eonville. La maman va à la messe les dimanches et respecte les traditions. Dans la famille, on est catholique, on réussit ses études, on ne redouble pas, on travaille d’arrache-pied et on se tait. Quand on grandit, on se marie et on a des enfants. Le plus possible, quatre ou cinq, histoire de montrer que le Seigneur boit du petit lait.
Alain s’enlise sévère : il ne trouvera pas facilement du travail. Des petits boulots, OK. Des stages, OK. Des CDI, KO. Jeune, droite des slogans, personne ne viendra le repêcher. En ce moment, Alain rend visite à un dominicain du centre-ville. Il confesse. Dans la famille, il est le cas social. Il ne trouve pas de boulot, le coco. Le fils prodigue est en rupture de banc. Il prend conseil. Le frère ne bronche pas. Il dégage la nervosité et l’énergie.
C’est le fils de famille qui a embrassé les ordres par tradition. Le deuxième, on le donne à Dieu. Il se tient du côté de l’ordre, du pouvoir, deux raisons suffisantes pour lesquelles les jeunes l’aiment. Il est ouvert, dynamique, intelligent et cultivé. Il s’exprime, il plaisante, il est à l’aise. Serviteur de Dieu. En ce moment, il tutoie les combles de l’embarras. Alain l’éreinte. Il logorrhe. Il dérape. Raciste ? Attendrissant. Comment apaiser un grand naïf ? Promis, le frère va intercéder pour le salut de son dadais en souffrance. La prière, il ne voit pas d’autre issue. Il lève la tête. Alain sourit.
« Tu sais, j’ai une piste… »
Le frère hoche la tête et plisse les yeux.
« Ma mère a des relations dans le recouvrement. Tu comprends, on plaint toujours les pauvres, on déteste les huissiers, mais la vérité, c’est qu’il faut régler ses factures. C’est facile de geindre quand on a trois télés plasma et qu’on dépense plus que ce qu’on touche. Dans la vie, il faut travailler, pas s’enfermer chez soi. Les gens de nos jours voient la vie de travers. On n’aime pas l’ordre. Moi, j’adore mon boulot. Sans sécurité, on n’obtient rien de bon. La besogne, l’honnêteté, la ponctualité : je veux travailler. On se moquera, ce n’est pas grave. Quelque part, tu comprends, je suis un martyr. Je suis incompris. Je travaille du côté de Dieu. De nos jours, on aime l’anarchie et on se glorifie d’être athée… »
« Eh ops, il est bon, le Titi ! »
Une bière. Le luxe. La bibine est forte, plus de dix degrés. Une belge, une allemande… Thierry Mauvenargues ne sait plus trop où il est ; pas grave, il a conservé son humour. Sa femme rit. Ses amis rient. Titi, c’est son surnom. Quand il est arrivé tout à l’heure, les amis ont battu des mains. Dans le groupe, Titi est le gage de la bonne humeur. Avec ou sans humour, on est exténué de nos jours. On organise des week-ends de vieux copains. Avant, c’étaient les copains de régiment. Maintenant que le service militaire a été aboli, plus de guerre, on se rase. En France, vingt et unième siècle, les jeunes sont blasés.
Titi travaille comme un damné dans un cabinet d’études. Il est clerc et son ambition est d’ouvrir un cabinet avec sa femme. Notaires, Mauvenargues & Associés, le titre claquerait. La plaque sur la maison, la piscine derrière, le fric et les vacances. Il faut travailler, Titi besogne. Ça lui donne bonne conscience. Son père a réussi. Il travaille à plein tube. Il opère. Il a des ronds, il gère des fonds, il aidera son fils pourvu que le fiston donne une bonne image du nom.
Titi est bougre jusqu’au bout des ongles. Sa mère est une notable. Une fille de militaire. La bourgeoisie d’Eonville ne plaisante pas. La réussite, le niveau de vie, leurs slogans sont dans le coffre-fort. Les amis de Titi sont à l’image du phénomène. Ils sont médecins, informaticiens, profs. Quand on a grandi dans un quartier de résidents, on s’en sort à mort. On sort, on dort, on glande, on travaille.
« Je mise sur la voiture ! »
Poker. Tout le monde rit à gorge déployée. On s’ennuie. Titi n’est pas seul. Outre sa femme, les potes de trente ans frisent la douzaine. Il y a un avocat, un urgentiste, un informaticien, un chimiste, un prof – et les épouses. Titi considère sa situation. Il allume une cigarette. Dans un an, tout est prévu, l’étude sera à son nom. Pourquoi ne pas prendre la vie du bon côté ? Pourquoi se prendre la tête ? La crise économique ? Pourquoi se casser les couilles, bordel de merde ? Pourquoi tirer la tronche ?
Titi rit. Titi crie. Titi crisse. Titi plisse. Titi s’ennuie. Titi vulgarise les jurons et les insanités. Pas de temps avec les pensées. Bientôt, des gosses. Ça prend du temps. Quelques week-ends en couple dans les hôtels de luxe, leur péché mignon. La maîtresse attendra la cinquantaine. Titi adore le faste. Titi adore les week-ends avec les vieux potes. Ils jouent au poker, ils descendent les bières, ils fument les clopes. Le temps n’a pas changé depuis leurs boutons. Ils ont réussi, ils s’ennuient, ils se marient, ils enfantent. Titi est en accord avec son statut. Il a mis dix ans à intégrer l’esprit de son groupe. On le trouvait nerveux, instable, arrogant.
L’esprit du groupe, l’esprit du quartier, l’esprit des jeunes, c’est la bourgeoisie qui plane au-dessus de la province, par-delà le mouvement. Il s’agit de réussir, se divertir, facile. Surtout flirter avec le côté artiste. On cherche, on scientifie, on powerise. On a gratté quelques notes, on a claqué quelques accords, maintenant on avale. C’est si rares les mumuses qu’on s’amuse ! La muse n’a pas changé. On oublie les contrariétés, on zappe les soucis, on esquive les esquisses. Une villégiature entre amis : la décompression. Ne plus penser. Pas de souci. Pas d’écologie. Pas d’économie. On se moque des autres. On a toujours ri.
On fait semblant. Juste un petit effort. Le pire : appliquer. Jamais critiquer. On suit l’exemple des parents. On est responsable. La famille vous file du ventre.
« Les gars, désolé de vous interrompre, j’ai une petite inspiration… »
François Maupin a saisi la guitare. On aime bien François. Dans le groupe, c’est l’artiste. Il compose de la musique, il l’envoie sur son site Internet, il swingue dans les groupes de jazz. Il n’a pas changé depuis ses cinq ans : toujours farfelu, débordant d’inventivité, à côté de ses pompes.
« Ah, non ! Pitié !! On veut bien mourir d’une cirrhose, mais pas de guitare ! »
La tablée éclate de rire. Titi peut tout se permettre, il est le joker. Il profite de son statut d’intouchable. François n’en fait qu’à sa tête : il commence à sortir quelques notes de blues. Insupportable et rébarbatif.
« Manquerait plus que tu te mettes à parler ! »
Titi chambre. Son vieux complice, il le côtoie depuis les premiers printemps. Ils jouaient dans la rue. Ils ont fait les quatre cents coups, les mêmes distractions, les mêmes disputes, les mêmes punitions. Titi droitise, François informatise. Quand François ne tape plus sur son clavier, il compose de la ballade. Famille de musicien – il a de qui tenir. Quand Titi ne recopie pas des centaines de formules chiffrées, il fait la tournée : des palaces. Quand il aura plus de moyens, juré, craché, il flambera les casinos.
« Qu’est-ce que vous pensez du réchauffement climatique ? »
François prend un air blasé. Les potes ricanent et lancent les cartes. Il a les jetons face au poker qui n’en finit plus de s’étirer en langueur. Il tient à sa réputation comique d’artiste et d’intello. Cerveau à part, il va sans dire. François n’aime pas l’école. Il n’a jamais supporté les études. C’est sa légitimité, tant il est persuadé qu’on ne peut être génial qu’à part. François se vit en génie. Il surjoue son bazar bizarre. Il soliloque de provocation en vocation. Il discourt des heures sans qu’on l’écoute. Irriter ne le dérange pas. Plus on énerve, plus on est bon.
« Il va pas nous bassiner avec sa philosophie. Le réchauffement climatique ! Et pourquoi pas le 911, tant qu’on y est ? »
« Si j’ai un conseil à vous donner, inutile de repeindre la grille. Il faut l’envoyer sabler ! »
Deux potes bricolent. Le peintre et le fils retapent la grille de la maison familiale. Le peintre est généreux. Le fils reconnaissant. Ils font un tintamarre du tonnerre en grattant les barreaux écaillés. Ça prend du temps. Ça fait une bonne heure que les deux journaliers du dimanche s’échinent sur le muret. Ils plaisantent et profitent du beau temps. Septembre est une belle saison sur Eonville.
L’homme qui vient de s’exprimer part pour son sport hebdomadaire. Du squash. C’est un trentenaire, qui arbore une coupe stylée et qui porte un survêtement classieux. Il se dirige vers sa voiture, un somptueux coupé sport de la dernière génération. Un bolide immatriculé au Luxembourg. En ce moment, c’est le must. Le trentenaire est un riche entrepreneur, qui prospère dans l’immobilier et qui tient une carrière – de pierres.
Notre carriériste a des relations, de l’entregent, de l’argent. Une femme et deux enfants. Delphine Gantois est sa maîtresse. Quand on est quelqu’un d’important, on se doit d’entretenir une maîtresse. Delphine dandine dans son survêtement moulant. Elle est très attentive à sa dernière innovation : une poitrine siliconée. Ses seins biscornus et pendants la désolaient. Elle complexait. En dix mille euros, elle s’est offert une paire harmonieuse. Cadeau de son amant.
Delphine est dentiste. Elle gagne sa vie. Elle vient de s’installer dans une maison cossue, qu’elle a retapée de fond en comble. Le paradis des bobos : la campagne à la ville – un concept qui gagne. L’amant a payé cher sa danseuse, quatre ouvriers, des travaux, trois architectes – renvoyés. Résultat des courses : l’aménagement a coûté plus que la bicoque. C’est peu dire. L’entretien d’une femme excède le coût d’un cabriolet. Avec l’expérience, le carriériste n’est pas certain d’y gagner au change. Sans le prestige, il s’empresserait d’arrêter les frais.
Delphine est une enfant capricieuse. Elle s’est construite dans le luxe, l’élitisme, l’arrogance. Elle sympathise, pourvu qu’elle obtienne ce qu’elle veut. Elle vit selon ses désirs. C’est une gâtée, persuadée de vivre au-dessus des conventions parce qu’elle est entretenue, qu’elle brise les codes et qu’elle a une relation avec un homme marié. Ses copines se récrient ou baissent les yeux. Delphine jubile : ses provocs et ses écarts donnent du piment à une vie terne. Célibataire, c’est ringard quand on a trente ans. Mariée, c’est prévisible. Delphine ne veut pas revivre la vie de ses parents. Un amant, c’est l’idéal. Il est riche, il est intermittent, il est manipulable. Delphine aimerait avoir un enfant.
Faire un bébé toute seule. Elle lève la tête. Les deux zigs d’en face sont en train de se fendre la poire. Pas besoin d’un dessin pour comprendre : il se moque des conseils de son mec. Elle joue la dame : pas un mot. Les voisins, elle méprise. Son pouvoir d’achat excède eux tous réunis. Elle vaut mieux que les farfelus, les marginaux, les bab’s post 68. Les originaux, elle n’a rien contre. Elle suit un autre avis : les voisins croient en Dieu. Ce sont des chrétiens de gauche, un brin poètes, un grain anarchistes. Elle, c’est l’argent, la technique, la chirurgie. Elle a acheté un plasma type cinéma. Elle investit dans les technologies dernier cri. Elle brûle, elle consomme, elle lance la pompe à finance.
« Merci, monsieur, on connaît la musique ! »
Le carriériste détourne le regard. Manifestement, il a lancé son conseil pour faire le malin. Dans le fond, il s’en tamponne. Il est au-dessus des mortels. Il est plus intelligent. Il est plus beau : il est plein aux as. Quand on a gagné trois millions nets en dix ans, on a les moyens de se la raconter. On prend maîtresse tout en gardant femme. On est notable. Bene.
« Monsieur, je suis du métier… »
Il insiste, le Black ! Il est le Nègre comblé. Le carriériste lève la tête. Avec sa tête crépue et ses biscotos noueux, le peintre fait tache dans le décor. Un peintre noir ! Le carriériste est raciste. Delphine rêve d’un autre monde. Pas de fachos ou d’horribles néo-nazis. Ses Champs sont élitistes, ultralibéraux, nantis.
« Votre solution, elle risque de nous coûter légèrement trop cher… »
Le carriériste manifeste son effarement. Il tient à son niveau de vie. L’argent ? Pour lui, ce n’est plus un problème. Jeune, il rêvait d’être millionnaire. Maintenant, il l’est. Point balle. Il assouvit ses envies. Il envie.
« Moi, je vous dis juste ce que j’aurais fait, hein… »
Il s’agace. Il est venu prendre sa grosse et taper dans la balle. Il n’a pas de temps à perdre avec des smicards polémiques. Des prolos de la contestation. N’importe quoi. Il presse le pas. Il sort la clé de son coupé. Il est tendu. Il regrette d’avoir parlé. Il aurait mieux fait de la fermer. Maintenant, il passe pour un pédant. Se déconsidérer devant des tocards, c’est pas terrible pour l’égo.
« Avec votre respect, m’sieur, conseillez-nous la version officielle du 911… »
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