vendredi 20 mars 2009

L'écrivore

« J’accueille François Mau-ve-nargues ! »
Thierry Maupin se leva comme un élastique pour faire la bise à l’Ami-Ecrivain. Le complice. L’animateur le plus médiatique du PAF recevait l’écrivain le plus mondialiste de France. Le plus lu. Le plus bringueur. Le plus sniffeur. Deux publicitaires qui avaient réussi leur reconversion. L’un animait ; l’autre écrivait. À la télé. Le pied des nickelés. François Mauvenargues avait d’autant plus l’habitude des plateaux qu’il arpentait lui-même plusieurs émissions, de préférence sur des petites chaînes du câble, pour faire intimiste et minoritaire.
Thierry Maupin aurait rêvé d’écrire des romans historiques. Il avait la passion des faits et il recyclait son amour de la littérature en jouant à l’animateur pas seulement branché. Également cultivé. Il cultivait sa réputation d’être le seul animateur à débattre de littérature et il ne perdait jamais une occasion de rappeler cette gloire flatteuse. Son émission était le théâtre des modes qu’il lançait, comme la bise aux invités conventionnelle et faussement chaleureuse. Après minuit, le bisou sur la bouche.
Il riait à gorge déployée, de son rire sinistre et canaille. C’était un titi parisianiste, un arriviste sans jugement, capable de tous les excès. Il se targuait de la subversion qu’il instillait sur les plateaux, alors que c’était la subversion de la mode, la provocation du diable en croûte. Derrière sa coupe de cheveux courte et la jeunesse qu’il cultivait, Maupin avait passé vingt ans à sniffer de la cocaïne, pour sortir des slogans publicitaires qui marchaient du tonnerre. Vingt ans à fréquenter les boîtes de Paris, les fêtes chez les milliardaires de la jet, les îles paradisiaques et les chalets retirés.
Il sortait toujours, il sortait encore, mais avec retenue, comme le Grand Gourou qui impulse les modes et qui contrôle la vie – de la nuit. Pas étonnant que Maupin et Mauvenargues fussent copains comme cochons. Ils partageaient les mêmes valeurs. Mauvenargues le communiste ultralibéral. Maupin le sioniste du PAF, l’ex-royaliste maurassien. En fait, il n’avait jamais cessé d’être royaliste et maurassien, soit un élitiste en manque de monarchie et d’aristocratie. Son snobisme napoléonien le poussait à goûter aux styles pompier et kitsch. C’est ainsi que son plateau de télévision était un compromis entre une discothèque et un temple romain. Maupin était très fier de cette rencontre, qui signait de manière architecturale ses penchants : l’impérialisme et la fête. L’impérialisme de la fête.
Maupin était manipulé parce que ses amis avaient compris depuis longtemps le parti à tirer d’un cocaïnomane qui tirait les femmes, un éjaculateur tardif bientôt impuissant, qui se vantait de tromper sa femme pour mieux oublier sa passion prolongée avec un publicitaire. Maupin, le jumeau de Mauvenargues : le coco et le cocu. Leur inclination pour la télévision. Paraître. Sembler. Disparaître. Ressembler. Le reste n’était que du vent. La pub était du vent. La littérature était du vent. Seul le vent n’était pas du flanc.
Mauvenargues s’installa à la table d’honneur. La Table des Elus. La Table des Commandeurs. On y était quand on en était. Les rôles étaient solidement établis. Maupin présidait. Le joker de service vannait. Les invités promotionnaient. Les spectateurs applaudissaient. Surtout, de la légèreté. Surtout, pas de profondeur. Avec Mauvenargues, aucun danger : c’était le roi de la désinvolture. Le prince de la camelote. Le bouffon des bouffes et des pouffes.
« François Mauvenargues, vous êtes l’écrivain le plus lu de France et vous êtes l’écrivain le plus lu à l’étranger… »
La salle applaudit à tout rompre. Mauvenargues se remettait difficilement d’une nuit de beuverie. Il avait sniffé quelques rails de poudre pure et il tremblait. Il était rassuré par le panel de ses confrères. Pour la promotion de son livre, Maupin avait convié le comique le plus stupide du PAF, un sioniste extrémiste qui n’avait jamais fait rire personne. Moïse Rosenberg, de son vrai nom. Connu sous le patronyme de Gaston Frèche.
« François Mauvenargues, vous êtes connu pour votre engagement à la gauche de la gauche, plus précisément le communisme et l’altermondialisme. Vous avez écrit une des plus virulentes diatribes contre la publicité de ces dernières années… »
Mauvenargues hocha de la tête et se contenta d’acquiescer. Le plateau était acquis à sa cause. Rosenberg souriait distraitement. François contenait à peine une furibarde envie de se lever et de courir.
« Pourtant, changement de décor avec le 911… »
Roulement de tambour et lumière soudain tamisée. François comprit que les choses devenaient sérieuses et qu’il allait devoir assurer. Il s’était mis d’accord avec Maupin pour repositionner son image. Jusqu’à présent, il s’était complu dans la représentation de l’écrivain mondain, dandy, cynique et fêtard. Superficiel et frivole. Désormais, il entendait passer à la maturité, un zozo qui aimait plaisanter, mais qui ne plaisantait pas avec tout. Il avait grandi, il avait mûri, il était adulte.
« Vous avez sorti vote roman le plus abouti, le plus achevé, en tout cas selon moi, qui suit toute votre carrière depuis son commencement… »
François venait de sortir Tour de feux, qui se voulait le grand roman sur le 911. Il s’agissait de dépeindre les derniers instants d’une famille japonaise qui déguste une pâtisserie dans le restaurant perché tout en haut d’une Tour. L’avion kamikaze balaye tout sur son passage. Les scènes légères de la vie familiale, des touristes mondialisés, alternent avec les séquences haletantes, dans lesquelles le lecteur découvre les dernières pensées du chef du commando, le cerveau des pirates terroristes, qui ont détourné l’avion du sacrifice.
« Je ne lance pas tous ces compliments parce que nous sommes amis, même s’il n’est pas question de cacher une amitié dont je suis si fier. Mais moi qui suis un fou de littérature, un fou d’histoire, je tiens à signaler que vous avez réalisé votre chef-d’œuvre avec Tours de feux et que le 911 vous a permis de signer une œuvre bouleversante et majeure… »
Maupin, qui adorait mélanger les styles, appuya sur un bouton et lança une musique syncopée. Les spectateurs dansaient et applaudissaient. Les invités semblaient ailleurs, en particulier une actrice connue pour sa poitrine siliconée et ses amours tumultueuses. François ne l’avait pas remarquée de prime abord. Elle dodelinait de la tête en attendant que la promotion passe. Peut-être s’ennuyait-elle. François décida de rompre la glace et d’intervenir.
« Avec ce roman, j’ai décidé de montrer que la fiction est le meilleur moyen de réaliser ce qui s’est passé… L’imagination est la plus sûre arme du réel ! »
Il réajusta ses lunettes. Il avait un rictus très grave à la commissure des lèvres, comme s’il serrait les fesses en cachant son trouble nerveux.
« Eh bien, François Mauvenargues, permettez-moi de vous le dire : vous avez plus qu’atteint vos objectifs, parce que le lecteur est pris dans un thriller qui mélange pour la première fois le tragique et le burlesque. En fait, on a vraiment l’impression que vous avez dépassé ce qui faisait votre style, ce frivole un peu burlesque, un peu bohème, un peu cynique, pour y instiller la gravité et le tragique…
- Reconnaissez que l’on ne peut pas plaisanter avec le 911 comme l’on plaisante avec le monde de la fête…
- Et ce qui fait votre originalité, François Mauvenargues, vous qui venez plus que personne de la gauche, c’est votre refus de toute compromission avec ce que l’on pourrait appeler le négationnisme gauchiste, cette manière d’expliquer que finalement les Américains, avec leur politique impérialiste et criminelle, ont bien cherché, voire ont bien mérité ce qu’ils ont subi…
- Exactement. Je ne fais pas du tout partie de ceux qui ont applaudi aux actes terroristes et qui amalgament les Tours détruites avec d’autres actes de terrorisme ou d’autres massacres dont on parles moins parce qu’ils ne se situent pas en Occident. »
Mauvenargues se rengorgea. Rosenberg prit la parole en trépignant.
« J’en profite pour dénoncer l’antisémitisme latent de ceux qui essayent d’expliquer que ce sont les juifs qui ont commandité les attentats, qu’il n’y avait pas de juifs dans les Tours, que tout ça est un montage. C’est vraiment un discours odieux, qui rappelle les pires heures du vingtième siècle !
- Vous voulez dire que la Shoah n’est pas loin ?
- Je veux dire que les complotistes et les conspirationnistes racontent n’importe quoi et que c’est vraiment très grave ! Très très grave et très très mal ! »
François claqua des doigts pour jouer à l’artiste. Il craignait que l’on oublie son roman et que son intervention passe aux oubliettes.
« En même temps, il n’est pas possible de rejeter toute la faute sur l’Occident. Il n’est pas possible d’accuser les victimes d’un crime qu’elles ont subi…
- En cet instant solennel, seriez-vous prêt, François Mauvenargues, à revenir sur vos engagements et à soutenir l’Occident ?
- Eh bien, oui et non. Non s’il s’agit de le faire sans esprit critique. Mais un oui affirmatif s’il s’agit de lutter contre le terrorisme et de manifester son soutien inconditionnel aux victimes du 911 ! »
Maupin brandit le livre et le plaqua devant la caméra. Le geste signait l’innovation de son dispositif scénique : mettre en valeur les livres pour se mettre en valeur par ricochet.
- François Mauvenargues, Tours de feux ! Son nouveau chef-d’œuvre, son chef-d’œuvre tout court, n’ayons pas peur des épithètes ! »
Mauvenargues n’entendit pas la suite des propos, couverts par le brouhaha trépidant et les applaudissements furieux des spectateurs. Mauvenargues, qui voulait rester sobre, s’inclina avec emphase en direction du public, pour signifier que son propos n’avait pas besoin de commentaires superflus. Il sortit en tournant sur lui-même, sur l’air des lampions. Le public s’était levé et bissait à tout rompre.
Jamais Mauvenargues n’avait assisté à pareil triomphe et c’était le sien ! C’était son triomphe ! Pas fâché de se prendre pour un Empereur en défilé, il savoura sa parade en se souvenant qu’il jouerait dans un instant les modestes : sortir l’air de rien était encore le meilleur moyen de se donner de l’importance. Mauvenargues était un empereur de la fête. Un empereur des faits. Il grimpa les marches en courant, saluant le public comme les acteurs de théâtre ovationnés.
« François Mauvenargues, mesdames et messieurs, vous pouvez applaudir ! »
Ça y est, il avait disparu dans les coulisses, et soudain, patatras, pâte à trac, il rata une marche et s’affala de tout son long. Son nez lui fit horriblement mal. Au secours ! Il saignait du pif. Il trissait du PAF. Il repoussa les sollicitations des techniciens et des assistantes qui s’empressaient d’accourir pour le relever. Son seul soulagement fut de constater que l’accident s’était produit hors du champ de la caméra. C’était passé inaperçu. Le plus important : l’honneur était sauf.

« François, tu fais quoi ? La raclette attend ! »
C’était son frère Charles. François Mauvenargues sursauta en appuyant sur l’interphone. Depuis deux heures, il traînait dans sa chambre d’hôtel. Tout le monde l’attendait dans la salle à manger. Un luxueux chalet que François avait loué avec Charles et des copains de Neuilly. Un peu de ski, un peu de raclette, beaucoup de veillées. La joyeuse bande de drilles millionnaires se réunissait dans les Alpes d’Autriche pour s’amuser, boire et festoyer. Ils venaient de Neuilly, ils avaient réussi, certains passaient à la télé, d’autres géraient des portefeuilles. En particulier les Mauvenargues. Les rois de Neuilly. Les stars de la bourgeoisie d’affaires. De Paris.
François toussota. Une légère grippe n’en finissait pas de l’irriter. Les beuveries montagnardes ne risquaient pas de la guérir. Charles possédait toujours sur lui une forte emprise. Ses efforts pour s’éloigner de son modèle fraternel étaient vains. François se sentait le canard boiteux de la saga familiale. Le vilain petit canard. Que l’on juge ? Charles est un riche banquier et un entrepreneur accompli. Il a réussi des études exemplaires, grande école de commerce, master aux Etats-Unis. La classe. Le papa était investisseur au sein de Watteau, la principale banque d’affaires de France – l’une des plus réputées au niveau mondial.
Charles n’a eu aucune peine à succéder à un homme qui figurait dans les plus prestigieux conseils d’administration. Papa était une des têtes du capitalisme français d’après-guerre. Les Mauvenargues sont une famille de commerçants juifs, bien connu pour leur engagement sioniste, notamment après la Première guerre mondiale. Papa avait travaillé pour les banques de la place, notamment les illustres Franco-anglais Meyer. Des marchands de l’Empire britannique. Leur réputation était immense. Il faut dire que leur influence dépassait de loin ce qu’on leur prêtait de pouvoir.
Officiellement, c’étaient des philanthropes, qui patronnaient des associations caritatives pour le développement, la santé ou l’écologie. Ils se tenaient à la tête de banques renommées, des nains en comparaison des grandes enseignes de la place londonienne. Si l’on creusait, ces désuets appartenaient à la clique des frappeurs de monnaies. Leur fortune dépassait l’entendement. Ce qui leur importait était le Pouvoir. Le pouvoir de l’avoir. Le pouvoir de contrôler l’économie mondiale. Watteau travaillait étroitement avec les Meyer sur les marchés monétaires.
Charles le Bien-Né avait sorti son carnet d’adresses familiales. Innover. Poursuivre le sillon paternel. Creuser la banque. Il s’était lancé sur le marché porteur : la bulle Internet. Il avait fondé une start-up qui avait fait grand bruit. Le but ? Vendre de l’ultralibéralisme sur la Toile. Profiter du réseau virtuel pour proposer aux PME des fonds d’investissement qui agrandissent leur surface. Réussite programmée, programme ingénieux. Charles se vivait comme un créateur, un inventeur, un artiste – de l’entreprise.
Charles cartonnait avec son concept révolutionnaire : le banquier d’Internet au service des petites entreprises. Le philanthrope de la Toile. Le banquier des humbles. Le socialiste des ultralibéraux. Qu’il aimait brouiller les cartes ! Subvertir les identités. Charles avait fondé un club qui marchait du tonnerre. Génération Dynamique, la ligue des jeunes patrons qui manageaient des entreprises novatrices. Corollaire nécessaire : le succès. Le Succès libéral. L’expansion financière. Charles foudroyait la réussite et expliquait son triomphe par sa méthode. La méthode qui fonctionne. Les ratés étaient des tarés, des bêtes trop formatés pour utiliser les règles. CQFD.
Charles suivait le modèle des patrons à qui la vie souriait. Des patrons télégéniques. Des patrons porteurs. Des ambitieux. Charles était le patron des accomplis, le modèle des épanouis, la recette pour profiter de la vie. Bref : Charles était le patron des patrons. Le patron de la famille, la branche de Neuilly. Ses proches étaient très fiers de leur jeune premier, qui faisait des affaires comme on fait la fête et qui s’apprêtait à prendre la tête du Cercle du Patronat Français. Avec pareil élu, le CPF était sûr de dépoussiérer sa réputation et de passer de la caricature du gros industriel méprisant à la féerie du jeune prince talentueux, beau, souriant, bien coiffé et entreprenant.
Surtout avec les filles. Charles était un modèle de play boy. Il arborait un rituel catogan blond platine. La coupe du rocker ultralibéral. Serial rocker. Le jeune premier rangé dans les affaires. Les héritiers Meyer avaient lancé la coupe : Charles montrait à quelle source il s’abreuvait. Il jouait avec les stéréotypes. On pouvait avoir les cheveux et les dents. Les femmes de la haute encensaient les héritiers. Les Meyer ? Elles kiffaient les banquiers.
Les héritiers fascinaient. Les héritiers subvertissaient. Les mondes, le monde, la mode. Les beubeus cools, la nouvelle aristocratie, la nouvelle branchitude, les nouvelles valeurs. Valeurs actuelles. Rien de plus jouissif que de concilier la « rebelle tendance » avec la « spéculation rapace ». Charles le marginal exprimait la marge de la réussite : le rebelle de la banque, le subversif du succès. Le milieu était amené à verser dans l’imagerie. Le milieu obligeait à subvertir pour normer. Subvertir pour divertir.
Avec un frère bohème, un frère « non-banquier », probable que François aurait fini en kamikaze de la camisole, asphyxié par la perfection insoutenable de son modèle de tutelle. François avait surinvesti le côté fantaisiste qui manquait à Charles. Charles était à la pointe du progrès ultralibéral ? François avait versé dans la subversion. Subversion de la subversion. Subversion du milieu des affaires. Ultrasubversif : François révolutionnait l’ultraconservatisme. Le Che des banquiers. Très tôt, il avait décidé qu’il serait écrivain. Enfant, il était incollable sur ses modèles. Il se rêvait en prophète de la science-fiction. Prédire l’avenir est l’objectif prioritaire de tout écrivain.
François avait vu son destin confirmé par le cours de sa vie. Il était moins beau que Charles. Moins brillant. Moins mondain. Plus drôle, plus farfelu, plus décalé. Après des études de sciences politiques, il s’était lancé dans la pub. Après tout, son frère aussi était dans la pub. La représentation. À Neuilly, la pub était la propédeutique à la littérature. La pub était la littérature des patrons mondialisés. La pub était la science-fiction du marché.
Pas de doute, François était un vrai fils de pub. Il cultivait son côté dandy de la finance, qu’il dérivait de l’élégance raffinée de son frère : avoir l’air toujours de planer, toujours d’errer. L’erreur de l’errance. L’erreur rance de l’ère heure. François mettait un point d’honneur à déglinguer les codes de son milieu, en particulier les habits. La sape. Il ne cessait d’employer le terme destroy. C’était le destructeur à la mode, le destructeur du milieu, le destructeur de la destruction. Le porte-parole des destroyers. Charles était arrivé au sommet en ligne droite. François en ligne moite.
À un moment, François avait dû sortir de l’ornière de la pub. Il était payé une fortune pour produire des formules définitives. Des tonnes de femmes, des tonnes de fard, des tonnes de flemme. Des soirées tendance. Il était drôle et intelligent. Il avait le bon goût de boire de la tequila. Il sniffait aussi de l’héroïne. L’ouvrage de sa vie : se détruire pour réussir.
François avait vite intégré les données de l’alternative. On était écrivain ou publicitaire. Il fallait choisir entre le slogan qui claque et l’écriture qui clique. Bingo ! Il avait claqué la porte de son agence, soulagé de susciter la contestation. L’opposant à ses origines. Sublime coup de pub que de quitter la pub ! Faire la pute littéraire. Faire de la littérature en publicitaire, à coups de formules frappantes et inachevées. Coup de génie : son engagement communiste. Coup du foulard : se revendiquer altermondialiste.
S’amuser. Se divertir. Coco de Neuilly. Coco des libéraux. Coco des banquiers. Son communisme se mariait à la perfection au mondialisme atlantiste. Son roman contre le milieu de la publicité avait marché du tonnerre. Prix, plateaux, ciné. Il ressassait sa subversion. Aucun doute, François travaillait pour les siens. Ses intérêts étaient ceux du capital. Ses poses capiteuses confortaient ce qu’elle contestait. À ce compte, pas étonnant que Charles manifestent une tolérance sans borne pour les excès de leur écrivain terrible. Ce que tout Neuilly révérait comme le prodige de la littérature était un agent double. Un publicitaire qui avait par l’entrisme brouillé son élitisme dans le gauchisme.
François ne songeait qu’à amuser. À poser. Ses millions perpétuaient le faîte de sa fête. Il jouait au gauchiste dans le caviar des arts. Les arts dorés. Les ors des arts. Lézards. Il avait besoin de l’élitisme pour contester. C’était un agent d’élite, un propagandiste qui passait sur les plateaux de télé après avoir vidé les plateaux de homards. Sans télé, François n’aurait pas écrit. Il jaugeait de sa réussite à l’aune de son succès médiatique. Sans les médias, il n’était rien. Il projetait de se lancer dans le cinéma pour compléter la trilogie : télé, pépés, nénés. Il était fasciné par le ciné.
À force de vendre sa littérature, François était devenu une célébrité hype. Promotion et stupéfiants. Tromperie stupéfiante. Dans la famille Mauvenargues, on appelait le saltimbanque avant le banquier. Le saltimbanquier. Le satin banquier. Les femmes en quête de quêtes harcelaient le floueur du flouze de leurs ardeurs désintéressées. Les actrices, les mannequins, les sculptrices… Elles se lançaient dans la peinture abstraite pour l’interpeller. Sa barbe de beatnik cachait mal un immense menton qui remontait comme un goitre de pélican. Atypique.
Les parents Mauvenargues étaient très fiers de leur progéniture, en particulier du formidable Charles. Le père se mirait dans la projection du banquier Internet. Les Mauvenargues se présentaient comme la dynastie de Neuilly, la réplique des Meyer ou des Watteau. Mais François n’était pas le dernier de la classe. Ou alors le dernier des deniers. Rien de plus prestigieux dans la haute (finance) que de compter dans ses rangs un homme de lettres, dont on puisse mentionner le nom dans les cocktails (Molotov). Auparavant, c’était la religion qui inclinait à l’offrande chic : on donnait le second fils à Dieu. Pour les banquiers, la laïcité démocratique et la liberté inclinaient vers le don de l’art. Le don des arrhes.
François s’échinait à ne pas ressembler au lettreux pompeux, lorgnant d’une Académie vers l’autre. Il en rajoutait dans le côté autiste de l’artiste. Depuis sa période pub, il se défonçait. Il tenait à passer pour un marginal. Plus il se défonçait, plus il écrivait. Dans son milieu, cette attitude n’était pas loin de représenter la marque du génie. Après tout, les golden boys se défonçaient bien. Pourquoi pas les écrivains ? Surtout les écrivains de la publicité !
Il avait un rapport très orienté à l’Art. L’art des dollars. L’artiste ? branché sur les dollars. L’enfant terrible de la société ? l’artiste publicitaire. L’artiste se mouvait dans l’élite chloroformée. Tant et si bien qu’il avait fini par amalgamer la société et l’élite financière. Pour François, son monde était représentatif de l’homme. Ses excès étaient subversifs de l’âme. Enfant-banquier, enfant-rentier, l’artiste exprimait le frivole du décalage. Pari gagné : les grands bourgeois de Neuilly le rangeaient parmi les géniaux et les marginaux.
François l’excentrique excentrait la perspective ultralibérale. L’élitiste de la marge. Le bohème millionnaire. François avait lancé des slogans. Sa dénonciation de la publicité avait valeur d’aveu. De vœu ? Il n’hésitait pas à invoquer les grands exemples, les Baudelaire ou les Proust. Dandy comme Baudelaire. Snob comme Proust. Bref : frivole comme Mauvenargues.
Il lui était déjà venu à l’idée que sa popularité dans les milieux les plus huppés et branchés n’était pas bon signe. S’il était reconnu des snobs et des bobos, c’est qu’il n’avait pas coupé le cordon ombilical. Un marginal aurait été marginalisé, surtout par les bien-pensants gavés de leur réussite. Le moule élitiste. Le milieu parvenu. Les commerçants et les marchands. De tempos en tempos, un musicien. De temps en temps, un peintre. Par beau temps, un critique. Par tant de pli, un galeriste. Banco : un écrivain. François Mauvenargues l’éclectique des médias.
Présentateur radio, animateur, dépenseur, incompris. Il était l’écrivain des Mauvenargues, l’écrivain des investisseurs, l’écrivain de la jeunesse friquée, l’écrivain des mondialisés, l’écrivain de l’ennui, l’écrivain fringant, l’écrivain qui bringue, l’écrivain qui drague, l’écrivain qui drogue. Ceux qui admiraient son mode de mode l’admiraient. Les admirateurs de l’Occident mondialisé. Mauvenargues écrivait pour l’élite en mal de subversion. Pour l’élite subvertie.
François se leva. Il était encore ivre de la soirée fondue de la veille. Du moins il le sentait. Il descendit les escaliers en sautant, comme un éternel adolescent, sans avoir pris le temps de se recoiffer. Lui aussi arborait un catogan made in Neuilly, mais, artiste oblige, sa coupe était moins soignée que Charles, plus touffue, et surtout, surtout, signe de rébellion, sans aucune trace de blond. François était le rebelle des belles : pas de teinte dans sa chevelure de transgresseur pur.
« Regardez-moi le travail : François est en pétard ! »
La blague fit se tordre la tablée. Le banquet des banquiers donnait dans le potache avant la potée. François rit de l’allusion : son goût immodéré pour le joint était célébré, peut-être pour différer la vérité – qu’il ne tenait qu’avec la cocaïne et les excitants. Les veillées disco en discothèques devenaient des jeux d’ado avec l’Excitant qui vous transformait le réel en rêve de crédit. Tout devenait possible en deux lignes. De la coke à l’écrit. Bien dit. Il y avait le Bourgogne. Il y avait le champagne. Il y avait les Berlutti. Et puis, il y avait la cocaïne. Au juste, François ignorait le stock exact de sa coke de roc, mais une chose de certain, c’est que la potion magique existait.
Ereinté ? Hop, un petit rail ! C’était reparti ! Comme sur des roulettes ! François s’assit sagement dans le brouhaha de sa venue. À croire que les fées s’étaient penchées sur son berceau pour lui attribuer le don de la popularité. Quand il était en vacances, détente et farniente, il mettait un point d’honneur à ne pas sniffer. Charles l’apaisait, la compagnie du microcosme, les amis de Neuilly, la bonne bourgeoisie. À la vérité, c’était les amis de Charles qui étaient venus. François n’avait pas d’amis. Il n’avait que des complices de vice.
François se la jouait perso. Pour vivre célèbre, il vivait seul. Ses sorties parisiennes, il les programmait entre personnalités, télé et show bise. Le must, c’était de se la raconter avec un écrivain, un éditeur et deux mannequins. L’écrivain pouvait être animateur, comme l’ami Maupin. Le rêve de Thierry Maupin ? Romancier historique. Une soirée avec Maupin, c’était le gage du strass, des belles femmes, de la reconnaissance. François était habitué au quotidien people. En comparaison, une semaine autrichienne, c’était d’un tel bobo anodin que c’en était exotique. Dans le milieu de François, l’ordinaire était si extraordinaire que l’ordinaire devenait incroyable. Il n’était pas rare de partir en coup de vent, pour un safari au Chili ou trois jours à Las Vegas. Sur un coup de tête. En comparaison, la semaine autrichienne sonnait comme le gage de la détente.
« François, il faut que je te parle… »
C’était le bras droit de Charles qui était venu aux nouvelles sans lui laisser le temps de placer une ou deux réparties. Laurent Mauduit, spéculateur de son état. François l’avait toujours connu aux côtés de Charles. Même école de commerce, mêmes stages, mêmes projets… Quand Charles allait, le bougre valait. Pour dire, il avait épousé la sœur des Mauvenargues. C’était la voix de Charles.
« Je n’ai pas le temps… »
Un sujet qu’on n’abordait jamais en présence de François, c’était sa dépression chronique. Latente. Sous cocaïne ou ecsta, son spleen s’estompait. Dans les milieux culturels, on tenait l’argument-massue : la mélancolie de l’artiste s’exprimait. Contre les ragots, c’était la preuve que François était un authentique écrivain et qu’il vivait selon des codes étrangers à la norme.
« C’est au sujet de ta carrière. Tu n’ignores pas que le 911 est un jour terrible pour l’Occident – et pas seulement pour le peuple américain… »
François se figea. Le 911 était pour lui un sujet tabou. Le terrible attentat qui avait endeuillé à jamais les Etats-Unis venait de survenir depuis à peine six mois. François se refusait catégoriquement à utiliser l’argument scandaleux des gauchistes les plus radicaux. Le prétexte n’était que trop connu : certes, les attentats étaient abjects, mais les Etats-Unis l’avaient bien cherché, avec leur politique impérialiste et criminelle.
François se refusait à sombrer dans cette folie au nom de son engagement altercommuniste. Droit dans ses bottes, il méprisait les attaques de cet acabit, en particulier son ami de littérature, l’écrivain anarchiste Alain Chanfilly. Celui-ci n’hésitait pas à expliquer que la frivolité de François l’empêchait de comprendre un traître mot à la signification métaphysique du 911. Non seulement le 911 était un châtiment divin, mais il annonçait l’effondrement de la puissance impérialiste américaine. Bien entendu, François haussait les épaules quand on franchissait un pas supplémentaire dans le délire antioccidental, antiaméricain et antisémite et qu’on accusait les Etats-Unis d’avoir fomenté ces attentats…
Et pourquoi pas les Juifs, comme parfois François l’entendait susurrer ? Lui qui était sioniste et juif, son poil se hérissait à l’évocation de pareilles sornettes !
« Laurent, tu sais bien que je n’ai jamais cautionné les dérives sectaires dans cette triste affaire. Je suis communiste et solidaire des Etats-Unis…
- Bien entendu, François, et c’est précisément ce qui motive ma démarche ! »
Mauduit était un protestant qui ne badinait pas avec l’antisémitisme et qui finançait en compagnie de Charles toutes les actions du sionisme en France, en particulier les activités de lobbying du Conseil Français Juif.
« Avec Charles, nous avons longuement considéré les contestations de la version officielle du 911… »
Il fronça les sourcils en signe d’irritation.
« Ces manœuvres sont détestables ! Franchement ! Elles équivalent à du négationnisme ! Et je pèse mes mots !
- Ta lucidité t’honore, François…
- N’exagérons pas : en tant qu’écrivain, j’ai un devoir d’extralucidité ! »
François alluma une cigarette. Il tira une violente bouffée.
« Charles te cite souvent comme le grand écrivain de ta génération ! »
À force qu’on lui lance le compliment, François en était presque venu à croire que c’était vrai. Il se tut pour accentuer le contraste.
« Nous avons un grand projet pour toi ! Un grand projet d’écriture ! »
François dressa l’oreille. Il était en panne d’inspiration. Les travaux de commande pouvaient déboucher sur des réalisations de valeur. Peut-être tournait-il en rond dans ses thèmes mondains et décadents. Peut-être avait-il besoin de sortir de son univers étranges et de suivre des suggestions étrangères.
« C’est au sujet du 911… »
Mauduit tapota avec emphase sur la table, de ses longs doigts fins et impeccables. François se souvint de ce moment comme d’une discussion cruciale. Il s’était ouvert au monde et était sorti de l’âge adolescent à cet instant. C’est du moins ce qu’il déclara ensuite à ses interlocuteurs quand ils lui demandaient comment il avait eu l’idée géniale d’écrire sur le 911.
« Ce serait bien si tu écrivais sur le martyr des victimes du 911, de ceux qui étaient prisonniers des Tours et qui ont subi le 911 de l’intérieur… »
François, qui adorait faire de la comédie, claqua des doigts.
- Ca, c’est de l’idée ! Je sais ce qu’on peut proposer : se mettre à la place de ceux qui étaient dans le resto en haut de la Tour. Je ne sais plus laquelle, mais peu importe…
- Excellente initiative ! De toute manière, nous n’avons pas à nous immiscer dans ton inspiration. Avec Charles, nous nous sommes dits : nous tenons le sujet littéraire, nous ne sommes pas des écrivains et nous connaissons intimement, si tu me passes l’expression, le meilleur écrivain de sa génération…
- N’oublions pas non plus Curtis Field ! »
François se passa la main dans son catogan pour se décoiffer légèrement. Il ne cessait d’évoquer son alter égo, un Américain dézingué, qui vivait dans le luxe de la drogue, un jet setter qui tirait à des millions d’exemplaires ses romans, un habile qui dépeignait le monde superficiel des éditeurs chics de New-York et des salons artistiques, des mécènes richissimes, des financiers et des banquiers issus de la Côte Est.
« Je ne connais pas… »
François sourit : au rayon de ses fréquentations, les plus brillants spécimens de la finance n’avaient aucune culture – tout court. Ils appréhendaient le monde de manière totalement pragmatique. Toute proposition qui ne présentait pas d’application immédiate était dépourvue d’intérêt. Le critère de la réussite résidait dans la surface financière. Etre traité de cynique avait valeur de compliment pour cette caste si touchable.
« Tu pourrais être le premier écrivain à aborder le grand sujet universel de ce nouveau siècle chrétien… »
Par égard pour les juifs, Mauduit avait pris la peine de distinguer entre les calendriers chrétien et juif. François ne releva pas. Il se moquait de ce genre de préjugés, et puis il écoutait vraiment : il tenait son sujet, d’un financier prévisible, un modèle de rigueur sérieuse, le fort en thème qui cassait la baraque. Le 911. Le grand œuvre de sa vie de frivole out. Il reprit espoir : dans le fond, il sentait bien que les romans qu’il pondait étaient des comédies insignifiantes, sans doute déconnectées du réel. Elles fanaient plus vite qu’ils ne les écrivaient et il se désolait de cette inoffensive nocivité. Il se rattrapait sur les gueuletons. On lui passait tous les excès du fait de son statut. Écrivain à succès. Qui a du succès se vautre dans les scandales.
Il alluma une nouvelle cigarette et chercha machinalement une coupe. Une idée de Charles. Béni soit son inspirateur. Son aiguillon. Sa muse. Il tenait son sujet. Original one. Qu’il allait être génie ! Il manqua de défaillir. Il la tenait sa fiction ! Il n’avait plus besoin de la science-fiction pour inventer. Il allait produire des frictions. Des bulles. Du savon. La vie était belle : le 911 vu de Neuilly, c’était la fenêtre dont il avait besoin pour exprimer son monde. Le format manquant. Au moins on ne pourrait plus l’accuser de désinvolture.
Il se leva, désormais assuré de sa stature d’écrivain majeur.
« Oyez, oyez ! À l’assemblée des fondus autrichiens ! Je tiens l’Idée ! Ecoutez-moi ou je fais un bonheur ! La fiction est le meilleur moyen de réaliser ce qui s’est passé ! L’imagination est la plus sûre arme du réel ! »

jeudi 5 mars 2009

Rue de la politologie

« Non, mais j’hallucine, c’est le Méribel ! »
Le grand politologue commença par se sentir flatté qu’on le reconnaisse dans la rue. C’était le signe que ses passages télévisés ne passaient pas inaperçus. Luc Méribel parcourait le boulevard et scrutait en observateur professionnel la grande manifestation pro-palestinienne qui se réunissait sur les Champs-Elysées pour dénoncer l’extermination déclenchée par Israël contre les territoires de Gaza. Des milliers de morts. Des centaines d’enfants. Des hôpitaux rasés, des écoles calcinées. Des quartiers atomisés. Un carnage.
Luc Méribel pressa le pas. Il n’avait pas le temps. Notamment de discuter. Sa femme l’attendait pour le déjeuner.
« Eh, Luc ! »
Surpris de la familiarité du ton, il se retourna et aperçut une bande d’Arabes cagoulés. Ils riaient en se dirigeant droit sur lui. Ce n’étaient pas des admirateurs qui l’interpellaient, mais des casseurs. Des banlieusards. Et pour beaucoup, des Arabes.
Sûr qu’il n’aurait pas dû descendre dans cette manifestation qui réunissait des extrémistes et des bandes incontrôlables. Sûr qu’il était confronté à l’un de ces groupuscules désordonnés, qui s’en prenait à ses origines et à sa réputation. Juif et sioniste. Tant d’efforts pour instiller une réflexion critique dans le sionisme réduits à néant par les extrémistes !
« Ma parole, le politologue accélère ! Il nous esquive ! Eh ! Frankenstein ! »
Cette fois, ce n’était pas des insultes en passant. Méribel aurait les pires peines à éviter la confrontation. Il pressa le pas et baissa la tête. Lui revint en tête ses contributions politologiques sur l’extrême-droite, le nationalisme, le racisme, la violence. C’était un groupe de cette mouvance informe qui venait lui régler son compte. Le prix du silence. Dans les rangs. Des banlieusards pouvaient fort bien dériver dans l’extrémisme et le nationalisme.
Au prochain dîner, il profiterait de sa mésaventure pour faire rire son auditoire conquis, qui détestait les racailles et les musulmans mal dégrossis. Il passerait pour un courageux. En attendant, il fallait prouver qu’il méritait cette réputation et qu’il ne baissait pas la garde devant l’ennemi. Il avait passé sa vie à l’étudier pour mieux le combattre. Montrer que les valeurs démocratiques et laïques étaient plus fortes que le nationalisme et la violence.
Que les racailles n’auraient pas le dernier mot. Trop tard. Méribel essaya bien de dérouter son chemin et d’obliquer vers la gauche, là où une avenue lui tendait les bras avec une bienveillance narquoise. Ses assaillants faisaient front. Ils le cernaient de leur morgue. De leurs téléphones portables. De leurs lazzis. De leurs quolibets. Comment être aveugle à la haine sourde ?
Il s’efforça de garder son calme : les jeunes, qui portaient casquettes et keffiehs, remontés jusqu’au nez, le filmaient. Soit ils allaient lancer sur l’Internet honni leur preuve ludique (et antisémite) consistant à se farcir une célébrité ; soit ils se gardaient bien de crier sur les toits leur projet sardonique et stupide. Leurs simagrées de macaques sans culture, les zones de non-droits, les endroits où la civilisation n’avait pas pénétré.
« Les gars, c’est le Grand Méribel !
- L’Unique, le Seul !
- Le politologue qui dit que nous n’existons pas ! »
Ne doutant de rien, un jeune posa ses mains à même sa parka verdâtre.
« T’es toujours sûr que le MAI, c’est de la mytho ?
- Une petite création médiatique ?
- Espèce de bâtard sioniste !
- Délire pas trop avec cette huile, elle va moisir dans sa flaque ! »
Méribel se sentit humilié. Il n’était pas un animal qu’on filmait. Il prit peur. La colère sourdit en lui : il tenait à son image de courage défiant la violence. Face à la meute, il n’enregistrait déjà plus les quolibets qui le rudoyaient avec dérision.
On le filait ? Sans le lyncher, on le filmait ! Sous le coup de l’impulsion, il aperçut une trouée. Son courage à deux mains, il prit ses jambes à son cou. À cinquante ans, il s’adonnait à la couse à pied une fois par semaine et affichait une endurance rare dans son milieu.
Abdel était un fidèle au MAI. Depuis sa création, au creux de l’année précédente. C’était un jeune de Seine-Saint-Denis, qui croyait très fort au militantisme politique pour dépasser son statut de banlieusard zyva et de racaille rocailleuse. Il héla son pote Moumous, qui venait du même quartier que lui et pour qui l’Islam était l’alternative divine au Nouvel Ordre Mondial.
« T’as filmé le goret en foulées ?
- Le scoop est dans la boîte ! Trop fort, l’athlète ! C’est ça, la justice immanente ? Au moins, Méribel aura croisé le MAI une fois dans sa vie…
- Maintenant il pourra raconter qu’on n’existe pas !
- Il cavale, le bouffon, ma parole !
- Terrible, l’image du sprinter. T’as intérêt à charger la vidéo dès demain sur le Net. Elle vaut de l’or. Dans la seconde. Je te préviens du butin… »

Luc Méribel nageait dans la satisfaction. Il venait de fêter ses cinquante printemps, fier de sa statue : un des politologues reconnus de la place parisienne. Il tenait à ce statut de chercheur, d’influent, après des années de vaches maigres. Il avait connu le plus difficile, le plus précaire, le plus friable.
Il était né juste après la Seconde guerre mondiale, en 1958, à Paris. L’année où le Général réinventait la politique. Il n’avait pas accroché à l’école. Pas une cacahouète en primaire. Son rêve ? Footballeur. Rien au collège. L’ennui. Au lycée ? Intolérance zéro. On l’avait dépêché vers un apprentissage, histoire de calmer sa turbulence insatiable. Les professeurs le destinaient à la boucherie.
Méribel n’avait pas adhéré. Il s’était mis à gazer, des tonnes de joints, des litres de bibine – d’autres alcools plus forts. Méribel avait flirté avec la délinquance, avec la bohème, les défonces entre potes, les filles devant les discothèques, le temps perdu à s’abrutir sans ire. Méribel avait viré bon à rien, le looser qui ne sait plus perdre. Méribel avait connu les bas fonds des fondus du bas.
D’un point de vue bourgeois, il avait perdu son temps. D’un point de vue humain, il avait gagné du temps. Le temps que les étudiants des instituts engrangent les diplômes prestigieux, lui avait vécu. En plein ciel. Paris. La vie n’avait pas de prix. Méribel était riche de sa pauvreté. De son nihilisme. Méribel était jeune, Méribel était heureux, Méribel se contentait de peu.
Un jour de 1984, alors qu’il s’apprêtait à sortir de sa chambre de bonne, il s’était tordu la cheville en descendant les escaliers. Méribel logeait en plein Paname, comme un vrai enfant de la balle, dans un neuf mètre carrés, que ses revenus incertains et peu avouables suffisaient à peine à payer. Miracle ou destinée, c’était la fille des propriétaires de l’étage inférieur qui l’avait recueilli. Il était maigre, il était hirsute, il avait de la fièvre. Elle avait immédiatement décidé qu’il était son genre.
Quelle prémonition ! Quelle intuition ! Quelques mois plus tard, et Méribel avait rencontré la femme de sa vie. Une riche héritière, la bonne bourgeoisie. Des parents commerçants, de la petite épicerie qui avait fait fortune en se spécialisant avant tout le monde dans les produits bios. Les produits chers. Pour les huppés, c’était le filon qui rapporte, la bonne bouffe sans prix. Pour preuve, les accrocs de l’écolo se déplaçaient en RER pour rallier leur sésame.
Luc avait rompu avec ses fréquentations fumeuses. Finis les joints, finie la vie, il se destinait au doux métier d’épicier, une affaire à développer, des succursales en province, les bobos attirés par le bio. Quand on ne sait pas quoi faire de sa vie, le dérivatif à l’ennui, c’est le bio.
Méribel était à mille lieues de deviner que sa destinée se trouvait aux antipodes du bio. Dans l’alimentaire. Alors qu’il faisait montre d’un acharnement peu commun, qui le faisait estimer de ses beaux-parents poujadistes, la révélation l’avait rattrapé. Il était juif. Ses racines ne l’avaient jamais préoccupé. Il le savait vaguement et s’en moquait éperdument.
Il se considérait comme athée, bien qu’il n’ait jamais approfondi la question de Dieu et ses pertes de temps. Un jour qu’il servait un vieux client, le monsieur lui avait confié sa profession. Il était politologue. Un certain Claude Dormel.
Ce retraité en courses était l’un des plus influents conseillers en géopolitique de France. Consulté par les ministres et les chefs de cabinet, respecté de ses confrères, il avait créé en 1979 un institut richement doté, le Centre de prospection internationale, dont les initiales CPI possédaient une reconnaissance qui dépassait le cadre hexagonal. Dormel était très fier de cette renommée, qui caressait le sens de ses conceptions mondialistes et atlantistes.
Dès le départ, il avait tenu à ce que ce soit des capitaux privés qui financent son Centre. Des banquiers et des industriels, la plupart dans l’armement et la recherche militaire. Il voyait le monde comme l’expansion de la démocratie et de la liberté. Libéral convaincu, il avait instauré de nombreuses passerelles entre ses propres recherches et les investigations du monde anglo-saxon, en particulier les Britanniques.
Dormel avait grandi dans le culte du libéralisme, des traditions anglaises, de la City et de tous les clubs de réflexion et de rencontres qui y fleurissaient comme des prolongements naturels. Il avait lancé son CPI en partenariat avec l’influent Strategic Institute de Londres, le vénérable club vénéré en matière de prévisions politiques. Il prônait la libéralisation de la France, la domination du monde par l’Occident, totalement acquis aux valeurs du libéralisme.
Son programme était axé sur les questions de sécurité. Détail important : catholique de souche, Dormel était sioniste de conviction. La principale opportunité pour le parti sioniste passait par son engagement aux côtés de son géniteur principal, l’atlantisme.
Dernier détail : Dormel était peut-être sioniste et atlantiste, mais il n’en conservait pas moins son habileté. Il avait compris qu’il ne pourrait défendre sur le terme ses convictions et son idéologie que s’il faisait montre de nuances et de modération. Raison pour laquelle il se gardait bien de soutenir une ligne trop dure et radicale et qu’il nuançait constamment.
Il se présentait en spécialiste du conflit israélo-palestinien et ne se privait pas de critiquer la politique israélienne d’annexion (un terme commode pour éviter le vocable de colonisation). L’extrémisme galopant des dirigeants israéliens. Il avait conservé une certaine légitimité en claquant la porte du Parti socialiste, le principal parti de la gauche française. Raison du scandale : la ligne directrice des socialistes français, trop sioniste et trop communautariste.
Méribel, ç’avait été son coup de foudre. Son héritage. Son placement de retraité en mal de rente. Méribel avait changé depuis ses années galères. Il se tenait du côté des possédants. Du côté des travailleurs. Pas selon l’appellation communiste, mais selon la vision bourgeoise du travail. Méribel s’était mis à fréquenter Dormel. Celui-ci se cherchait sans doute un fils, lui qui n’avait eu que des filles et qui de toute évidence s’ennuyait à mourir avec sa femme. Une excellente cuisinière, une dévouée ménagère, que les stratégies politiques indifféraient au plus haut point.
Méribel avait pris goût aux discussions. Dormel le recevait dans son immense bureau, à son domicile. Il était impressionnant. Rapidement, Méribel rêva d’être à la place de Dormel. Maintenant, il y était. Que de chemin parcouru ! Passer des joints à la politologie en tâtant à l’épicerie ! Dormel avait encouragé Méribel à reprendre les études. Il avait tout arrangé. Les inscriptions prestigieuses, les meilleurs professeurs, les filières porteuses.
Méribel avait travaillé comme un acharné. Comme un âne. Méribel sang et eau avait fait la fierté de sa femme. Il avait décroché plusieurs masters et surtout, but et bout de la quête, un doctorat. Il était désormais politologue, spécialiste du monde arabe, de l’Islam et de l’extrême-droite. Il avait rejoint le CPI de Dormel et l’on murmurait qu’il en était le successeur, quand Dormel viendrait à partir et qu’il faudrait reprendre le flambeau.
En attendant ce funeste moment, Méribel mesurait le chemin. Il avait été reconnu d’abord pour ses nombreux travaux d’érudits sur l’extrême-droite. Il travaillait en collaboration avec un professeur de la Faculté de Droit de Paris-Valtaire, un extrémiste notoire, dont on murmurait que c’était plus un espion au service des Renseignements généraux qu’un véritable chercheur.
Méribel s’en fichait. L’important, c’était les publications. On le sollicitait sur de nombreux médias, dans de nombreuses émissions, à tel point qu’il commençait à posséder son quart d’heure de reconnaissance médiatique. Il faut dire que Méribel avait eu le nez creux. C’était un conseil de Dormel, qui avait le don pour sentir les évolutions. Dormel avait fortement incité Méribel à participer à l’aventure débutante des médias Internet. C’était là que se trouvait le futur. C’était cette révolution technologique qu’il fallait encadrer, comme la presse démocratique était encadrée. Et c’est ainsi que Méribel s’était retrouvé collaborateur attitré du généraliste Avenue Libre, un site fondé par d’anciens journalistes d’un journal parisien libertaire, avec des fonds de banquiers.
Méribel intervenait aussi sur des sites moins consultés, mais tout aussi prestigieux, comme Orient Info, un site d’analyse très poussé sur les questions de l’Islam et du conflit israélo-palestinien. Méribel jouissait d’une ligne de crédibilité quasi illimitée quand il était question d’évoquer le sujet des sujets : Israël, ses guerres, sa politique illégale et son avenir… Il avait eu l’habileté de suivre la voie tracée par Dormel dans les pas du Général : l’exception française et l’originalité française. La France possédait une politique indépendante et originale – gage de qualité et d’innovation. Dans le conflit israélo-palestinien, les Français se réclamaient d’une autre diplomatie que les Anglo-saxons, une diplomatie plus équilibrée, plus critique, plus nuancée, moins unilatérale, moins favorable aux intérêts israéliens. Dans cet état d’esprit, Méribel avait fondé avec beaucoup d’emphase ce qu’il appelait son Concept : le sionisme critique.
Petite précision : entre temps, Méribel s’était converti en grande pompe au judaïsme. Sous l’impulsion de Dormel, qui pratiquait le catholicisme en judéophile impénitent, il n’avait pas seulement découvert ses racines juives. Il avait lu les théologiens. La conversion était au bout du chemin. Le retour aux sources. Depuis cet épisode chargé de symbole, il répétait qu’il n’avait bénéficié d’aucune promotion, d’aucun soutien d’ordre communautariste. Il n’avait jamais été autant invité que depuis qu’il avait médiatisé sa conversion. Il collaborait à des revues, il écrivait des articles, il vivait une vie intense, participait à des cocktails, forums, colloques, salons littéraires… Bref, il n’en arrêtait pas.
Et avec ceci, toujours la chance d’être chercheur, indépendant, proche de Dormel et maillon fort du CPI. Qu’il était heureux de ne pas être bridé par les contraintes institutionnelles ! Libre, indépendant, il avait coutume de faire comprendre à ses interlocuteurs qu’il était le meilleur, en toute simplicité, free chercheurs de la presse. Sa comparaison valait raison. Les milieux journalistes en raffolaient au point de l’inviter à tout bout de champ. Sa diction châtiée et lente était du pain béni. Et contrairement aux sionistes radicaux, discrédités par leur partialité, il présentait patte blanche : l’insigne avantage d’être sioniste critique, soit une voix en mesure de critiquer l’action d’Israël.
Il ne s’en privait pas. Quand on lui demandait quelle était sa marge de manœuvre, il présentait ses états de service. Sa condamnation de la politique de colonisation d’Israël. Ou les discriminations à l’encontre des Israéliens arabes. Il était peut-être sioniste, mais critique. Cri-ti-que. Ne pas se tromper. Les critiques contre lui étaient par définition de mauvaise foi : par principe, il soupirait et haussait les épaules.
Les mauvaises langues répétaient comme des ritournelles fielleuses qu’il était un faux critique, que l’appellation de sioniste critique dissimulait mal. Sa critique servait surtout à légitimer le sionisme. En fait, Méribel était un sioniste intégral et viscéral. Il était d’accord ave le projet sioniste. Il entérinait le martyr des Palestiniens, la solution à deux Etats, les guerres et les crimes, les participations à des attentats sous fausse bannière…
Le rôle de Méribel était de baratiner. Faire croire que l’on pouvait être sioniste et critique. Fausse critique, vrai sionisme. Méribel était comme son maître. Dormel. Des sionistes qui faisaient le jeu de la politique israélienne, en instillant de la critique là où il n’y avait que du racisme démocratique. Le créneau de Méribel était au fond le créneau des impérialistes progressistes : critiquer l’impérialisme pour sauvegarder l’impérialisme. Peut-être aussi pour préserver leur image. Leur identité frelatée.
C’était les milieux intellectuels qui servaient le pouvoir d’Occident. La loi du talion : la loi du plus fort. Pas de questions. Méribel habitait un très bel appartement bourgeois, que sa femme avait choisi et décoré. Il s’habillait avec une classe classique. La classe des caciques. Il dispensait des cours indépendants dans les universités les plus prestigieuses, aux Etats-Unis, à Londres, en Italie, à Sciences po’. Il cumulait. Il passait d’une radio à un séminaire, d’une revue Internet à des réunions stratégiques, des hauts fonctionnaires à des politiciens de première catégorie.
Méribel avait réussi, la réussite de l’important et du sérieux. Il avait le sentiment de compter dans la République des Idées, d’être un penseur qui importe. Il percevait les idées comme des productions sérieuses, au service de l’action politique. Son influence était internationale. Ce n’était pas seulement un poseur inutile.
Parfois, Méribel se montrait vaguement inquiet. LE CPI n’était pas le seul institut géostratégique. D’autres politologues s’épanchaient dans d’autres instituts. On trouvait l’Institut d’études stratégiques, le Centre de Recherches Politiques, toutes les unités de recherche françaises.
Le vrai concurrent pour Méribel, qui détestait ne pas être le meilleur et le plus reconnu, c’était Pierre Meyer, un juif hongrois qui avait émigré et qui avait réussi le parcours parfait. Meyer était sans doute le meilleur spécialiste du moment, le plus écouté des spécialistes, celui dont les publications engendraient le plus de commentaires et d’échos.
Meyer n’avait pas un positionnement politique aussi original que Méribel. Dormel redoutait l’ombre de Meyer. Par rapport à la méthode du CPI, Meyer était plus conceptuel. Moins tape-à-l’œil. Moins à la pointe, moins sur Internet et moins dans le clinquant. Il poursuivait le travail de fond. Meyer était un philosophe en pensée politique.
Il s’engageait peu. Il n’était pas sioniste quoi que ce soit. Evidemment, il travaillait pour les intérêts occidentaux et se gardait de critiquer ses bailleurs de fond. Il était de toute manière un libéral conservateur, légèrement progressiste, peu marqué d’un point de vue politique. L’essentiel, c’est qu’il défendait les intérêts de l’Occident et qu’il souscrivait à la pensée anticommuniste, selon laquelle les valeurs charriées par l’Occident étaient les meilleures. La démocratie, la liberté, le progrès, la laïcité…
De toute manière, les collègues de Méribel étaient des occidentalistes fervents et des atlantistes dogmatiques. Personne ne proposait d’alternative au libéralisme. Ou des micro-corrections présentées comme des révolutions.
Méribel ne pensait ni à Meyer, ni à Dormel, ni à son anniversaire. Il se rendait de son pas solennel et pesé à la radio la plus cotée du moment, pour l’interview la plus cotée du moment. France Monde, tout un programme. L’interviewer était un sioniste coté, que l’on présentait comme un journaliste coté. Il était surtout un habile de première catégorie. Un toqué coté.
Méribel s’entendait toujours avec les sionistes. Celui-là était un sioniste pur jus. Un pur sang aussi. Bachstein affichait ses origines polonaises, son grand-père déporté, ses racines de souffrance. C’était un juif athée et laïc, profondément sioniste et profondément marqué par l’histoire du judaïsme. D’une certaine manière, il se considérait comme plus juif que les pratiquants.
Il attendait Méribel en bas de l’ascenseur pour lui montrer à quel point il le tenait en haute considération. Méribel répondit à son accolade par un sourire vaguement inquiet et sourit. Un journaliste le prenait en photo. Il adulait les paillettes, le monde de la virevolte, le changement constant démon.
L’entretien ne dura pas. Méribel connaissait le studio et comptait sur la bienveillance de Bachstein. Bachstein le financier de l’armée israélienne. L’hypocrisie laquée, selon laquelle on avait d’autant plus le droit de se montrer activiste qu’on évitait de l’étaler. La duplicité laïque, selon laquelle révéler son sionisme équivalait à de l’antisémitisme. Le musulman, on ne cessait de le repérer, de le pointer du doigt, de questionner le sujet, et on se calmait seulement quand le musulman expliquait qu’il n’était ni islamiste, ni terroriste.
Ouf ! Délivrant son savoir nuancé et profond, Méribel se lança dans son discours préféré : condamner vertement les extrémistes israéliens et expliquer qu’en tant que partisan intraitable de la laïcité, il ne pouvait accepter que le fondamentalisme religieux détruise les valeurs démocratiques. Il renvoyait ainsi dos à dos musulmans et juifs. Il n’était pas taxé de sioniste partisan. Du coup, on le rangerait dans la catégorie des hommes de paix et des figures du progressisme.
Il enrageait tellement de ne pas être considéré comme un penseur, plus comme un expert, qu’il ne ratait jamais une occasion de montrer sa piété pacifique et apaisée, scrupuleuse du canon juif. Son refus des formes de destruction. Il était quelqu’un de bien, quelqu’un dont la femme pouvait se sentir fier, quelqu’un qui avait réussi.
Jamais il n’avait failli. Il s’était fait à la force du poignet. Son parcours parlait pour lui et indiquait qu’il appartenait à la catégorie des courageux, des intelligents, des talentueux. Ceux qui se sont fait seuls et que l’époque capitaliste chérissait tant.
« Je tiens à condamner toutes les formes de racisme et à ne pas oublier que le racisme se rencontre en premier lieu chez la victime. Je dirais presque : avant tout, chez la victime…
- Vous faites allusion à la Shoah ?
- Pas seulement. En ce moment, les plus faibles ne sont pas forcément les juifs. Je sais bien que la roue tourne, mais je crains fort que les fanatismes ne se situent plutôt du côté des faibles du moment…
- Vous faites allusion aux musulmans ?
- Eh bien, puisque je ne suis pas suspect de compromissions avec les fanatiques juifs, si vous me posez la question, je répondrai avec courage que, effectivement, les juifs sont actuellement plus proches de la démocratie et de la liberté que les musulmans. À croire que la colonisation a détruit le ressort du progrès et de la modernité chez les colonisés, en particulier dans la civilisation musulmane. Le fanatisme y est hideux, l’islamisme terroriste, infâme… Je précise que j’établis une distinction ferme et intangible entre l’Islam et le terrorisme et que par ailleurs, mes études sur l’Islam ont été les premières en France à distinguer entre l’islamisme en tant que processus nationaliste et anticolonialiste et le terrorisme. Le terrorisme n’est pas l’apanage de l’islamisme. Et il serait fort réducteur d’identifier le terrorisme et l’islamisme !
- Dernière question : que pensez-vous du Mouvement Anti-Impérialiste ?
- Eh bien, je…
- A la rédaction de France Monde, nous avons tenu à vous poser la question, car votre perspicacité ces dix dernières années sur les questions d’extrémisme et de fanatisme a toujours été très pointue… »
Méribel se rengorgea. Les compliments lui tenaient chaud au cœur. La reconnaissance de sa compétence n’était jamais du luxe. Le MAI n’était pas un inconnu. Il considérait ce mouvement comme totalement marginal, une fausse association politique qui prétendait dénoncer l’impérialisme occidental. C’était un mouvement de banlieusards qui représentait une frange d’excités et d’allumés. Un mouvement fondé par un Noir nationaliste et violent, raciste et en proie au ressentiment.
Koffi Seka. Originaire du Dahomey, il avait repris les discours afro de ses ancêtres décolonisateurs, tous les maîtres assassinés, tous les héros d’Afrique ou d’Amérique. Le noyau fustigeait la décolonisation hypocrite et le néocolonialisme pervers qui l’avait prolongée. Il était réputé pour son antisémitisme vindicatif et bagarreur. Il se trimballait dans ses déplacements avec des gros bras, qu’il présentait comme ses gardes du corps et qui se voulaient la réplique des parades Black Panthers.
Il s’était signalé par plusieurs procès pour antisémitisme et voies de faits. Le gouvernement de droite, dirigé par le Président Pal et le Premier Ministre Péon, avait interdit le groupuscule de Seka, une association communautaire intitulée Noirs de France. Seka, ravi de la publicité, avait immédiatement fondé le MAI et avait universalisé son discours. C’est vrai qu’il était sur une ligne nationaliste et qu’il ne s’occupait que des Noirs. Désormais, il avait élargi son discours et condamnait l’impérialisme.
« Soyons très clair. Il faut avoir le courage de dénoncer l’imposture de ce MAI. Non seulement Seka a été condamné plusieurs fois pour racisme, mais sa lutte anti-impérialiste, que nous ne pouvons qu’encourager, est dès le départ, dès la genèse oserais-je, par la violence…
- En ce sens, vous soutenez les mesures d’interdiction et de condamnations prises par le gouvernement en place ?
- D’autant plus que je suis, personne n’en disconviendra, un fervent critique, dans le sens étymologique du terme, de ce gouvernement, un gouvernement de conservateurs, alors que mes positions se sont toujours situées à gauche, dans le sens du progressisme et de la tolérance. Il est certain que le MAI est un mouvement inexistant, dont on peut se demander d’ailleurs s’il n’appartient pas à la virtualité politique. On en trouve un écho saisissant et caricatural dans certaines participations pseudo citoyennes à l’heure d’Internet !
- En somme, vous dénoncez les récupérations douteuses de la Toile ?
- En tant que féru des questions d’extrémisme, je peux vous dire que le MAI se distingue par son jusqu'au-boutisme. Au fond, on peut regrouper au sein de l’extrémisme tous les courants sous la bannière monolithique du nationalisme !
- Seulement du nationalisme ?
- Vous faites bien de me poser la question. Effectivement, l’antisémitisme, travesti souvent en antisionisme, est le cousin du nationalisme – si je puis dire. Naturellement, on pourrait énoncer d’autres correspondances, que j’ai analysées dans mes ouvrages. J’insisterais sur la fausse question de la concurrence des victimes : le nationalisme noir est d’autant plus insupportable que c’est un nationalisme raciste et vindicatif, et que l'on voit mal pourquoi les Noirs d’Occident auraient des raison de se révolter contre la démocratie et la liberté, sous prétexte que l’esclavage et le colonialisme ont eu lieu…
- Que je suis d’accord avec vous ! Vous touchez une corde sensible dans votre argumentaire !
- Il est particulièrement inquiétant de voir se lever une forme de contestation aberrante. Comme si le nationalisme blanc, si je puis dire, qui a donné lieu aux monstruosités que l’on connaît, méritait d’accoucher d’un bâtard noir, que je définirai comme le post-nationalisme panafricain !
- Pas de concurrence des mémoires, en somme. Que pensez-vous de la revendication de Shoah bis par certaines victimes historiques ?
- Eh bien, c’est simple : l’unicité de la Shoah se rapporte au génocide. À ma connaissance, l’esclavage ne constitue pas un génocide, mais un crime contre l’humanité.
- Il ne faut pas tout confondre !
- C’est aussi simple que cela : l’esclavage mérite des formes de commémoration, mais l’on voit mal pourquoi parce que le génocide des juifs a donné lieu à la reconnaissance du génocide, il faudrait procéder à la reconnaissance du génocide des Noirs pendant l’esclavage, puis le colonialisme. Il n’y a jamais eu de génocide noir, soyons clairs sur ce sujet !
- Le MAI perd les pédales ?
- C’est un groupuscule qui mélange tout, le nationalisme, les revendications identitaires, le devoir de mémoire, qui est dirigé par un leader violent, aux intonations racistes. Mais je crois qu’il n’y a pas trop lieu de s’inquiéter…
- Pourquoi cette optimisme sur un sujet aussi nauséabond ?
- Je ne parlerais pas d’optimisme, mais de réalisme et de lucidité : le MAI n’est heureusement pas représentatif des mentalités des Français issus de l’immigration, en particulier de l’immigration africaine. J’englobe sous ce terme les immigrations subsaharienne et maghrébine.
- Le MAI essayerait ainsi de combler son vide représentatif par des actions violentes et spectaculaires ?
- C’est un petit peu cela ! Ce groupuscule seulement représentatif de franges ultraminoritaires des cités aimerait se réclamer d’une audience dont il ne bénéficie pas. On ne peut que se féliciter de cette absence d’adhésion. C’est la preuve que les jeunes, que l’on stigmatise tant, sont des gens réfléchis et responsables, qui ne se laissent pas embarquer dans le mirage de l’extrémisme. En particulier, il faut souligner que les jeunes issus de l’immigration africaine ne répondent pas aux préjugés racistes dont on les affuble. C’est un signe très favorable pour l’avenir de la laïcité !
- Merci, Luc Méribel. C’était Luc Méribel, politologue, spécialiste des questions religieuses et de l’extrémisme… »
Bachstein enleva avec précipitation son casque.
« Cher Luc, permettez-moi de vous appeler ainsi, vous êtes formidable ! Vous avez le don rare de synthétiser vos connaissances et de les rendre accessibles à l’auditeur. C’est vraiment un cadeau du Ciel, si vous me passez cette expression issue du vocable religieux ! Vous faites de la pédagogie laïque d’un très haut niveau ! »
Malgré son amour immodéré des compliments, Méribel se défiait de Bachstein, dont il connaissait la propension à complimenter tout et n’importe quoi, pourvu qu’il se trouvât en accord avec les thèses et les positions. Dormel l’avait mis en garde contre les faux dévots et les vrais opportunistes. Il était dangereux de salir la cause sioniste à force de trop l’exposer. Bachstein n’était pas vraiment quelqu’un de mesuré. C’était un passionnel, un enthousiaste, qui avait réussi une brillante carrière du fait de son énergie de travail et de son zèle à flatter les hommes de pouvoir. En particulier les hommes de droite. C’est ainsi qu’il était très en cour depuis que le Président Pal avait été élu.
« Souhaitez-vous que j’appelle un taxi ?
- Pas besoin. Je vous remercie. Je vais profiter des manifestations en faveur de la Palestine pour renifler un peu le parfum des contestations et de la rue !
- Méfiez-vous des extrémistes ! Les manifestations contre Israël regorgent d’extrémistes, en particulier dans les bandes arabes…
- Rassurez-vous, j’entretiens un excellent contact avec les jeunes. Et puis, je suis politologue. J’ai besoin aussi d’observer pour affiner mes analyses. Je ne peux en rester aux statistiques et aux chiffres… »
Il se gratta le nez.
« Le pif, le pif ! On a beau dire, la politologie est une science humaine qui a besoin de son pesant d’intuition !
- Avec vous, la politologie n’a aucun souci à se faire ! »
Méribel oublia les autres obséquiosités dont Bachstein l’affubla. Il avait envie de sortir. De rentrer chez lui. Il était gavé par ce journaliste sirupeux qui mélangeait volontiers son conservatisme et sa déontologie. Méribel se défiait du mélange des genres. Il se réclamait de la gauche et n’entendait abdiquer sous aucun prétexte. Bachstein était sioniste ? Lui était progressiste et politologue.
Il se retrouva dans la rue. Il retint le nombre de manifestants, les bruits de grosses caisses et de sirènes. Les forces de l’ordre. Il se frotta les mains. Il allait jouer aux hommes de terrain. Demain, un journal ou deux l’appelleraient pour livrer ses commentaires. S’y ajouteraient quelques interviews pour des radios. Il prévoyait déjà les commentaires sagaces qu’il délivrerait sur le blog qu’il tenait pour le compte d’Avenue libre. Avenue était le média branché, qui pouvait tout se permettre, c’est-à-dire de recycler un atlantisme prévisible et des rengaines trop connues en France sous les atours de l’originalité estampillée Internet.
Coupant court à ses savants calculs médiatico-mondains, aux questions d’influence, de puissance, de prestance, il se frotta les mains.
« À nous deux, Paris ! »
Il se trouvait de l’allant. Du dynamisme. Et puis, il avait envie de fureter. Flâner avant le midi. Sa femme avait mitonné un pot-au-feu. Quelques pétarades étaient idéales pour lui ouvrir l’appétit.