mercredi 24 juin 2009

Le premier des sionistes

« Je ne pense pas qu’on puisse philosopher de nos jours sans Spinoza… »
Le ton ondule, chantonne, fredonne. Il est sirupeux, mélodieux, odieux. On s’arrête à la fin des mots, on rythme la phrase d’une prosopopée incessante, on prononce les gutturales à la façon english. L’émission touche à sa fin : la littéraire de la Une, animée par le journaliste le plus populaire de France, un arriviste qui se pique de prose à force de prendre la pause. La diffusion est différée, puisqu’on parle belles-lettres en fin de soirée.
Les invités sont des éditeurs, des cooptés. Dans tous les cas, des hommes de l’Etre – jamais d’écrivains. Derrière les vitres du studio, la productrice s’entretient avec le directeur. L’affaire est suivie de près : de Saint-Germain, au moins. Il y a du monde dans la salle, l’enregistrement est ouvert au grand public.
« C’est un de nos jeunes philosophes. Un prometteur. Il participe à sa première émission, pour son premier essai, une première tentative de comprendre le réel à partir de l’apparence et sans l’Etre…
- Problématique très primaire !
- Que veux-tu ? Un normalien, la rue d’Ulm, l’agrégation de philosophie…
- Je vois : il ne faut pas attendre d’une bête à concours qu’elle produise de la granule.
- Pourtant, le garçon a de l’avenir : il est le fils de l’éditeur Méribel – le gendre du philosophe Elias…
- Méribel… L’éditeur d’Elias ?
- Ces gens aiment quand les affaires restent en famille… »
Alain Méribel recoiffe langoureusement son visage de chérubin.
« L’apparence personnelle me laisse de marbre, mais cette indifférence n’est nullement incompatible avec mon substrat ontologique : il n’existe rien d’autre que des apparences – derrière les apparences… »
« Voyez le cabot ! Exercice de narcissisme : se moque de la beauté. S’il fixe l’heure à sa montre, c’est pour mieux mirer le cadran de son luxe. L’histoire d’un jeune homme très oppressé : un rendez-vous éditorial l’attend chaque heure. Dans un café de Saint-Germain, le directeur du magazine de philo branché le consulte. Un ami de thurne, les pères étaient intimes, déjà… Les normaliens gardent d’étroites relations après leurs études.
- Le temps passe, le temps presse. »
Chantal Etienne est la productrice. Elle a le vent en poupe. Sa réputation : fait et défait les carrières. Reine de l’Audimat. Elle bénéficie des bons soins du directeur de la Une : les marionnettistes nagent dans l’osmose. Quels sujets abordent-ils ? Des broutilles cathodiques ? Ce n’est pas lors d’un enregistrement qu’on cause.
« Méribel, il est dans les affaires ou dans les lettres ?
- Quand tu fais des lettres, tu fais des affaires !
- Ils traitent la philosophie comme une intrigue qui rapporte.
- Et elle fructifie ! Ils sont riches. Ils sont beaux. Ils sont béotiens. Nos deux érudits viennent du commerce. La famille Méribel est propriétaire d’un important patrimoine. Elias a vendu le négoce paternel de bois.
- Ils feront toujours des affaires…
- Ce sont des Séfarades d’Oran. Ils surfent sur la Shoah, ils sont antiantisémites. Ils sont sionistes. L’idéologie produit. Les fiers-à-bas de la place l’ont compris !
- Des scribouillards ?
- Reconvertis dans la philosophie médiatique ! »
« Je ne voudrais pas sombrer dans le pédantisme, mais il est clair que plus on moralise, plus on est immoral ! On immoralise ! Spinoza l’avait déjà démontré et Nietzsche appelait à sortir des carcans du bien et du mal ! »
Alain Méribel n’aime pas qu’on l’appelle Junior. N’a-t-il déjà pas tout d’un grand ? Comme son père, Alain est sur le point d’accéder à la célébrité. Il bénéficie des diplômes, il a les relations. Assistant-chercheur, il est en poste à l’Institut politique de Paris, en attendant la prestigieuse Ecole Polytechnique. Question de sang.
Il sait que son temps viendra. Il attend. Il doit juste apprendre la patience.
« J’aimerais bien apprendre ce que se racontent la Etienne et le dirlo…
- Leurs affinités suivent les courbes de l’audience. En cas d’avanie, ils ne se parleront plus…
- Le fort-en-thème a fini sa leçon ?
- L’héritier a du bas goût. Une mine de minet, à la mode du monde, Saint-Germain cultive la prétention. Ulm la prétérition. Niveau idées, le désert est recommandé. Les perroquets savants sont de sortie. L’excellence rabâche sa médiocrité. Un jour, Alain se réveillera avec une inflammation du bulbe, il l’aura cherché ! »
« Alain, cette bonne surprise !
- Toi ici ? Je croyais que tu tenais conférence à Rio ?
- Ma femme inclinait pour la saison hivernale, quand il fera moins chaud… »
Junior ne se sent plus. Elias qui l’attend à la sortie d’un plateau, plus qu’un adoubement, c’est la bénédiction du maître envers le prétendant. Elias est le roi des télévisions. Coiffé de sa tchatche en plis, il ne se démontre jamais. Comme on se garde de contredire le taiseux, la morgue passe pour de l’assurance-vie.
« Ton père m’a informé de ton plateau. Pour cette première, je suis venu porter mon gendre au pinacle de l’éloquence…
- Si tu savais comme je hais les supporters ! Des moutons bêtes et méchants…
- Ta famille m’est plus chair que la mienne…
- Je…
- Venez passer quelques jours dans mon riad ! Essaouira, la mer, c’est le pied pour un philosophe ! L’air marin exhale l’inspiration de son verbe iodé…
- J’ai dévoré le philosophe surfeur. L’eau est inouïe !
- Ton surfeur est un camarade, avec qui j’ai dîné dernièrement. Un plaisant iconoclaste qui me rappelle les moralistes, en sus de sa fine pointe nihiliste. Ne lui manque que la musique. C’est ma marotte. Désolé si mon pied s’accorde à mon esprit de composition ! Je ne lis jamais d’écrits en période conceptuelle… Question de méthode, comme énoncerait un de mes devanciers de la langue française.
- Tu sors un opus ?
- Ton père m’a inspiré ! Il est ma muse. Une méditation sur l’extension et la perpétuation de la démocratie. J’en suis aux limbes du verbe et je souffre comme une femme qui accouche. Enfin, grâce à ton créateur, ce libelle tient la rampe !
- Papa est d’une intelligence… visionnaire !
- Je lui ai toujours suggéré d’écrire au lieu de se cantonner au passeur. Il ferait un romancier... J’ose le terme ! Méribel, Balzac de son époque ! De notre époque ! La présentation claquerait au vent de la renommée !
- La communauté des amis philosophes. Tu en es le phare ouest… »
Sans le laisser achever, Elias passa la main autour de son épaule. Leur distinction était intime.
- Il faudrait aborder le sujet qui me tient à cœur. La confession. J’ai appris que tu rédigeais un journal…
- C’est en évacuant ses idées qu’on les purifie, non ?
- Comme c’est bien dit. Comme c’est ciselé. En-vo-yé. Artiste !
- Papa me le répète depuis que je suis en âge de déchiffrer !
- Le genre politique te conviendrait à merveille. Un ministre cherche une plume pour sa campagne européenne. Un socialiste du bon coté de la gauche. La liberté. La gauche libérale. Pas le dogmatisme du communisme. C’est un sénateur. Ton style toucherait la fibre du peuple…
- Moi ?
- Sionistes, la fibre est en nous ! Notre élu se rapproche de l’élection… »

Senior se recoiffe. Les cheveux grisonnants, il ajuste son rôle. Les femmes aiment les vieux beaux. Pour preuve, son succès auprès de la gente féminin ne se dément pas. Son mariage avec une journaliste séfarade repose sur un accord explicite : elle gère son patrimoine parisien; il jet set. Dans ces milieux, avoir du succès est gage de fortune.
Luc Méribel a deux atouts contre lesquels on ne lutte pas : éditeur de la place et ami d’Elias. C’est la splendeur. À Essaouira, Méribel a atterri en célibataire. Sa femme vers Oran la natale - une semaine confortable dans le riad de Frère Elias – Essaouira, la touriste par excellence. La ville pour les surfeurs, les stars, les musiciens et tous les artistes qui ont réuni du pécule. L’ami Elias a transformé le palais en conte de fées. Très zélé, Luc n’a pas débarqué les mains vides : il surgit toujours avec ce qu’il appelle des libellules. Des créatures. Des fées pour comte. Pas une semaine chez Elias sans libellule. Cette fois, il est accompagné de la Deteschi, une top recyclée dans la chanson. Une refaite qui connaît la musique.
Coco abonde en caprices et en amants. Niveau reconnaissance, c’est une des plus belles prises de Méribel. Pour qu’il accroche la Deteschi dans ses filets, il faut plus qu’un poil de célébrité ou un soupçon de pouvoir. Il faut appartenir au cercle des gens qui pèsent. Méribel soupèse son identité. Avoir les moyens d’entretenir des maîtresses, des immeubles et des livres : c’est Byzance ! Deteschi entre dans l’histoire par son corps. Une belle vaut plus qu’une cervelle. Elle séduit de nuit et elle nuit de jour. C’est plus rentable que le talent.
Elle n’a aucun goût. Elle défile en chanson. Le temps file en chaussons. De famille industrielle séfarade, Deteschi ne s’affiche qu’en sionistes. Dans le milieu, elle est réputée. Les mauvaises langues l’habillent en pute, mais c’est la jalousie des mêmes buts. Deteschi vante sa bouche, son nez, ses pommettes, ses seins, son ventre. Elle a tombé des chanteurs, des guitaristes, des politiciens, des industriels… Elle arpente le gotha. Question sionisme, elle ne pause pas. C’est sa culture, son éducation, sa mémoire. Elle sort de quatre ans avec le fils d’un avocat, chasseur de nazis, un père à fils.
Le fiston est nom, coureur, jupon. Deteschi coucou des cocues, elle se moque de l’amour. Elle défile, elle file, elle bile. Vu son carnet, elle n’a pas froid aux yeux. Elle opère au-dessus des sentiments, adresse hors du commun, catégorie élite, ni trahison, ni jalousie. Les pépètes : elle fait ce qui lui chante. Elle flatte, elle manipule, elle séduit. Elle vit de vits. Une courtisane a dépassé depuis l’enfance la mentalité moraliste.
Incomprise des hommes, c’est bon signe. Méribel s’en moque. Les libellules, il a l’habitude sans aile. Il est au-dessus des fées. Le ritualiste sort les jouvencelles du monde. Il hiérarchise : la femme est mère, les maîtresses superficient. À ce niveau, on fournit la came. Les dames adorent. Luc pioche. Il a les mêmes valeurs qu’Elias. Son jumeau, son pendant. Leur amitié appartient à leur gloriole. Aux gazettes de la mode. À la littérature, comme l’évoque Elias le nébuleux.
Elias est marié avec une actrice goy et qui entretient la même mégalomanie que son tendre époux. Elias est le produit d’appel de Méribel. Bonne pioche : séfarade, ami, philosophe, agrégé, normalien... On gagne beaucoup à fréquenter Elias. Alors ses dérapages et ses dithyrambes, Alain s’en moque comme de l’an christique. Les compères se sont renvoyés la bulle : témoins de mariage. Elias a eu des enfants avec un mannequin séfarade sioniste ? L’impie, c’est pour la noce, les paillettes et les pellicules. Elias s’en pourlèche les babines. Qu’on le conteste ou qu’on le teste, l’important est qu’on parle de lui.
Il est l’intellectuel médian de la génération médias. Format cinéma. C’est sa certitude : intello des bacs à ondes. Dans les rédactions, Méribel est le vizir. Il a eu une idée lumineuse, une inspiration de sioniste : la fille d’Elias, l’unique enfant, la chérie choyée, déprimait. Une chieuse, l’amour suicidé à force d’avoir ses appétits sous le ventre. On crève d’être envie. Il a donné son fils – en mariage. Par piété filiale, parce qu’il veut ce que père attend, Alain a validé. Il a convolé en grandes noces. Le prodige et la prodigue. Au bout de cinq ans de noces, Alain a la gueule de bois. La fille évolue entre l’hosto et la cure. Le Botox et la désintox.
Elle surnage parfois, entre ses caprices et ses crises. Alain va mourir à cause de la famille à Papa. Beau-papa est comblé. Un gendre de ce niveau, il tremblait d’entretenir une flippée à vie. Il prépare les petits-héritiers, la relève. Sa réputation engraisse dans le Tout-Paris. Sans commentaire, Deteschi se lève. Elle a la démarche des félonnes : elle tord les hanches en cambrant le buste. Auguste, la féline. Elias mate d’un œil expert et sourit : Luc est spécialiste pour ramener des panthères ! Il se penche, grappe de raisins à la main, singeant les Romains qui sont un modèle (il aurait aimé une vie à la Sénèque) :
« Maintenant qu’elle est partie, je peux te le dire : c’est une sacrée pute ! »
Elias adore les apartés avec lui-même. Il revendique sa violence bourgeoise. Alain hausse les sourcils.
« Ne t’inquiète pas, je l’ai en main. Je la sors et je la rentre… Elle vient d’une grande famille italienne !
- Tout à l’heure, quand tu prenais l’air, elle m’a allumé sévère !
- C’est la preuve qu’elle a du goût. C’est juste un coup pour m’amuser. Tu peux en faire ta muse, elle ne sera jamais mon problème.
- Elle est où ?
- Depuis qu’elle chante, elle se pique de littérature. Je l’entretiens avec Camus et Alger. Notre égérie discute philosophie avec Alain.
- Ça doit donner ! Un agrégé de philosophie et une modèle, c’est l’association de la beauté et de l’intelligence !
- À mon sens, le QI renvoie à la voix !
- Ton fils, quelle classe ! Tu peux te vanter de n’avoir pas loupé son éducation !
- Ne me reprocherais-tu pas de n’avoir pas composé ?
- C’était tellement à ta portée !
- Mon chef-d’œuvre, c’est mon fils ! »
Elias opina du chef.
« Tu ne perds pas le sens des mots ! Comme c’est bien dit... À la bonne heure ! Trinquons à la vie qui passe et qui nous chérit tant !
- Aux libellules et aux cycles du printemps !
- À ton fils et à ma fille qui sont parmi nous !
- À notre amitié !
- À la philosophie !
- C’est ça. À la vie. »

« Alain ! »
C’est un ordre. Alain Méribel se retourne. Il a la tête dure et les mâchoires serrées. Un bon jour. Il fête la naissance de sa fille dans un petit restaurant de Paris qu’il a réservé pour l’occasion. Il fume dehors. Il fume beaucoup. Il a toujours clopé, mais il est tendu. Il est étranger à son corps. Alain Méribel est un homme comblé. Il vit en grande pompe avec Deteschi. Le Landernau germanopratin rit encore de l'union du fils et de l’ex.
Alain a réussi l’exploit de piquer la maîtresse à son père. Même à Hollywood, on évite cet exploit freudien. C’est un coup à expier. On fait mine de regretter cette aventure parricide. On se moque. Le monde est cru. Alain avait de bonnes raisons de péter les plombs. Son mariage battait de l’aile. La fille d’Elias répandait ses caprices, deux dépressions, un internement. Alain n’a eu d’autre choix que de cavaler la gueuse. C’était insupportable : se cacher, mentir, la triple vie. Alain a craqué. Il a refait sa vie. Deteschi l’a croqué. Luc pleure souvent. Alain crie souvent. Il ne comprend pas ce qui est arrivé.
Son père, son modèle, son héros, son grand homme, son inspirateur jusqu’à la rue d’Ulm, il lui a piqué son flirt de quinqua ! Il a vengé sa mère. Il est amer, très en colère contre les magazines racoleurs. Il est la victime du moralisme et de la bêtise. Elias lui a fait des misères. Son père l’a abandonné. Sa mère l’a désavoué. Il était parti pour casser la baraque, conquérir Paris, dominer les médias. Le voilà chien perdu, galeux et bâtard, pitoyable toutou de sa danseuse. Esclave de son sens. Faux et foulosophe. Chacun sait trop que la croqueuse d’hommes se lassera bientôt de son nouvel objet d’adoration. Père ou impair, elle tient à son entretien.
Dans son trouble, Alain a remplacé une paumée par une garce. Deux cinglées ne valent pas mieux l’une que l’autre. Alain pleure sans larme. Un crocodile sans arme. Que faire ? En un flirt, il a détruit son bel itinéraire toute tracé pour une bagatelle. Il avait le droit de courir les femmes sans se faire attraper. Pas de piquer la bagatelle de son père. Pas de trahir la famille. Pas de féconder la Deteschi. Alain est en quarantaine. On le regarde de travers, il erre, mouton égaré, brebis galeuse, fils ingrat, héritier raté, génération plombée… Il est coincé, perdu, bloqué, dans la souricière.
Il a écrit une lettre à Elias. Heureusement, au dernier moment, un vrai ami l’a empêché de commettre l’irréparable. L'agression de Beau-papa après l’attentat contre Papa. L’ami est normalien. Sioniste, il fera du chemin. Vite, dans la presse. Brave tête, il a expliqué qu’il fallait calmer le jeu : le temps répare certaines blessures. On lave son linge sale en famille. C’était son dernier mot. Il avait raison. Alain le sent. Alain le subodore. Lui qui a tout réussi échoue au port. Et le porc sans or ? Il a honte. Il ne l’avouera jamais. Il égrène les cas historiques et chaque fois parvient à la même conclusion : il aurait pu évoluer à la cour d’un empereur sinistre. Néron, Caligula… L’incollable de la philosophie a identifié Denys le Jeune. L’héritier infâme complota contre son père et se perdit en débauches. Il vilipenda son père, son oncle et Platon.
Pauvre Alain ! Perdu pour la philosophie, perdu pour la vie, perdu pour l’amour. Sa beauté de Narcisse s’est commuée en maléfice du vice.
« Alain, il faut que nous discutions ! »
Alain a la haine. Il s’approche. Rédemption ou calvaire ?
« Je ne suis pas venu pour te juger, mon fils… »
Phrase cousue de fils noirs.
« Je suis venu pour dialoguer ! »
Un vrai politicard, cet Elias.
« Tu as soucié ton père, tu as chaviré ta famille. Ta mère gémit, ma fille blêmit… »
Alain se ride, convulse et se retient pour casser la gueule à Beau-papa. Ces salauds ont couru, ont trompé, ont magouillé et au crépuscule de leur puissance, ils distribuent les bons points ! Alain affronte l’inacceptable : les moralistes de la perversion, les raisons de sa colère ! Deteschi est une mygale. Son venin n’est rien à côté de la pression familiale. Deteschi lui a entrouvert la porte de la révolte. Il n’est pas papa. Il n’est pas beau-papa. Il n’est pas. Un petit monstre à montre, passé de la couche d’une paumée à la couette d’une pommadée. Pas facile d’être fils de tyran sioniste. Dictateur éclairé. Manipulateur corrompu. Rompu aux rampes. Aux preuves de la pieuvre. Fils de putois. Deux filles de familles sionistes sont sur le même bateau. Qui tombe à l’eau ?
« Au lieu de nous déchirer, ton père a décidé. »
Des fois, Alain se demande si Papa n’est pas le chef. intendant ou vizir : l’âme grise. Elias écoute les conseils. Papa a tout compris, il voit mieux que tout le monde, il flaire les pistes et les influences. Il sent le chic du choc. Il pressent les succès, les bonnes affaires, les placements. Alain a la nostalgie de cette intelligence d’Etat, qui vaut mieux que la politique et qui conseille les créateurs. Alain cherche à se réconcilier. Il est un bâtard, un fétu de paille perdu dans le désert de ses passions. Il est prêt à quitter la Deteschi. Il se fiche de ses jambes, il craque de remords, l’issue est inéluctable, le temps ne passe pas. La morsure affole la boussole de son compteur. Il ne sait plus où il en est, il souffre des lésions de l’amour, la ciguë de la passion. Il se compare à Enée.
Dans le fond, Didon aussi, c’est lui. Il est victime de l’ambre Deteschi. Il est son ombre. Il le sait, il ne l’a jamais dit. Il la hait. Elle le manipule, elle lui a fait un enfant dans le ventre. Il est le parti prix, le juste pris, le jeune second, l’amoureux transi. Il est le jouet de la castratrice. Il aime son père, pas la sorcière. Coco est trop.
« J’ai parlé avec ma fille. Elle a tourné la page. Il est temps que ton tour vienne !
- Qui m’a allumé dans son roman-confession ?
- Ne sois pas intransigeant. Reviens à la raison. À la maison. C’était une thérapie par l’art…
- Je n’ai pas besoin de ton paternalisme bienveillant !
- Je te propose un contrat : tu appartiens à la génération gêne et tics…
- Je suis le passé dépassé !
- Si tu t’enfermes dans ton labyrinthe, tout le monde sera perdant. Il te faut reprendre le flambeau de la cause…
- Et si je refuse ?
- C’est sans condition. Avec ton père, les relations vont s’arranger. Coco, c’est ton affaire. Il est temps d’enterrer la hache de guerre civile. C’est du gâchis pur et simple !
- Je n’ai pas calculé !
- J’ai tiré un trait sur ta lettre. Ma fille a rencontré un type formidable, un acteur féru de littérature, ils attendent un enfant. Tu n’as pas le droit de les trahir.
- Comment inviter à dîner un beau-père ?
- Oublie la politesse, ça ferait déraison. Le mieux est de passer à la maison… »
À Paris, Elias possède un pied-à-terre, deux cent mètres carrés de luxe qu’il a aménagés selon les lubies de son actrice. Elias ne peut comprendre le geste d’Alain : il a sacrifié sa vie au pouvoir. Alain se comporte en carie intransigeante. Elias est à deux doigts de rompre. Sa médiation lui pèse. Si Alain fanfaronne, qu’il reste dans son coin. L’histoire est pleine de farces, de traîtres et d’échecs. C’est un effort qu’Elias consent au nom du sionisme des Séfarades !
« J’ai mieux à proposer. Tu me tends la main, je te coupe le bras !
- Œil pour œil – dent pour dent ! »
Les intellectuels ricanent, réconciliés, comme aux beaux jours de leur concorde.
« Je crains d’être harcelé par des paparazzis si je m’affiche en ta demeure. Imagine les gros titres : « Le gendre et l’Elias réconciliés » ! Pour ta fille, c’est un calvaire couru d’avance…
- Chez toi, c’est cousu d’avances : « Elias visite Coco sur fond de haine familiale… »
- Je tiens à la discrétion. Un ami nous accueillera…
- Puis-je prendre connaissance de ce choix prudent ?
- C’est un journaliste qui m’a beaucoup aidé et qui te recevra avec les meilleures intentions… Il a toujours préconisé la réconciliation…
- Entendu, Alain. Comme c’est émouvant, vraiment émouvant : nous pardonner au-delà des trahisons. Nous sommes au-dessus des déchirures ! Nous sommes le clan de l’éternité ! »

« C’est le moment de transmettre l’antenne à Alain Méribel pour l’émission que l’on ne présente plus, Les Entretiens de la philosophie !
- Bonsoir, Jean Le Carré. »
Voix douce et posée. Tonalité déposée. Radio-Culture s’enorgueillit de son intellectualisme. Radio culturelle, peut-être ; radio culte – paraître. Jean Le Carré est un producteur historique, un vieux de la vieille, au phrasé sinueux, tortueux, alambiqué. Il pond des émissions précieuses pour les érudits. Du moins, c’est ainsi qu’il présente son élitisme. Jean Le Carré approche de la retraite. Pas de souci : avec Alain, la relève sera stéréotypée sur le moule de l’académisme. Après avoir moqué les frasques version Deteschi, les soirs, il passe la parole à son complice. Il s’est réconcilié avec Alain. Les deux sionistes sont complémentaires. Le Carré ne jure que par la rue d’Ulm. Il avait le niveau. Il pense, mais ne dit pas. Quand on est autodidacte, produire à Radio-Culture, c’est un cas d’école qui vaut bien une messe.
Le Carré appartient aux meubles. Alain le ménage. Le Carré couve le poussin malsain. Méribel est le pistonné dont les ragots de la station sont l’épicentre. Dans les couloirs ou au standard, on jase et on pérore. Au centre, son aventure avec la maîtresse de son père. On prête au galant mille frasques avec les stagiaires qu’il embauche. Jamais de roturières ou de demi mondaines. Que des Ulmiennes ; à l’extrême limite, des Normaliennes. Son appartenance à la gauche, on la surnomme pour l’occasion « la caviardée », en insistant sur le néolibéralisme de cette gauche conservatrice. Le bellâtre de service est tancé pour ses vices. Bien entendu, on se moque en sous-main. On se garde bien de répéter au grand jour ce qui se chuchote hors micro. Fils à papa est un surnom d’autant plus savoureux qu’il désigne un néo-parricide : Alain a tué le père le jour où il a voulu dépasser son pair.
Question tenue, les sorties de route sont maintenant de l’histoire ténue, presque des erreurs de jeunesse. Méribel suit les glorieux pas de son éternel. Il est l’héritier qui cherche à plaire. Il a fini par quitter la Deteschi, qui lui collait de l’urticaire. Caprices, trahisons, Deteschi est une dévoreuse d’hommes qui lui a donné une fille. Pendant ce temps, Méribel n’a pas dérogé à ses habitudes. Sa femme déconnait ? Coco détonne. Alain a continué à courir. Bon sens ne saurait mentir. C’est normal, il suit les traces du père. S’il a trompé son clan, c’est le modèle. Le moule. Du moment qu’il travaille dur, les ébats sont autorisés. Trahir Deteschi était un devoir, d’autant que la donzelle s’est lassée de la philosophie. Après les musiciens, les acteurs et les intellectuels, la voilà maintenant dans l’antre de la politique. Elle est de sortie avec un ministre socialiste. À chaque fois, c’est la même rengaine : Coco dégaine si l’élu est sioniste.
Elle ne croit pas en Dieu. C’est une mante, peu religieuse. Progressisme gâté, elle est pleine aux as de valets (de nique ?). Joker-Club. Alain s’est refait une santé. Presque une virginité. Il a gardé les bonnes habitudes. Il a le vent en poupe. Le diablotin paré de noir – le snob n’invite que des anciens de la rue d’Ulm. Le miraculé de l’amer se prend pour le paon de la philosophie française. On ajoute souvent : un paon sans tête, pour un philosophe, c’est fâcheux. Mauvais plan. Évidemment, pour un courtisan, la référence à l’animal n’a rien d’agressif. Méribel se pique de converser dans la langue du dix-septième. Le Grand Siècle est sa Norme. Il devise si bien qu’il vend son art par disque. Comme un sophiste, il choit son poste de producteur, il sort des livres sans contrefaçons, il enchaîne des interviews à la semaine, il anime des émissions de sagesse. Son créneau et son credo : faire dans le qualitatif. Il tient un standard. Sa marque fabrique. Le courant est continu depuis qu’il est revenu dans les petits papiers de son père.
Il est sorti de sa discrétion de jeune loup prometteur. Il s’est rangé des voitures. Il est amoureux. Il a enfin rencontré l’actrice sioniste sépharade dont il rêvait. Posée, pas paumée. Une splendeur, passionnée de théâtre. C’est le signe. On lui a pardonné ses incartades. Il est de nouveau bankable. Un crack ne sera jamais un bourrin. Il se félicite et triomphe. Qu’il a bien fait de renouer avec son clan ! Quelle folie lui a pris ? Quelle mouche vénéneuse l’a piqué ? Quel irrationalisme l’a rongé ? Quelle passion ? Avec ses amis philosophes, il disserte longuement sur son cas, la passion, la déraison, la cristallisation... Son érudition, il en connaît un rayon.
La presse encense le penseur léger, le Prométhée prometteur, le digne successeur, le pédagogue inégalable, le causeur éloquent, au point de galvaniser les rétifs et les obtus. Il donne des conférences dans des salles pleines, il vit dans un duplex de Saint-Germain, il gère une partie du patrimoine familial – signe de la protection paternelle. Il s’apprête à prendre l’antenne, casque sur les oreilles. Une stagiaire ulmienne, qui vient de réussir l’agrégation de philosophie, lui indique à grands renforts de rires que son père veut lui parler. C’est la bonne humeur dans le studio. On boit le café, on abonde en gestes. Alain se lève : l’émission commence par une citation de Schopenhauer. Il a le temps et puis, c’est le juste retour du père prodigue. On a commencé par l’accepter dans le saint des saints radiophoniques et maintenant, le glorieux géniteur consent à l’appeler !
Il n’a pas chômé. Luc a tiré un trait sur l’erreur impardonnable. De toute façon, il voit Coco comme l’ex d’Alain. La mère de sa petite-fille. La relation est apaisée. Elle est confidente. Les mauvaises langues insinuent qu’Alain est resté trop proche pour un ex-père. On cligne des yeux. Coco est une épave. On ne se revêt pas. Alain est un tordu. On est certain. La confidente est amante par intermittence. Les cœurs incendiaires, seul change le statut. Le regard social. Alain est revenu aux bons soins bourgeois. Alain est sur le bon cheval. Le prodige a congédié le prodigue. L’âne a une âme. C’est cent purs sangs.
« Je te dérange ? »
Alain est très à l’aise, cigarette à la main et mèche rebelle au-dessus des yeux. Il se sent en confort. Il jouit de sa plénitude.
« Je prends l’antenne dans la minute !
- Bien ! Ton éloquence fera le reste. Dis : tu es invité en Israël pour une semaine de gala. Rencontre de journalistes, conférences, restaurants de luxe… La lune de miel pour ta femme ! Je me suis dit que tu ne pouvais refuser de retrouver ton pays !
- J’accepte avec empressement. »
Quand Alain raccroche, il retient son souffle pour ne pas danser. Israël, il professe son spinozisme. Le sionisme, cause sacrée. Cause sainte. Cause toujours. Alain entre en diplomatie. Elias tient son successeur. Alain se prépare pour le tabac. Un carton à Sion. Il ajuste le casque autour de ses oreilles. Il souffle la buée de sa calcinée. Il est un incube au carré. Il retourne en terrain promis. Il s’est débarrassé de son succube anthropophage. Son jumeau maléfique. Prêt à tout casser, il est casé. Il va parler. Il est paré. Il vénère le vent, le néant, l’instant. C’est le sien.

vendredi 5 juin 2009

Ollie days

« Commissaire Doutouha, nous vous écoutons… »
Le commissaire était tendu. La formation qu’il animait s’adressait à une poignée d’inspecteurs de la PJ lyonnaise. Un département confidentiel avait été créé pour lutter contre l’afflux de cocaïne dans la région. Un important trafic avait été repéré. On tenait les principaux protagonistes de l’affaire et, avant de lancer le coup de filet fatal, il importait de comprendre les tenants et les aboutissants du dossier. Dans la lutte contre la drogue, il n’était pas possible de cerner le problème si l’on occultait le phénomène de la mondialisation.
« J’ai oublié de préciser : le commissaire Doutouha est originaire du Dahomey. Il est spécialiste des problèmes de drogue en Afrique de l’ouest ! »
Tout le monde rit de l’intervention, qui surgissait comme un cheveu sur la soupe. L’ambiance bonne enfant encouragea le commissaire à vaincre sa timidité naturelle.
« Avant de rentrer dans les détails, permettez-moi de vous proposer un aperçu du problème. Comme le commissaire divisionnaire vous l’a expliqué brièvement, la drogue est la principale activité du port de Cadjehoun. Tout le monde se félicite du miracle industriel du Dahomey, de sa démocratie florissante, mais la situation réelle n’est pas brillante : sans la drogue, la prostitution et les armes, Cadjehoun ne serait pas le premier port d’Afrique de l’ouest ! »
Doutouha but une gorgée de la petite bouteille minérale disposée près de lui.
« Ce qui s’est passé au Dahomey illustre les effets pervers de la mondialisation. Ici, en Europe, on explique avec bonne conscience que la mondialisation profite aux pays émergents, mais la vérité, c’est que la mondialisation profite surtout aux plus forts disséminés à travers le monde. Auparavant, la cocaïne provenait d’Amérique du sud, transitait par l’Espagne, avant d’inonder les ports européens. Avec les progrès de la législation européenne, les trafiquants ont estimé qu’il était urgent de changer d’itinéraire. Désormais, les cargaisons circulent par les ports d’Afrique de l’ouest…
Le port de Cadjehoun est une aubaine : la corruption y est immense. On achète ce qu’on veut dans la capitale économique du Dahomey. Alors que les douaniers européens surveillaient les arrivages d’Espagne ou de Colombie, des tonnes de cocaïne sont passées incognito par le port de Marseille. Elles arrivaient en toute candeur d’Afrique. Comment soupçonner que l’Afrique soit la plaque tournante de l’argent sale alors qu’on la présente partout comme le continent de la perdition ? Cadjehoun n’est-elle pas réputée pour son marché aux voitures et aux tissus ? Récemment encore, un reportage à la télévision a consacré cette imagerie d’Epinal, en y ajoutant les poissons.
Permettez-moi de vous le confier un peu abruptement : cette représentation, c’est le folklore exubérant et exotique qui cache l’horreur réelle. La mondialisation a transformé le port de Cadjehoun en centrifugeuse du diable ! Un conseil : à chaque fois que vous enquêtez sur un trafic de drogue, suspectez l’implication de la piste africaine. Si vous n’avez pas cette trajectoire en tête, vous aurez un temps de retard sur les trafiquants. Aujourd’hui, les transitaires d’Afrique de l’ouest réalisent l’essentiel de leurs profits faramineux avec de l’argent sale. La drogue occupe une place considérable dans ce domaine de l’inavoué.
Les Sud-américains travaillent en cheville avec les mafias de l’Est et les cartels bancaires. L’argent sale est ensuite recyclé dans les paradis fiscaux ou les projets immobiliers. Une usine flambant neuve de traitement de poisson est inaugurée dans un pays pauvre ? La philanthropie des investisseurs vous émeut ? Oubliez les bons sentiments ! Des prête-noms cachent les trafiquants ! En haut de ces organisations, des cols blancs apatrides et mondialisés se remplissent les poches. En bas, des désoeuvrés sont utilisées à leur insu, souvent dans les milieux difficiles. À Lyon, par exemple, les banlieues peuvent jouer ce rôle. Les sous-fifres croient être des grands bandits alors qu’ils sont de parfaits lampistes ! Quand vous interpellerez ces minables, n’oubliez pas que vous avez attrapé les boucs émissaires et que vous ne serez efficaces que si vous démantelez les étages supérieurs. Pour ce faire, vous devez lancer des mandats internationaux et afficher une détermination globale !
Laissez-moi ajouter une constatation implacable : la traite a changé de visage. Avant, c’était des hommes costauds qui partaient sur des bateaux en direction de l’Amérique. Maintenant, les cartes ont changé ! Les armes et la poudre complètent le trafic des femmes… La piste lyonnaise qui vous intéresse n’est intelligible que si vous l’insérez dans le contexte plus général que je viens de retracer brièvement. »

Rodney alluma un gros joint. Rodney, ce n’était pas son prénom. François-Xavier, son père pharmaciait. Un bourge. Un bougre. Rodney n’aimait pas qu’on en parle. Mike hurla. Mike était le meilleur pote de Rodney. Son vrai nom : Antoine, mais Mike, ça faisait mieux. Quand on skate, les sobriquets claquent. La classe américaine.
« J’ai rentré mon ollie ! »
Rodney sourit. Il skatait tellement mieux que Mike qu’il pouvait afficher sa mansuétude. Il faisait partie des planches. On le disait le meilleur skateur d’Eonville. Enfin, presque. Le meilleur streeteur. En rampe, il était à la rue. Toni le mettait à la ramasse. C’était à cause de Toni qu’Antoine était Mike. Rodney avait beau ne pas jalouser la concurrence, il aurait préféré que Toni n’existe pas.
Rodney avait galéré pour attraper le niveau. Le meilleur d’Eonville, ça signifiait du relativisme : un bon dans la région. Sans niveau national, on était star à peu de frais. Toni était une force de la nature, un phénomène de foire, qui réussissait dans n’importe quel sport, tellement il débordait de facilités physiques. Venu au skate par hasard, il y était incontournable. Sur Eonville, deux légendes comptaient pour la cinquantaine de jeunes qui défiait la ville en planche : Rodney et Toni. Surtout Toni. La rampe, fallait être casse-cou. Ça assurait. Toni comptait d’autant plus qu’il ne traînait pas avec les skateurs.
Rodney passait sa vie à chercher des slides, à provoquer les commerçants, à narguer la police… Rodney avait dédié sa vie au skate. C’était son épanouissement. L’école prenait la tête. Il préférait l’air, la liberté, la vie. Les joints. Rodney fumait un paquet de spliffs. Ça l’amusait. L’interdit, les skateurs kiffaient. Rodney était un enfumeur. Mike triomphait. Tout maigre, presque nabot, il prit le joint que Rodney lui tendait. Ils se sentaient forts, bande de potes d’avant-garde. La garde ne meurt pas, mais se rend. Elle se vend. Elle est au vent.
« On pourrait peut-être chercher un slide ? »
Mike était gentil : dès qu’il rentrait une figure, il s’enflammait. Rodney rit. Le père de Mike était dans la banque. Un rebelle skatait et se défonçait la tête. Skateur : un bourgeois qui ne respectait pas les codes ? Les parents tiraient la tronche à chaque bulletin. Les skateurs n’en parlaient jamais. Ils étaient ailleurs, ils étaient autres, ils étaient marginaux, mais ils tiraient grande vanité de leur différence. Ils bombaient le torse, persuadés de détenir le mode de vie alternatif. Ils s’habillaient en franglais, ils squattaient l’Eonville du vice… Ils faisaient la nique à leur monde, ils avaient apprivoisé la jungle urbaine.
En ce moment, ils ridaient derrière la gare. Un spot naturel, qu’ils avaient aménagé à force de tester : dans la street, le skate permettait de créer. C’était du lard sain. Du street art, du pop air, de l’ère de rue. Peu importe l’ivresse, il fallait pratiquer la novlangue. Il fallait amériquer, sans le Yankee arrogant ou le cow boy tanné. Le jeune smooth, tout défoncé, vivait en parallèle, écoutait du rap, du hardcore, du dub – et niquait la société.
« On cherche un spot ? »
Rodney rit et temporisa.
« On est pas bien ici ? »
Les skateurs avaient l’habitude de squatter près des quais à cause des opportunités. On grimpait en haut d’un panneau publicitaire, huit mètres selon l’écriteau. C’était interdit : c’était désirable ! Les skateurs transgressaient les codes de leur territoire. Chacun son répertoire. Son terrain de chasse, son expression. Les gosses de la ville entendaient lui retourner sa dureté et sa violence en pleine face. La haine. Ils venaient de la ville. Ils venaient de la bourgeoisie.
Le must était de faire croire qu’ils avaient dépassé leur classe, qu’ils étaient différents, supérieurs et incompris. Ils avaient l’air de faux rebelles : ils détruisaient ce qu’ils adoraient. À fond derrière la bourgeoisie, derrière le travail, derrière le fric. Des bobos libertaires trash et destroy qui auraient ri de leur niaiserie avortée. Des ratés un peu tarés. Ils riaient des difficultés. Pour chaque contradiction, une parade : ils gloussaient. Jouer, négliger, effacer. L’autre moyen d’oublier, c’était la défonce.
Rodney releva la tête. Mike le poussait du coude.
« On a de la visite ! »
Rodney se retourna. Les flics.
« On se tire !
- Tu préférerais pas qu’on discute ?
- T’as raison. On dérape ! »
Il empoigna sa planche et se jeta dessus comme un mort de faim. Pas de ollie flip, juste de la holly flip – à mort. Les condés étaient loin. Ils s’étaient déplacés pour rien. Les skateurs aimaient planer dans l’impuni. Sur le toit des lois. L’émoi de la ville. Leur repaire ne valait pas sans danger. Ils détournaient les codes.
Ils se planquèrent sous le tunnel. Ils épiaient peinards les mouvements sans se faire repérer. Les flics patrouillaient. Sans doute un commerçant. C’était le test : le skateur qui se pissait dessus en cas de patrouille dégageait. Il ne revenait pas. On ne le revoyait plus. Il n’était pas fait pour le skate. Les études, l’école : il suivrait le mouve.
« J’espère que c’est pas ma rem qui a prévenu les schmitts ! »
Rodney rit. Il s’en cognait de la mère à Mike. Une flippée qui ne supportait pas que son fiston fume. Une stressée du ciboulot, une ringarde de la vie. Travailler, les notes. Alors, son fils qui glandait…
« Je crois que c’est les commerçants…
- Tu crois ? »
Mike était rassuré. Dans le fond, il aimait sa mère et il avait mauvaise conscience. Rodney était sans parents. Depuis belle lurette, c’était un enfant divorcé. L’absente s’était remariée. Le démissionnaire était patron d’une grosse pharmacie, en plein centre-ville. Rien de pire que de réussir quand on rate. Le bosseur rentrait à point d’heures tous les soirs et hurlait sur son fils pour qu’il change. Donner le change.
« On verra comment tu finiras ! », ponctuaient ses discours rasoirs. De temps à tempête, il ajoutait un « pauvre type ! », mais c’était à bout de nerf, quand il n’avait pas réussi sa recette ou qu’une contrariété le surprenait dans son train-train. Sinon, pas de suivi. Rodney la belle vie. Seulement un devoir : rentrer à l’heure.
« Tu sais quoi ? On va chez le Bertrand ! »
À Eonville, il est de rigueur de faire précéder le nom d’un article. Le Rodney. Le Mike. Le Bertrand est très cool. Il fume sans frein. Il habite un grand appart du centre-ville. Ses parents ne sont pas souvent présents. Il ne sait pas skater, mais il compense en recevant les skateurs. Ils font la fête avec lui. On peut fumer tant qu’on veut. Le piano donne un décor artiste. C’est bien vu, l’ambiance.
Bertrand est schizophrène. Personne ne sait quelle maladie c’est. C’est très grave, mais c’est très fun aussi : Bertrand est décalé. Chez les skateurs, on tolère les schizos : ils dissemblent. Bertrand est le complice calé des surfeurs du béton. Il est l’âme des glisseurs de trottoir. On se reconnaît en Bertrand. Toni passe chez Bertrand. Ils discutent. Bertrand est mélancolique, mais c’est un joyeux compagnon, qui fume les joints et qui possède de la culture. Il est indiscipliné, il est contre la culture, ses parents sont des bourgeois.
Parfait prototype du dissident social. Mike et Rodney jaillissent en moins de cinq minutes. Ils enjambent la ville. Ils sautent les trottoirs. Ils escamotent les bancs. Ils franchissent le tram. Ils ont transpercé la ville plus vite qu’un tank. Ils sont les princes du macadam. Ils fument du goudron. Mike ne tombe pas. Il ne maîtrise pas les figures techniques, mais il longe. Son corps prolonge. Il lui faut glisser à tout prix et risquer à tout vent. Le symbole du rebelle occidental : rester dans l’Occident, profiter de l’Occident, mordre la vie à pleines dents.

« Mets la ziq, man ! »
Cops se lève. Il titube. La défonce, il a l’habitude, mais pour le Nouvel an, il touche des nues. Toni souffle ses trente berges. Marseille, capitale du mistral : célébrer un soir de Nouvel An serait un exploit à peu près ridicule si Toni n’était pas né le soir du Nouvel An. C’est ce qui s’appelle naître sous une bonne étoile. Toni est né sous une bonne étoile : l’étoile de Noël.
Cops cherche un morceau de funk. Il ne sait pas pourquoi, c’est de la funk qu’il veut. Sa tête va exploser. Il s’assoit et oublie son projet de CD. Cops est mal : il a abusé des ecstas et il le paye. Il a pourtant l’habitude des produits. Il tourne la tête et aperçoit Mike qui tangue. Il rit aux éclats. Mike a l’air d’un nabot malingre. Au loin, Rodney sniffe sur la table. Rodney suit des expérimentations toxiques : il varie les produits et jauge des effets en fonction des résultats.
« Toni ! »
Mike en est au stade où il pousse des exclamations. Toni soulève sa silhouette dégingandée. Toni a sniffé. Il a pris des cachetons. Pas au point de Cops. Pas comme Rodney, qui va tomber dans le coma à force d’abuser. Ils ne sont plus éternels, les skateurs. Ils ont la trentaine.
« À l’éternité, mec ! »
Toni soulève son verre de whisky.
« À nos quinze ans de skate ! »
Toni a bu, il a l’habitude : il peut empiler après une ligne et un ecsta. Il est alors invincible : il enfile une bouteille sans grande conséquence. Si le whisky est de qualité, le lendemain, il est frais comme un gardon.
« Je vais dire une connerie, mais tes trente ans, c’est un peu ceux du Bertrand…
- Je crois que t’es légèrement disjoncté… »
Cops tire la tronche. Il n’aime pas qu’on le remballe, même si Toni est son idole. Mike rapplique. Il a entendu parler de Bertrand et l’évocation l’a fait redescendre de son trip.
« Les gars, santé ! On est toujours là ! »
Toni lève son verre, mais ce n’est pas cool. Les morts, ce n’est pas son truc. Lui, il fête. Vingt ans, trente ans, quarante… Il est dans la vie. Il n’aime pas parler, il adore planer. Il se fout de tout. Il ne se prend pas la tête. En ce moment, Cops et Mike disjonctent ? À la limite, il préfère les mauvais délires aux bouffées de nostalgie. Bertrand ? C’est trop tard. Désolé, les loosers !
Toni se ressert un verre et commence à ciller. Son front se ride et ses yeux sombrent. Ange des ténèbres. Age des zèbres. Zébulon est de retour, il boit dans l’arrière-cour. Un nain au visage maléfique tend son verre. Le flash qui crépite ne dit rien de bon. C’est une image intérieure plus qu’une hallucination. Toni zappe Cops. À côté, Farouk roule. Farouk est défoncé sans avoir rien pris. Les produits le saoulent. Il privilégie le pur. L’herbe et le tabac. Farouk arrose son départ. Bientôt, il s’envole pour Madagascar. Dans une petite île, un job de concierge. Il va vivre dans la Nature sans les fous de la civilisation. La France, l’Occident, il leur nique leur rage. Il leur crashe la gueule. Le paradis ? L’île déserte.
« Passe-moi le spliff, Farouk, que je participe ! »
Toni est à l’aise. C’est de la skunk. Farouk ne fume que de la bombe, question de principe. C’est un Arabe cool, qui ne s’embarrasse pas avec les principes alimentaires et qui ne croit pas en Dieu. Il abonde en règles simples et se garde des prises de tête. Labourage de crâne. La défonce le saoule. Il sauve sa peau.
« Je sors… »
Toni sourit. Une perle, ce Farouk. Ce soir, il a un échange : il doit réceptionner la livraison. Il collabore avec Toni, vogue la galère. Chacun ses intérêts : Toni fait la vie, Farouk économise. Impénitents, les deux associés portent des valises. Came SA. Jamais de chômage. Cocaïne et new age. Chez les skateurs, Farouk détone. Toni travaille en harmonie. Jouer au billard, toucher sa paye, profiter du système. C’est le patron de Farouk qui lui a mis le pied à l’étrier. Un Ouzbek bize. Farouk bisse.
Au départ du Grand Pis, l’Ouzbek prospectait dans la catégorie chauffeur pour voitures de luxe. Promotion came à prés : Farouk, homme à tout faire, homme de confiance. Farouk a servi : fidélité, voitures et champagne. Des proches ont récupéré les valises. Si Farouk veut déraper, il doit collaborer. Farouk a topé. La transaction est une aubaine : le fric, c’est clean, la poudre aux yeux, ça ne brûle pas les doigts. Farouk a suivi d’instinct. Sa récompense n’a pas tardé : dans quelques mois, il gardiennera de l’immobilier sur une île. Le paradis de l’ultralibéralisme. Farouk fume. Le monde est petit. Toni gaze.
Les skateurs dealaient depuis toujours. Les skateurs sont des capitalistes camés. Des bourgeois frustrés. Prêts à tout pour un shoot. Rodney canne le système. Mike n’a jamais su skater. Cops a toujours su squatter. Les dégénérés n’ont plus l’âge pour les acrobaties rebelles. Ils rampent devant le serpent à poudre. Chacun sa rame. Farouk batelle. Son marché écume : dans son tour de farce, Toni est en station planète Marseille. Logistique du transport international. Logique de la providence cosmopolite. La Provence est cosmique. Le mistral est l’arme fatale.
Pour déguerpir à Madagascar, Farouk a besoin d’un standardiste. Toni reluque la discrétion. En quelques coups de fil, la marchandise est stockée. Les variations dépendent des arrivées. Au gré des disponibilités, c’est ni tu, ni connu. Toni sniffe pour des clopinettes. Au gré des brouettes, il se réserve quelques billets dans les poches. Mike et Cops se sont expatriés au Luxembourg. Ils remontent des valises. En échange, la meilleure dope du circuit est gratos. Ils ne sont pas exigeants. Ils vivent en dehors des convenances. Dans le fond, ils n’ont pas changé : ados, ils rêvaient de vivre au-dessus des lois. Trentenaires, ils logent sur leur toit.
Exploiter les Malgaches au nom de l’idéal de paix. Farouk fermes les yeux. Farouk est un exécutant. Il transmet les ordres. De temps à autre, il transite par Mars. C’est une part de son job : surveiller Toni à la légère. Les mains pleines de cadeaux : de la vanille, des tableaux naïfs, du folklore exotique. En Occident, la jeunesse indomptable adore l’Afrique. Du fric, des femmes et du pouvoir : l’Occident sous-traite ses marginaux au continent mirage. L’Afrique est l’oasis des rejetés. Les îles sont défrichées par les déracinés. À Madagascar, les sols appartiennent aux multinationales. Les Malgaches sont les dindons de la force. De gré et de grès, Farouk farcit la farce.
Farouk a forci en quelques voyages. Sur les galets malgaches, le gringalet a pris du galon. Pour le moment, son organisation frise l’impeccable. Les vibes sont positives. Les skateurs défoncent le respect et les consignes. Tant qu’ils palpent, ils pointillent. Leur capital est capiteux. Ils ont le zèle marchand.
Pour le compte de qui travaillent-ils ? Aucun d’eux ne sait. Farouk ? Ne pose pas de questions. L’important est de palper. Chacun mène sa vie. Chacun suit sa barque. Principes de bonne conduite. Principes bourgeois. Principes du prince. Quand on pose des questions, on attire les problèmes. De la troupe trotteuse, seul Rodney est resté à Eonville. Il est nostalgique de son bitume. Il deale un peu de shit, un peu de came, il bouge en dehors du circuit. Il prend son rôle à cœur : il est la courroie de transmission.
Il loge les gars, les skateurs ou des occasionnels. Le luxe du Lux. Le lucre. Il biche comme un gras raton : en échange d’une dose, c’est pas de refus quelques services. Pas de sévice, peu de vice. Rodney n’a jamais craché dans la soupe. Avec le temps, la défonce a pris le pas sur la planche. Prendre son pied vaut mieux que speeder les bancs. Avec la vieillesse, on skate moins. Mike est obligé de reconnaître que le skate ne lui a pas apporté grand chose. Sauf son statut de diva underground dans le milieu d’Eonville, il n’a pas percé. Il n’a pas le niveau. S’il ne le dit pas, il ne le sait pas.
Il suit sa pente douce. Son père a toujours la main longue. Il l’a pistonné : un travail de commercial dans les fringues. Skate et business, c’est son rayon. Rodney survit avec bénéfice. La précarité l’agrée : auprès des potes, elle donne le change. Il n’a pas des tonnes de flouze, il floute et il fuse – des kilos. Sans oseille, il faut des épinards. Mate le placard.
La facilité est à portée de main : se défoncer, bosser, arborer belle allure. Avec le temps, on finit par snifer. On gobe moins de bobards et plus de cachets. On fait des gosses et on quitte les mères amères. Ras le cul du shit et de la dèche ! Changer d’appart tous les six mois à cause des deals, c’est pas top. Instables, la vague écume. L’important est de retomber sur ses pieds. Le système est l’allié des jobs à papounet. On se fait virer pour raison de crise. Les patrons dupent : en galère, ils éjectent le mouton noir. Le canard boiteux du skate est un commercial qui rassure sans assurer. Le corps a lâché. Le système est fâché.
C’est son vilain défaut. Il n’a jamais tenu la rampe. Toni était le boss des bosses. Rodney manquait de cran. À force de vente, ils ont fini dans le commerce. Ils appellent ça le business, mais c’est kif kif. Bourricot. Du shit ou des baskets, le point commun, c’est la planche. Avec leur circuit, finie la galère ! Les skateurs partent en vacances. Ils ont les moyens de vadrouiller. Ils ont leurs conditions : le soleil, la plage, la montagne, ça vous gagne. Plus d’esclavage, des heures sup. Du bon son, des pétards, les skateurs seraient-ils embourgeoisés ?
« Si on sortait ? »
Mike a la bougeotte.
« Je connais une rhumerie pas loin… »
Toni est chaud pour allumer le feu.
« Y’a un bol smooth à côté ? »
Rodney est reste identique à lui-même : son premier réflexe est pour la glisse.
« Affirmatif ! »
Mike se lève : l’affaire est dans la poche. Bonne pioche. Mike ne sait toujours pas mieux skater en quinze ans, mais son extraction lui a donné le goût des clans et des invitations. Mike est peut-être destroy, bourgeois toujours. Il a une tronche de pirate famélique, avec sa tête de cadavre prétentieux et ses manières de mondain décalé. Pour lancer le départ, Mike sort de sa poche de la poudre en sachet. Il sniffe un rail sur la table, sans manière. Les skateurs ne font pas dans la complication. Rodney emboîte le pas. Jamais en retard d’une ligne, il tient à son standing.
Il est le roi de la défonce et des backsides. Cops n’en peut plus de sniffer. Il a le pif en marmelade et il voit des étincelles. Il passe son chemin. Les cheveux ébouriffés, les yeux exorbités, il s’accroche à sa planche comme à un rafiot au milieu de l’océan. Il ne sait pas pourquoi il est triste.
« Farouk est sorti ? »
C’est toujours Rodney qui pose les questions. Comme Toni ne répond pas, le groupe sort, uni et soudé. Oubliée la rhumerie, place au bol. Les skateurs vont flamber le Vieux Port à coups de sauts, d’indys et de grabs. Rodney est parti comme un fou sur sa planche, Cops essaye de le suivre en délirant. Cops ne prend rien au sérieux. C’est probablement le truc qui lui permet de tenir le coup. Il serait bloqué depuis longtemps s’il prenait les choses au sérieux. Avec sa dégaine de cadavre à la renverse, il sort d’une hécatombe en perpétuel indemne. C’est un zombie sans ombre, un crève la mort de la survie. De la bande, c’est le seul à ne pas sortir d’une famille. Rodney a du fric, Mike des relations, à moins que ce ne soit l’inverse.
Toni est fils de commercial. Cops n’a pas de père, sa mère est au ménage. Sans éducation, c’est un enfant de la balle. C’est un mort de faim, qui tuerait son père pour une planche à billets. Il n’a pas de principe, pas de structure, pas de projet. Il vit au jour le jour. Les skateurs, il est en phase avec leur absence de calcul. Il a senti un cocon, une énergie. Rodney se came, Mike est son complice. Les autres d’Eonville sont solidaires. Mêmes délires, mêmes désirs, mêmes soupirs. Il fusionne des tonnes de différences. Point commun : la défonce. Une fois, Cops s’est fâché : son ex lui a lancé qu’il traînait avec des faux rebelles et des vrais bourgeois. Il l’a giflée.
Puis il est sorti. Il a retrouvé ses deux potes skateurs, un Gitan qui passe ses soirées en garde à vue et qui se construit des murs d’héroïne ; un schizo friqué, qui a rompu avec son père pédophile et dont la mère est morte d’un cancer quand il était enfant.
Toni est au-dessus de la mêlée. Il n’a peur de rien, surtout pas de la police. Nul événement ne l’affecte. Il est indestructible, incassable et inoxydable. C’est son secret pour tenir la rampe. S’il est le meilleur, c’est qu’il ne connaît pas le stress. Mike balise pour un rien. Toni ne flippe pas. Autour du bol, à cette heure de la nuit, il n’y a personne. Seule la lune éclaire encore la rampe et les spots. L’ambiance est planante. Rodney a proposé de monter un tour d’Europe des rampes, avec ski et soirées au programme. Maintenant que les skateurs ont un peu d’argent de côté, la proposition leur donne l’impression de mener la vie des globe-trotters décalés et originaux.
« C’est vous, Toni ? »
Toni se retourne. Une carrure sportive le dévisage calmement. Mike comprend que c’est la police : par bonheur, ils ont laissé le matos chez Toni. Pas de bouts, pas de sachets, pas de souci. Ils ont encore triomphé des lois.
« Je pourrais vous parler ? »
Dans l’urgence, Toni ne réagit pas. Il est plus flegmatique qu’un prisonnier sur le point de passer sur la chaise électrique. Il inspire la perplexité : cet homme est-il soumis à la pression et aux fluctuations extérieures ?
« Pas seulement à vous. Je veux tout le groupe… »
Le cœur de Mike se sert. de gros nuages fondent. Il faut appeler Rodney, qui n’a rien compris à la scène et qui s’éclate comme un gosse en haut de la rampe. Enfin, il arrive.
« Quoi de neuf ?
- François-Xavier Moulin ?
- On se connaît ? »
Rodney essaye de provoquer en plaçant une pointe d’insolence sinistre rehaussée de son rire de corbeau fluet.
« En tant qu’inspecteur, j’ai appris à vous connaître. A vrai dire, nous connaissons toute la bande… Vos agissements ne passent pas inaperçus. Depuis six mois, votre petit manège est admirable… »
Mike baisse la tête. Sa mère va pleurer. Il est déjà considéré comme le raté de la famille. Cette vie de rêve, c’était trop facile pour être vrai ! Rodney essaye de protester en bluffant. Toute sa vie, il a truqué la feinte. L’inspecteur s’énerve.
« Vous êtes des petits joueurs. Des trafiquants de seconde zone. Vous ne nous intéressez pas. Nous tenons les têtes !
- Dans ce cas, pourquoi vous vous dérangez ? »
L’inspecteur sort son calepin.
« J’ai besoin de vos dépositions !
- Ca va être chaud, un soir de Nouvel An !
- Vous connaissez Farouk Mahdoufik ? »
Toni écarquille les yeux. Silence dans les rangs.
« Jamais entendu parler de ce gars !
« François-Xavier Moulin, dit Rodney, vous avez passé votre vie à vous droguer aux ecstas et à la cocaïne et votre addiction explique peut-être certaines pertes de mémoire. Cependant, sachez que votre mauvaise foi vous ridiculise. Non seulement je ne me suis pas dérangé pour vous causer des ennuis, mais en plus je suis venu pour vous protéger…
- Ca me fait bien marrer !
- Alors fendez-vous la gueule un bon coup. Nous avons retrouvé Farouk Mahdoufik au fond du Vieux Port. Si d’aventure vous penchiez pour une chute inopinée et une noyade accidentelle, laissez-moi vous préciser qu’il a été précédemment frappé au visage et qu’il avait le poignet cassé.
- Vous pouvez répéter ?
- Vous avez très bien compris. Farouk Mahdoufik a été victime d’un règlement de comptes. Puisque vous êtes ses complices et que votre témoignage nous intéresse, vous allez nous suivre bien sagement. Je n’ai pas envie de retrouver demain quatre macchabées de plus dans la garçonnière de Toni. Comme lendemain de Nouvel An, ce ne serait plus la gueule de bois. Ce serait un enterrement de première ! »

Mike arrive le premier sous la chambre de Bertrand. Les skateurs disent le squat. Ça fait plus classe. Terme très relatif. En l’occurrence, il désigne une petite place retirée en plein cœur du centre-ville. La grande aspiration au luxe des bobos de province réside dans l’alliance de la ville et de la campagne. Les parents de Bertrand loge au quatrième étage d’un ancien hôtel particulier, un immeuble cossu qui se divise en quatre logements : un par étage. Cent cinquante mètres carrés, excusez du peu ! Mike adore la pôle position. C’est son signe indien, la preuve qu’il est un skateur authentique.
Deux ambulances stationnent en bas. Les pompiers affairés, Mike tire la tronche : il y a un problème.
« Qu’est-ce qui se danse ? »
Rodney se régale de sa position de second. Rien de plus jouissif que la dernière place quand on est le meilleur. Ça permet de se la raconter baba.
« Je sais pas. C’est bourré de pompiers…
- Mate les keufs ! »
Effectivement, une grosse voiture à gyrophares est garée. Les inspecteurs sont en civil.
« J’espère qu’ils vont pas nous fouiller ! »
Rodney garde les pieds sur Terre : c’est un bon moyen de rappeler qu’il trimballe des quantités de shit sur lui. Il touche sa poche, un douze est dedans. Douze grammes de haschich peuvent valoir une amende corsée, surtout quand on est un skateur et que la police vous a à la mauvaise.
« C’est quoi, ce délire ?
- Je vais voir… »
Mike est moins timoré que Rodney. Il sait parler. Sans demander conseil, en montrant bien qu’il est indépendant, il se fraye un chemin vers l’inspecteur le plus proche des ambulances. Quand il revient, Rodney est en train de skater contre le banc. Personne ne le dérange. Probablement que personne ne l’a remarqué. Rodney a la tête des grands jours.
« Tu croiras jamais ce que j’ai rentré ! Un 360 quickflip sans m’en rendre compte ! Woah ! Je suis pas sûr d’y arriver de nouveau ! »
Mike baisse les yeux. Apparemment, Rodney n’y est pas. Il fume trop, Rodney. Des fois, il déconnecte carrément et c’est inquiétant.
« Rod, je crois que tu captes pas : Bertrand a un gros souci… »
Rodney a déjà tourné le dos.
« Devine ce que je tente : un halfcab backside en five-o ! »
Mike est désappointé ; il n’a plus envie de rire.
« Tu piges le topo, mec ? »
Sa voix chevrote. Rodney se retourne : Mike n’est pas dans un mauvais délire.
« C’est quoi, le problème ?
- Bertrand est très mal. Là-bas, dans l’ambulance. La première… Il a sauté par la fenêtre. Etat critique, selon les toubibs. Je ne sais pas si on le reverra… »

« Un instant. Je vais voir si monsieur Seizouno est là… »
La secrétaire est jeune et large. Manifestement, elle est heureuse de faire patienter un Blanc. Jean-Pierre Stirbos est pâtissier de son état. Il vit à Cadjehoun, Dahomey, et il répond à une petite annonce. Une embauche. La maison Seizouno cherche un pâtisser français. Chocolats, croissants et pâtés, elle veut les meilleurs produits d’Afrique de l’ouest. Madame Seizouno nourrit de grandes ambitions pour la petite merveille que son mari lui a offerte.
« Monsieur Seizouno est occupé. Veuillez attendre un instant, s’il vous plaît… »
Stirbos obtempère. Apparemment, la maison aime faire attendre et se la joue à la française. Monsieur Seizouno passe la moitié de ses journées dans son nouvel immeuble. Une grande bicoque qu’il a fait construire et qui vient d’ouvrir ses portes. Un futur complexe pour touristes et hommes d’affaires, comprenant des chambres, un restaurant, une piscine, un sauna, une discothèque – et la fameuse pâtisserie du rez-de-chaussée. Succès garanti.
En plus du dernier étage privé, où les intimes peuvent se restaurer et se reposer, monsieur Seizonou a installé des bureaux dans une aile du cinquième étage. Cela lui permet de passer quelques appels, de montrer à ses visiteurs des ébauches de chocolat fin et de faire croire qu’il travaille.
En réalité, monsieur Seizonou déteste le travail et préfère la fête. Quand il sort, il saute les femmes à tire-larigot. Des chanteuses, des miss, des mariées, il goûte à tout. Enfin, à toutes les tailles, pourvu qu’elles soient noires. Monsieur Seizonou n’aime pas les Blanches. C’est son coté africain qui ressort. Monsieur Seizonou est nationaliste et tribaliste. Il se méfie des féministes. Il préfère la qualité locale. Quand il vit en France, quelques mois par an pour se reposer de ses excès, il a toujours une femme qui l’attend à Paris. Une compatriote, bien entendu. Sa femme officielle s’est résignée à la polygamie. Elle est la première dame, celle qui a droit aux égards et au fric.
Monsieur Seizonou a autant d’argent que d’entregent. Il possède des hectares, des maisons par dizaines, des terrains par centaines. Monsieur Seizonou est un homme fortuné. Transitaire au port de Cadjehoun. Il est l’associé d’un des milliardaires opulents du Dahomey. Quand on l’interroge sur ses secrets, il répond qu’il voyage et qu’il travaille beaucoup. Il a un ton affairé, des vêtements américains et des dizaines de voitures de luxe : des limousines, des cabriolets, des 4X4... En réalité, monsieur Seizonou a amassé des dizaines de millions de dollars en quinze ans. Il n’est pas sorcier et même pas très intelligent. Il est très habile ; il a sauté sur l’occasion. Avant, douanier ou transitaire, c’était beaucoup d’effort et un peu de résultat. Maintenant, c’est la richesse assurée – peu de peine.
L’import-export est le miracle africain de l’an deux mille. La tendance s’est amorcée fin vingtième siècle. Monsieur Seizonou révèle à qui veut l’entendre que les voitures et les frigos l’ont rendu millionnaire. Peut-être qu’il en a importé des paquets, mais il ne raconte jamais pourquoi il dort sur des millions. Il touche à tout. Un peu les armes, un peu les femmes ? La drogue rapporte des dollars. Seizonou est un affairiste prospère. Au Dahomey, la richesse, il faut la montrer. Seizonou a décidé : la vie est courte. Son père est parti au tombeau d’une crise cardiaque quand il avait douze ans. Il craint le même destin. Tant de sorciers veulent le manger ! Quand on réussit, c’est la jalousie. Alors monsieur Seizonou s’est rabattu sur les femmes.
Il ne tient pas de calepin, il les installe dans ses maisons. Longtemps il s’est amusé à sortir les femmes mariées. Les Africains sont terribles. Certains sont prêts à donner leur femme en échange d’une transaction. Ce que monsieur Seizonou préfère, c’est niquer la femme des Blancs. C’est la double nique : il nique le colon et la compatriote. Les Blancs croient avoir épousé la perle rare, une chanteuse à la silhouette fine et aux formes rebondies. Une sorcière et une raciste de première, oui !
En réalité, monsieur Seizonou la subventionne et la travaille au corps. Monsieur Seizonou est persuadé d’être irrésistible. Il ne s’est jamais demandé si ses innombrables conquêtes résultaient de son charme magique ou de son fric aphrodisiaque. La vie est trop courte pour poser les questions. Monsieur Seizonou croit en Dieu, lit la Bible, craint les sorciers et nique les femmes. Il est Africain. En ce moment, il a tendance à délaisser les femmes mariées pour suivre la mode des minces aux grosses fesses.
Depuis qu’il est sorti avec une chanteuse compatriote mariée à un Français, il est sous le charme de la musique africaine. Il joue au mécène obscène. Bien entendu, il ne subventionne que des chanteuses et il ne finance que ce qu’il touche. Seulement s’il couche ! Monsieur Seizonou a toujours su distinguer où se trouvaient ses intérêts.
En ce moment, il est indisponible. Entretien d’affaires. C’est lui qui a baptisé ainsi ses rendez-vous. En fait, monsieur Seizonou se tape la sœur d’un petit jeune qui se pique de business et qui veut s’associer. Une affaire d’import-export entre Hong-Kong et Cadjehoun. Monsieur Seizonou savait déjà qu’il approuverait : le marché chinois est porteur. Et puis, une nouvelle ligne de transaction permet de légitimer les millions annuels.
En fait, le petit jeune veut rentrer dans la cour des trafiquants. Monsieur Seizonou opine : c’est un mégalo, pratique à manipuler. Sa sœur a une paire de lolos resplendissante. Hong-Kong est l’ancienne place-forte de l’opium. Beaucoup du blanchiment se fait et se défait à Hong-Kong. La sœur a un teint clair. Elle a la mine prétentieuse des femmes qui confondent l’ambition et le caractère. Elle rêve d’étudier en France. Monsieur Seizonou lui financera une bourse d’un an renouvelable s’il passe un agréable moment.
Chacun dans les milieux de Cadjehoun connaît les goûts de monsieur Seizonou. Monsieur Seizonou est assailli d’ardeurs d’autant plus impérieuses qu’il abuse des dérivés d’amphétamines. Ainsi, au lieu de dormir, il festoie et il baise. C’est son vice de financier que de goûter aux petites friponnes dans son bureau, alors que sa femme à côté surveille les pâtisseries ou mange avec les invités. Monsieur est très strict avec ses enfants et très libéral avec les femmes. Madame fermes les yeux sur les dossiers de monsieur. Elles roule en cabriolet, elle reçoit ses amies dans sa maison de marbre et bois précieux, elle vit à la française. Après le baccalauréat, les enfants partiront étudier au Canada dans des écoles de commerce privées.
Quand monsieur Seizonou est pris de boisson, il se vante d’appartenir à la haute mafia béninoise et de contrôler le Dahomey jusqu’en Afrique de l’ouest. Monsieur Seizonou nourrit un légitime sentiment d’impunité : c’est lui qui finance les politiciens. Il pourrait être facilement député si l’envie lui prenait. Il se prend pour le roi du pays. Rien ne lui résiste. Dans son bureau où il a l’habitude d’accorder ses faveurs insatiables, il tombe sur le frère de la sœur. La sœur se rhabille, se maquille, se pouponne.
Monsieur Seizonou ne prend pas de gant pour sa reboutonner devant le frère. C’est son vice d’étaler sa puissance. Il peut tout se permettre, il a les sous. Le frère trouve tout naturel d’offrir sa sœur à un personnage aussi considérable. Un familier des aéroports et des douanes, qui réserve un vol pour la France dans la semaine. Après tout, avant la colonisation, monsieur Seizonou roi aurait marié toutes les jolies reines de son territoire.
Les choses ne changent pas sur un point : la beauté se marie avec la richesse.
« Un chocolat ? »
Monsieur Seizonou finit de se rhabiller. En costard cravate, il a retrouvé le rythme de l’homme pressé. Il s’apprête à reprendre son bureau, son écran d’ordinateur, ses appels vers l’étranger. Tous les mois, il embarque pour la France en première classe. Ses déplacements donnent le change ou servent de vacances. Ses bénéfices sont du cash : monsieur Seizonou palpe les dividendes. Dans sa société d’import-export, on achemine les cargaisons de cocaïne depuis l’Amérique du sud et on les réexpédie vers l’Europe, en général Marseille ou Amsterdam. On élimine les paperasseries et les taxes. On prélève des pourboires faramineux. En dix ans, monsieur Seizonou est devenu l’un des plus gros promoteurs du Dahomey. À tel point que l’immobilier n’est pas une couverture. Il sert de deuxième ressource. Quand il prendra sa retraite, monsieur Seizonou vivra de ses rentes et de ses immeubles.
Il en a acheté un peu partout au Dahomey. Il sait que l’immobilier va grimper en flèche et qu’il fera un paquet d’argent à ce moment. Il a un modèle, le pape d’une hérésie chrétienne. Emmanuel Ozanna rassemble des millions de fidèles parmi les communautés africaines du monde. Son immense fortune, il la doit plus au blanchiment de l’argent qu’à la religion proprement dite. Monsieur Seizonou travaille dans l’ombre pour ce pope révolutionnaire et en profite pour accroître ses gains. À terme, monsieur Seizonou sera le bras droit du Révérend Ozanna. Il ne travaillera plus pour le port de Cadjehoun. Il a peur pour sa sécurité, pour sa famille, pour sa vie.
Ozanna vit retiré dans un immense domaine au Nigeria. C’est son Vatican personnel. Quand il en sort, c’est pour voyager à travers ses innombrables églises de par le monde ; soit pour se retirer en France, où il entretient deux femmes (officielles) et d’innombrables rejetons. Monsieur Seizonou serait bien plus tranquille à gérer les biens du Révérend qu’à mener la vie de patachon. Il aspire à se retirer et à cesser les fredaines.
« Au secours ! Pardon ! Pardon ! »
Monsieur Seizonou accourt. C’est le frère qui crie à la mort. Quel raffut ! Quel branle-bas de combat !
« Quel est le problème ?
- Ma sœur ! Ma sœur ! »
Monsieur Seizonou tend le cou. Dans le cabinet où la sœur se changeait, histoire de se retaper une virginité, monsieur Seizonou a un gros problème : la jeune femme est par terre, elle est secouée de spasmes et de convulsions. Elle pousse des petites exhortations et elle a des étourdissements.
« C’est les sorciers ! Il faut appeler le visionnaire ! Pardon ! Doucement ! Pardon ! »
Monsieur Seizonou n’a pas le temps d’intervenir. Un grand Blanc est déjà dans le bureau. Il est accouru au secours. Il est entré sans permission et sans toquer. Un Blanc, vraiment. Un colon.
« J’ai le brevet des premiers soins. Laissez-moi intervenir ! »
Il est accompagné de madame Seizonou qui a été dérangée par le vacarme. Monsieur Seizonou aimerait bien qu’on en finisse. Que la sœur meurt, maintenant qu’il l’a baisée, mais que revienne le calme. Il serait gênant qu’on découvre ses turpitudes et ses petits secrets.
« Ce n’est pas grave, elle revient à elle ! »
La tension redescend d’un cran. Monsieur Seizonou retrouve un peu de vigueur.
« Qui est-ce ? »
Madame Seizonou n’a pas l’air suspicieuse ou jalouse, elle pose juste la question qui fâche. Le pâtissier intervient, serviable et précis.
« Elle a eu un coup de chaud. Je ne sais pas… Elle est enceinte ?
- Venance, tu peux venir s’il te plaît ? »
Venance, c’est le prénom de monsieur Seizonou. Celui qui l’interpelle avec familiarité peut se le permettre. C’est son meilleur ami, son bras droit, son conseiller et son comparse. Jean-Claude Dantigui est maçon de profession, citoyen français et homme de confiance de monsieur Seizonou. Manifestement, il n’a pas envie de blaguer et il a peur. Il sent encore l’alcool de la veille : normal, il a dégusté du mousseux toute la nuit et au petit matin, il comptait fleurette à une sculpturale métisse familière des discothèques de Cadjehoun. En France, Jean-Claude a des enfants avec une Blanche, mais celle-ci ignore sa vie au Dahomey. Elle croit qu’il travaille dur et qu’il épargne pour monter sa propre affaire. Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de la vérité.
« La petite, tu la sors d’où ? Son malaise, c’est de la comédie ! Ils veulent te faire chanter ! Tu te l’es tapée ?
- C’est son frère qui me l’a ramenée…
- Toi, tu déconnes ! Ils vont en profiter pour s’insinuer dans ta vie privée et ont peut-être déjà des clichés…
- Pardon, il me la prêtait pour services… Tu me connais, je suis généreux. Je ne peux refuser mon secours.
- Quel secours ? C’est pas sa sœur. Il t’a bien eu. C’est une pute.
- Tu tiens tes informations de quelle source ?
- Vraiment, tu me prends pour un petit ! Je suis ton pied et ton oreille. Tu crois que je suis un Blanc ? Oh ! tu me déçois. Tu me payes pourquoi ? Le pâtissier est de la police. Les Blancs, vraiment ! Lui-même sait. C’est la méfiance. Le frère est un complice, un Bounty… »
Monsieur Seizonou a de nouveau des sueurs au front. Il a vieilli en quelques secondes et il ne sourit plus avec insouciance.
« Interpol ? »
Le mot qui tue. Ils ont déjà essayé de le coincer en France il y a cinq ans alors qu’il embarquait pour le pays. Une première alerte sans conséquence pour la suite de ses programmes. Monsieur Seizonou a le bras long. Il a passé quelques coups de fil et on ne l’a plus jamais dérangé. On l’a enlevé du fichier et il a pu revenir en France sans souci par la suite. Si ça revient, c’est mauvais signe. Les Blancs l’ont à la mauvaise. On en a assez de lui. On veut l’éliminer. Cette fois, on risque de ne pas le rater. Il va devoir se cacher et se calmer. Monsieur Seizonou claque des mains.
« Ecoute, le frère, tu me le supprimes ! Je ne veux plus entendre parler de ce vaurien !
- Et la sœur ?
- Elle, attends. Elle a les gros seins. Je vais m’amuser un peu avec elle !
- Toi là ! »
Monsieur Seizonou éclate de rire. C’est la fanfare, la cascade. Jean-Claude le retrouve guilleret comme aux plus beaux jours du collège, quand ils faisaient les quatre cents coups ensemble. Les temps n’ont pas changé. Les amis ont juste ridé.
« Et le pâtissier ?
- On va l’embaucher. Je te garantis qu’il va bientôt démissionner et qu’on ne le reverra pas de sitôt au Dahomey ! Je vais le fatiguer ! Un Blanc là, comme ça ! Je vais lui apprendre la vie locale !
- Tu vas l’empoisonner ?
- Je vais le caser avec la petite. En Afrique, les fesses achètent toutes les bourses. On va voir si c’est le Blanc qui baise ou si c’est le Noir ! »