samedi 23 avril 2011

Reste au rang

Alain Méribel a de quoi se sentir fier : depuis six mois, il cartonne enfin. Il n'a jamais réussi dans les études, il est paumé. Il déprime plutôt qu'il ne fait la fête. Chacun sa catharsis. Alain l'a trouvé dans le fast food. Il bosse chez le fabriquant de hamburgers belge Ham, qui est le principal concurrent sur le marché européen de l'américain Burking. Alain rêve d'être professeur des écoles. Anciennement instit. Il ne réussira pas, car il n'arrive pas à travailler. Réussir est sa phobie.
Il est en échec. Il est amoureux d'une garce, une Sénégalaise qui le prend pour un âne et qui le fait lanterner comme un pion. Alain s'accroche. Maso sans doute. Elle entretient plusieurs relations et ne veut pas de lui - durablement. Elle est en phase de quête personnelle. Elle a déjà avorté de lui. Il devient fou. Il n'en dormait plus et il s'est investi par compensation dans la musculation intensive. Résultat : il ressemble presque à un body builder. Il a gagné dix kilos de muscles. Il peine à se déplacer sur un terrain de basket, sa passion. Tant pis, il se sent plus fort avec des bras surdimensionnés que dans les bars sous-dimensionnés où afflue la jeunesse insouciante.
Alain a vingt ans. C'est un enfant. Il a travaillé dur comme serveur chez Ham et maintenant, il a gradé. Il est le chef du restaurant Ham du centre-ville d'Eonville. La classe. Du coup il en serait presque venu à trouver que ceux qui ont reconnu son mérite sont dignes d'éloge et que le système du fast food est excellent. Peu importent les critiques sur la qualité gastronomique et ou diététique de son resto rapide. L'important, c'est qu'on l'a enfin reconnu à sa juste valeur.
Car Alain n'est pas prétentieux, il est vaniteux. Il tient à ce qu'on reconnaisse son importance humaine par-delà sa fragilité sociale. Son rêve? Reprendre ses études. Pour l'instant, il galère dans sa vie et son boulot ne lui donne pas de temps. Il faut choisir, Alain n'a pas le choix. Il a besoin d'une paye et il espère percer dans son job à plein temps travail. Il rêve de prestige : il bosse cinquante heures par semaine, il est directeur de restaurant. Ca sonnerait assez bien s'il ne travaillait dans une chaîne de restauration rapide tendance US, son rêve aurait été d'être propriétaire de franchises. Le propriétaire de la franchise du centre-ville d'Eonville en possède cinq autres dans la région.
Nous sommes au début des années 2000 et la précarisation du travail commence. Depuis un an qu'il est entré dans la restauration rapide, Alain est fatigué. Il erre à bout. Mais il espère encore. Les études et les documentaires contre la restauration rapide n'ont pas trop détruit son image. Alain est fixé : son job, façon étudiant américain volontaire, est une transition vers un vrai travail, Maître des écoles. Diriger un groupe d'élèves, telle set sa responsabilité. Sa vocation.
Chez Ham, la direction a reconnu son investissement. Il a Réussi à augmenter les marges. Alors pourquoi partir? Alain n'est pas assez payé et travaille trop. Il n'a plus de vie à côté. Il n'a plus de temps pour étudier. Il est exploité. Même lui commence à s'en rendre compte. Il est malheureux partout. Sa seule trouée d'espérance, c'est son projet scolaire. Il n'en peut plus de ne pouvoir se détacher de sa copine.
Une Sénégalaise. Une Africaine. Depuis ses dix-huit ans, il s'est mis en tête que l'Afrique était un endroit génial et qu'il vivrait en Afrique. Bien entendu, il doit avoir des enfants avec une Africaine. Il écoute du reggae, il est opposé au mariage bourgeois chrétien et aime la nature. Ca rend plus mature? Il est opposé au capitalisme et s'est promis de lutter contre ce fléau plus tard. Ô calendes grecques. Avant, il doit amasser en plein coeur de Babylone, chez Ham. Les spoliateurs sont ceux qui le nourrissent.
Chienne de vie, où l'on est traité comme de la viande. Alain la met entre deux tranches de pain, quelques légumes, parfois du fromage. Ce n'est pas compliqué, de conception. Par contre, que tant de consommateurs, des jeunes, succombent aux charmes du hamburger décliné à toutes les sauces... Alain sait ce qu'il donne à manger. Ras les rats dans les cuisines. Lui, maintenant, il a gradé, il donne des ordres, mais le fond, gagner sa vie en vendant de la camelote, de la graisse et des sauces sucrées, c'est se moquer du monde.
Il ne le dira jamais à ses potes ou aux filles qu'il essaye de draguer en discothèque, il a honte de lui. Il comprend que sa belle Sénégalaise le repousse plus ou moins. Elle est peut-être folle, mais lui ne tient guère plus la route. Paumé, elle aux fraises. Il serait temps qu'il ne la voie plus. Il serait temps qu'il démissionne. Les deux vont de pair. Les deux font la paire. Tant qu'il bossera pour Ham, il sortira avec cette péronnelle déséquilibrée qui l'aguiche pour le torturer.
Elle ne se rend pas compte. Elle est plus perdue que perverse. Encore qu'elle soit perverse. Alain travaille dans un système pervers. Ham est l'emblème de la perversité capitaliste. Alain l'a découvert en se rendant chez un ami pour disputer un match de basket. Alain essaye de se donner le style du sportif sain et bien dans son corps. Bien dans sa tête. Il joue au basket et il se muscle comme un damné. Dans le fond de son crâne torturé et indécis, il a pris sa décision : démissionner. Tchao Ham et les ânes sans âme.
Mais c'est comme avec son ex future : il est incapable de prendre une décision claire. Il n'est pas velléitaire. Il oscille entre deux chaises. Il aurait besoin d'un psy, american way of life, il n'a pas les moyens. Salope de vie au service du capitalisme de flibustier : toujours travailler, perdre ses plus belles années. Pourquoi et pour quoi? Alain n'arrive pas à casser, Alain n'arrive pas à démissionner. Le travail et les amours. Quand rien ne marche, on traîne en mode faillite. Le seul moyen de se refaire, c'est de changer.
Repartir du bon pied. Il sort de Ham, le cerveau retourné, les odeurs, le stress, l'impression de perdre son temps. Mauvais signe, le ressenti ment. Mauvais singe, il tombe sur sa Sénégalaise. Il n'a jamais eu de chance dans la vie. Ses parents ont divorcé enfant, il se retrouve à bosser dans un resto rapide avec un contrat précaire, il sort avec une instable plus ou moins nympho, comme l'on dit chez les jeunes, sans savoir que la nymphomanie est une vacherie. Elle traverse, grand sourire.
Elle lui fait la bise. Elle ne doute de rien. elle a porté leur bébé, l'avorton a avorté. Une dégénérée. Elle frime, lunettes de soleil et peau qui brille. Normal de se comporter de manière faible, elle n'est pas fiable. Elle est une fille de Sénégalais musulmans qui veulent la marier au bled avec un cousin. Qui n'ont plus de repères. Elle ne pense qu'à s'amuser, à danser, à sortir, à jouer les starlettes, bijoux et dorures. Parures et raclures.
"Si je viens avec mes copines, tu peux nous faire un tarif?"
Elle est câline, complice, pas affectueuse. Elle zappe depuis deux semaines, quinze jours, longues soirées. Et elle ressurgit, la bouche en coeur. Elle est intéressée. Elle est déséquilibrée. Elle est sexuelle. C'est une sale gonzesse. Elle se réfugie dans le cul pour éviter la confrontation avec ses parents. Elle la fait culture sénégalaise. Mais la culture africaine toute différente n'existe pas. Elle n'est pas différente de la culture française. Plus les Noirs la jouent différents, plus ils sont ignares et complexés. Alain en a marre de l'Afrique à frac. L'Afrique, c'est chic. L'Afrique aime le fric, surtout sa Sénégalaise.
Pourquoi perdre son temps avec cette mijaurée, cette capricieuse, cette mythomane? Deux ans qu'il souffre, deux ans qu'il galère, deux ans qu'il pleure. Elle réapparaît quand il n'a plus besoin d'elle, quand il l'oublie, quand il va mieux. C'est toujours le même cinéma, le même cirque. Elle se tape des autres, des gaillards, des tâches, des niqueurs, des frimeurs, des imbéciles, et puis, hop, elle montre son museau enfariné. Une perverse. La perversion de l'Afrique dans son froc. Pour Alain, l'Afrique, c'est autre chose. L'Afrique, c'est ailleurs. L'Afrique, c'est son rêve.
D'un coup, il s'affranchit de sa Sénégalaise. Elle pas pour lui. Moque de lui. Ne fera pas sa vie. Il est sentimental, elle manipulatrice. Fossé et jachère. Elle profite. Elle se la donne. Elle vaut rien. Pas un cachou. Pas une mangue. Elle a fait perdre son temps. Elle n'a qu'à traîner avec ses plans relous. Ses amis, non merci. Ses fréquentations, fréquentes déraisons. Un sale plan ambulant.
"Si tu veux, je danse samedi avec le groupe..."
Ah, non merci. La dernière fois, Alain a accouru, persuadé qu'elle renouait - qu'elle avait enfin compris sa valeur. Rien à voir avec les autres, des coups d'un soir, des play boys de la baise sans bise. Tu parles, elle l'avait invitée comme ça, sympa, gratuit, invitation, au premier rang. Elle dansait de manière frénétique, les jambes levées, tam tam mate. Son percussionniste était son petit copain. Elle était distante. Alain l'a mal sentie. Elle l'a présentée. Il était livide. Elle l'a trouvé fatigué et mystérieux. Pourquoi pas bizarre? Alain a juré ne plus la calculer. Il a pardonné. Elle se joue de lui.
Cette fois, la bonne. Elle ne s'y attend pas. Elle seule. Il sent. Elle s'est pris un râteau. Marre des éphémères. Elle veut se caser. Alain casser. N'est qu'un moyen médiocre. Elle trouvera un mari compatriote apparenté. Tradition oblige. Les traditions sont plus fortes que le bon sens. Mariage forcé, mariage obligé, mariage parental. Les parents décident, chez les Noirs musulmans? Ca dépend des familles. Une famille de tarés. Des psychopathes en boubou. Des sorciers sans intellect. Alain a trop galéré; Alain a trop espéré. Alain veut souffle, se régénérer. Décompresser.
"Je ne suis pas là ce soi, ça ne sert à rien de repasser!"
Son ton l'a surpris en premier. D'habitude, il ne s'énerve pas. Il pète les plombs en implosant. Là, il va exploser. C'est un volvan éteint.
"Espèce de garce. Tes burgers, tu peux te les foutre où je pense. Salope de merde."
La voix est blanche. Posée. Alain ne crie pas. Les autres passants croient que de vieux amis palabrent en toute quiétude. Complicité. Alain a traversé la route. Elle a voulu répondre, dire quelque chose, rien à faire. Alain ne veut plus entendre parler de cette pouffiasse. Terminé, il ne sera plus le dindon. Il fonce tête baissée. Lumière. Dans un coin de sa tête, il a toujours eu le lampadaire, il ne le savait pas. La mère d'un ami est universitaire. Elle lui a proposé de l'héberger. Fini le Ham, les sandwiches, la vie de patachon, le cauchemar. Il potasse le concours d'instituteur, il devient maître des écoles, il enterre sa vie de cadavre ambulant, erreur de casting sur toute la friture.
La solution. Le bout du tunnel. Enfin résolution. Plus de tergiversation. Il a marché, sonné, ascenseur. Troisième étage. Elle le reçoit simplement. C'est une cinquantenaire qui fume la pipe, qui lit des livres. Elle s'ennuie ferme. Elle le dévisage avec fixité. Il parle nerveusement, plus tendu qu'un entretien d'embauche. Il joue sa vie sur ce pile ou face. La Sénégalaise, c'est fini. Une nouvelle vie à l'horizon. Elle a accepté le deal, il n'a pas bien compris. Pour fêter, il paye le restaurant, confus, bourré sans goutte.
La suite? Il a dû lui rouler une pelle. Il a dû se retrouver au pieu avec elle. Sa réputation n'est plus à entretenir : elle se fait vieille, elle a couru les hommes. Son kif, c'est les jeunots. Elle les protège, leur offre l'hospitalité, la vie de gigolo. Femme émancipée. Féministe intégrale. Elle fait ce qu'elle veut de son corps et de sa vie. Elle est indépendante, agrégée, femme de Lettres et athée. Alain n'a pas cherché, le contrat dans la poche. Il ne sait plus trop.
Deux ans qu'il sort sans sortir avec une psychopathe de l'intrigue. Il est maintenant dans un bar. Musique à fond. Il boit un verre avec Claude Delacampagne. Le fils de sa protectrice. Bizarre, il ne se pose pas la question. Le fils est ravi de l'évolution. Alain ne déprime plus, il a retrouvé le sourire. Il était temps. Rien de tel pour débloquer la situation qu'un pétage de plomb. Il a lourdé son ex future, démissionné de son job d'embrouille, sauté une veille névrosée et embrassé la vie de professeur des écoles.
Le trip hop réchauffe l'atmosphère. Les serveuses sont jeunes souriantes. La bière pique dans la gorge. Ca pétille. Les vannes sont rouvertes. Période de malédiction? Disette. Vinaigrette. Son karma pèse plus que la galère américaine. Il est quelqu'un de Bien. On le lui répète tout le temps. La preuve. Il réalisera son rêve : enseigner à des enfants en Afrique. Il a choisi sa destination, l'Afrique à l'ouest. Il logera chez sa protectrice, le temps de décrocher son diplôme de maître. Professeur des écoles. Il voyagera distribuera des cahiers aux pauvres enfants. Il se mariera avec une Africaine jolie souriante, qui lui donnera des enfants métisses. C'est beau la vie, quand les portes se libèrent.