lundi 29 novembre 2010

Moi, cinquante ans, rebelle et collabo

Bon, ben voilà, c'est fini. Au moment où la gloire arrivait, c'est fini. Arrimé. Curieux, ma vie est composée de paradoxes. Quand on me disait fini, je n'étais pas fâné. J'ai rebondi. Maintenant que je repars, que je gagne en allant, je suis alité. Je m'en suis allé. Au fait, je me présente : Luc Méribel. Fils de jazzman et écrivain. Je suis génie mondain, suffit de me lire.
J'ai pondu des journaux et des autofictions, comme tout bobo qui se respecte - c'est-à-dire qui se répète. Pendant dix ans on m'a jugé. J'ai tâté de tout : guitare rythmique avec papa, peinture dans des vernissages, télé avec des amis... J'ai rebondi, je suis sorti du gouffre à écrivains étoffés où l'on entendait m'étouffer.
J'ai hurlé : j'arrêtais. On a prêté attention : moribond. Je remuais, on le remarquait. Cette fois, je suis fini. J'ai construit ma carrière en m'opposant, en jouant du sulfureux. Je souffrais de n'être que la racaille des médiatico-salonnards. C'est dur d'être le rebelle des brêles. On bêle à la pelle. On s'emberlificote. J'ai la cote. Je dépote. Touche pas à ma note.
J'ai décidé de lancer un concept novateur du côté de Saint-Germain : l'anti-édition. C'est tout moi, ça. Etre contre alors qu'on est pour ce dont on est contre. On est contre ce dont on est pour - aussi. Enfin, je m'emberlificote les pinceaux. Je suis un mauvais Picasso qui se prend pour un Grand Ecrivain. Mon truc, c'est l'écrivain bourgeois marginal et incompris. On m'a déjà expliqué que c'était un mythe, mais je m'entête. J'ai écumé les salons, j'ai couru les snobinardes, j'ai sacrifié aux provocations pourvu qu'elles soient mondaines.
Je n'ai publié que parce que j'étais un enfant de - rien de scandaleux. C'est le cas des élus. Des publiés. J'ai décidé de haïr ce milieu auteurisé. Mon milieu - interdit. On m'a accusé d'antisémitisme plus divers crimes intellectuels. J'étais content qu'on s'en prenne à moi. La reconnaissance, en somme. On me détestait parce que je publiais mon journal, dans lequel je prétendais transcrire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Enfin, c'était avant, parce que j'ai arrêté, épuisé, ces confessions, et que je ne fais plus que dans l'autofiction.
Toujours la mode du loto, de l'anti, du narcissisme, de l'égotisme, qui ne peut que provenir d'une mentalité de bourgeois bohème riche et haineux. Je suis en colère. Je pense vraiment qu'il convient d'être en colère. Mon truc, c'est l'anarchie. L'anarchie colérique. C'est grâce à cette fable que je fais passer mon individualisme exacerbé et hautain pour un truc politico-religieux. J'ai lancé des pages inoubliables (quoique oubliées) concernant la mystique orthodoxe ou saint Jean. Mon étonnement : qu'on y ait cru. Je suis le mystique des enfants gâtés.
On m'invite sur les plateaux, un animateur pervers et royaliste, qui apprécie mon côté décalé. Du moment que je suis fils de. Je me la pète. Je me la raconte. Je suis suffisant. Impudent et consternant. J'aimerais tellement être pervers, sulfureux, incompris, génial. La vérité, c'est que j'ai du talent, pas tant que, je fructifie grâce à ma naissance, mon statut, mes fréquentations. Parlons-en, de mes fréquentations. On m'a accusé d'extrême-droitisme, d'antisémitisme, et la clique, mais moi, la vérité, je suis salonnard - j'essaye de sortir de mon gotha par la provocation.
Je fréquente le linge du Saint-Faubourg - je me prends pour un artiste polymorphe parce que je vernis en rythme avec papa. Pour moi, depuis l'enfance, l'artiste, c'est le rejeté grand et célèbre, à condition qu'il se meuve dans les beaux quartiers. Je ne comprends pas l'art, car le seul qui me convienne, c'est l'art bobo. L'art sain est voleur. Je suis jusqu'au bout des ongles. Je m'habille bien, moche, chétif, malingre, je relève le menton.
Je n'ai rien compris. Pour rebondir, sentant mordre à l'hameçon, j'ai lancé ma révolution : l'auto-édition - en finir avec l'édition. Pas Gutenberg. Le monde de l'édition. Les bibis de mon milieu ne veulent pas la fin de leur monde, qu'ils ont construit patiemment. Il faut des artistes maudits, des livres bénis, des quartiers friqués. Des beaux salons pour se pavaner. Le reste n'est qu'esbroufe, même les femmes. Je cours les corps, je n'aime pas les gonzesses. Je n'aime rien au fond. Je suis un nihiliste qui aime errer.
Avec mon anti-édition, j'ai eu du succès. Relatif, décisif. Avant, je vendais trois fois rien et j'étais haï. J'avais droit à une publicité invraisemblable parce que je connais du monde dans le monde et que je suis introduit. On me promotionnait au-delà du raisonnable. On me cachetonnait. Moi, artiste, c'est le médiatique. La clique du clinquant. Tant que je scandalie, je continue à faire. C'était mon coup de l'anti-édition : être invité sur les plateaux.
J'en avais assez d'être le tocard des éditeurs. Mes anciens alliés comme Mauvenargues ou Maupertuis. Des ratés, que je hais plus encore que les autres. Mauvenargues se la joue grand seigneur bordelais, anglophile et libéral progressiste. C'est un bâtard dont j'ai démasqué après vingt ans de fréquentation assidue l'imposture caractérisée. Il n'avait qu'à pas me lâcher! Qu'il me lèche. Je préfère. Maupertuis était mon favori. Celui qui m'avait pris sous son aile. Comme il avait l'instinct pour reconnaître les écrivains bobos maudits, il m'a proposé un marché en or : un salaire pendant quinze ans sans vendre de bouquins.
Il suffisait que j'explique que j'étais un grand écrivain et qu'il était mon mécène. Tu parles! Toujours les mêmes conneries. Un jour, il m'a lâché lâchement, préférant Mauvenargues et l'édition à ma pomme. Je me suis retrouvé seul, sans sou ni clou, tous m'ont tourné le dos. Il se sont dit : fini, le temps des conneries. L'étang des adultères. Je déteste les adultes. Je déteste tout le monde. Je déteste le monde. Pour moi, le monde, c'est le monde. Le beau monde. Le mondain. C'est mon monde.
Je suis un enfant de la bulle. Comprenez-moi. Je fréquente les patrons de journaux, les bourgeois qui se piquent d'aider les artistes, les investisseurs. C'est comme ça que j'ai monté mon affaire de l'anti-édition. Je voulais faire un coup, mais comme c'est mon nombril qui m'intéresse, le coup ne pouvait être qu'unique et me concerner exclusivement. D'où l'idée de l'anti-édition. On bosse pour moi, on raconte partout que je fais la nique au milieu de l'édition.
J'ai pondu une méchante autofiction à compte d'antiédition, où pendant sept cents pages je décris Paris fin de règne. Enfin, Paris. Mondain, bobo et show-business. C'est mon fantasme : la fin de l'Occident libéral - le début de l'anarchie. J'ai filé mon originalité : afficher ma haine tout en soignant ceux que je déteste. Je veux bien les vomir par tous les pores, à condition que mes porcs engraissent. Je vilipende le colonialisme à condition que ce soit depuis Saint-Germain.
Normal que j'aie pris position contre le 911. C'était la condition sine qua non pour que mes mécènes promeuvent mon concept génial d'anti-édition. On peut insulter son milieu, pas le trahir. Comment se montrer original sans changer? Comment faire semblant sans blanc? Vous vous imaginez si j'avais rejoint la cohorte des dénonciateurs de complots d'Etats? J'ai signé mon livre en me moquant d'eux. Pas que d'eux. Je me moquais de tout le monde. Surtout des requins de l'édition. Je voulais trouver mon chemin : pas de complots tout en étant contre le système qui me meut.
J'ai réussi mon pari : je suis contre les complotistes du 911 tout en étant contre l'Occident. Je suis pour l'Orient, celui qui n'existe pas sauf dans mon imagination surchauffée. Au début, ça a marché. Mon anti-édition fut mon tour de Phénix. Mes livres se sont enfin vendus. J'ai fait cinq mille exemplaire en six mois quand avant, avec des dizaines de plateaux et des pelles d'articles, je peinais à dépasser la barre des mille. De toute façon, c'est connu, le vraie littérature ne se mesure pas à l'aune des ventes.
On m'a invité partout. Mes ennemis m'ont évité. Les éditeurs m'ont dédicé. Bons perdants. Personne ne dénonçait l'imposture de ma rébellion collaboratrice. J'étais protégé. Ca me changeait de mon exclusion et de mes emmerdes. J'aurais dû me méfier de cette impunité paradisiaque quand j'ai été invité par le matois Noël Châtel. Le boss du groupe de presse Le Fait, qui a soutenu le Président français ultralibéral et qui poursuit dans cette veine grossière.
Je n'ai pu résister à cette reconnaissance : Châtel m'invitait alors que je l'avais allumé dans mon roman. Quelle autofriction! J'étais comblé. Je me voyais enfin important et inévitable. Tout-puissant. Le soir du plateau, j'ai frimé. J'avais invité deux douzaines de groupies qui à chacun de mes beaux maux applaudissaient à tout rompre. Je me croyais vraiment quelqu'un - important et célébré. J'aurais dû me méfier. Depuis gamin, on se moque de moi dans la cour de récré. J'ai cru pendre ma revanche sur les salauds de meneur. Les groupies contre les groupes. J'étais toujours déjà anarchiste? Contre? Ce soir-là, j'étais pour - le groupe - les groupies charmantes me souriaient. Tout me réussissait.
Après les galères et les humiliations cathodiques, je mouchais l'invité sioniste et l'on me présenta comme l'anticolonialiste historique de service. Je n'étais plus l'antisémite contre lequel on sévit. Quand je me remémore la scène, les applaudissements, les vertiges, je revois le sourire fardé de ce Châtel qui devait se féliciter de me tenir dans sa toile. Pensez! il possédait l'écrivain qui résiste au système tout en accréditant la VO du 911. Une mine d'or pour un manipulateur.
Ce Raminagrobis sardonique a toujours excellé dans la manipulation des cercles littéraires médiatiques. Il se présente comme écrivain et il aurait tant aimé l'être, mais la seule chose qu'il ait réussie dans la littérature, c'est d'animer des émissions. Il est très bon pour diriger des magazines de droite car il vient de ce milieu et qu'il est mû par la passion de la propagande. Il peut se montrer très ouvert, voire indépendant, pourvu qu'il agisse pour le compte des plus forts.
Peut-être agissait-il en chasseur de profils? Peut-être se félicitait-il que je sois le fils de, assoiffé de reconnaissance et de haine? En tout cas, il m'avait à la bonne. Les présentations enamourées succédaient aux commentaires dithyrambiques. Pendant l'émission, j'étais devenu le Grand Ecrivain contestataire et marginalisé, enfin reconnu comme le Raphaël de son temps. Je buvais du petit lait. J'ai vendu mon roman comme des petits pains dans les jours qui ont suivi. Trois beaux articles dans la presse parisienne, des commentaires à n'en plus finir sur la Toile, je me voyais comme le roi de la scène.
Ma mère m'a félicité, c'est dire. Mon père était fier de moi. Mon fils et ma femme m'encourageaient. Je recevais des messages d'autres. J'avais d'autant plus célébré Internet que je le voyais comme le serviteur attitré de mon projet d'antiédition. Tout ce qui me sert m'est utile. Le reste, je m'en brosse. Internet, je n'y ai rien compris. J'étais valet des maisons d'édition, à condition de monter le même système élitiste et promotionné, à condition que mesalter égos me considèrent enfin - à ma juste mesure. Mon narcissisme m'a aveuglé. On m'avait mis en garde.
Pourquoi ce soir-là n'ai-je pas calé? Trop d'applaudissements. Une sortie dans le night-club Le Groom, que j'avais pastiché dans mon roman. Les nymphettes qui promotionnent ma mégalomanie ne cessaient de ressasser que j'étais le meilleur, le plus grand, le plus fort. J'y croyais. Moi qui à un moment de ma vie ne sortait jamais sans mon exemplaire de l'Apocalypse, je n'ai pas été fichu de voir ma propre chute dans l'enfer de la Bête! Manipulé par le diable et ses sbires, je n'y ai vu que du feu. Du petit lait. J'étais aveuglé. Le mirage de la célébrité. Le miracle de la renommée.
Et puis, un matin, alors que j'avais plusieurs maîtresses de vingt balais et que les tirages s'envolaient pour l'ancien carbonisé, réveil brutal. On m'a annoncé que j'étais nominé en seconde liste au Prix des libraires. Autant dire : le Graal des Editeurs. La presse annonçait que Châtel le fourbe m'avait parrainé. Je recoupai tout. Mon nuage, l'absence de difficultés. La vie de château. Plus de galères, plus d'intrigues. Les mécènes qui se targuaient de leur juteux investissement. Certains me parlaient d'articles dans les dictionnaires littéraires. J'avais mangé mon pain noir.
Bingo. Le loto m'expliquait ma subite chance de cocu. Car j'étais coucou. Ma femme me trompait avec mon pire ennemi. Châtel m'avait utilisé. J'étais devenu le jouet des éditeurs. On utilisait le faux rebelle de la balle pour une mission inavouable : conforter le milieu littéraire et le système libéral en voie de décomposition. Je m'étais réconcilié avec mes pairs en trahissant mes idéaux. J'étais un renégat. Ce n'est pas cette erreur magistrale qui m'a le plus déstabilisé. Après tout, on peut se tromper, moi j'adore les écrivains qui ont collaboré avec le pétainisme.
Céline, Rebatet, Drieu, Gobineau sont des auteurs de références. Egalement Bloy, qui est mon idole de diariste. Ce qui m'a tué, c'est qu'à ce moment de triomphe social et médiatique - j'étais cuit. Une carotte qui sort d'une cocotte-minute se trouverait en meilleur état. On m'avait manipulé. L'enthousiasme pour mon génie était de la manipulation idéologique. Comble du téléphone arabe : j'avais marché dans le combiné. Renversement de toutes mes valeurs : ce que j'avais défendu était du toc. Du creux. De l'amer. Mon autofiction. De l'amer. Mon antiédition. De l'hiver.
Ma vision du grand artiste maudit et posthume. Du mythe. Rien de valable. Des préjugés. Je suis pris par les préjurés. Soudain, j'ai compris : j'avais raté ma vie d'artiste. Une vie d'autiste. Mon journal n'a servi à rien. Mon esthétique est du vent. Je n'ai rien compris à mon époque, rien compris au 911. Je n'ai rien inventé. Pardon. Je vais me retirer. C'est fini. Je ne serai plus écrivain, j'arrête d'écrire pour la postérité. Désormais, je me reconvertis dans ce que je sais faire : le médiatique. Le clinquant. La provoc'. La voix des sans vocation. Je serai le Gainsbourg de la littérature. Un impostat qui aurait rêvé de créer de l'art majeur, mais qui fait dans le mineur.
Je ne ferai jamais de littérature, l'histoire est entendue. Je me consacrerai à écrire des parodies de littérature, de l'écriture médiatique pourrait-on dire. Je deviendrai célèbre, opulent, respecté. Peut-être glanerai-je quelques prix. Dans les cocktails, on me présentera comme la star des stylistes, mais j'aurai vendu mon âme au diable. Je serai le Faust de l'écriture. Pour de la reconnaissance, j'aurai sacrifié ma postérité et mes chimères. Pour du médiatique, j'aurai vendu mon stylo. J'ai bradé mon histoire pour quelques histoires.
C'est normal, j'ai menti. Je me suis menti. Je me suis vendu comme un petit bourgeois alors que j'étais un bobo. Un fils de. J'ai théorisé avec emphase sur la race sociale des petits bourgeois qui pondait les meilleurs écrivains. J'ai osé théoriser sans honnêteté, comme si le règne de la bourgeoisie avait toujours existé. J'ai paradé alors que ma théorie ne valait pas tripette. J'ai oublié que le mensonge à la télé était le tic des médiatiques. Plein de fois j'ai écrit que la télé n'est pas la vie. C'était pour faire bien. Si j'avais été petit bourgeois, j'aurais appliqué ma rengaine.
Je suis bobo et je dégaine. Un bob est prêt à tout pour épater le chaland. Moi, je cherche à impressionner le téléspectateur. Mon cinéma, ça a été de jouer à la traversée du désert et de façonner la légende. J'ai oublié que dans la réalité, le mensonge est mensonge. Je suis cuit. Quand je passerai devant le Juge suprême, pour prix de mes impostures littéraires, je ne mériterai d'autre châtiment que l'oubli et le mépris. Le pire, faut que j'en profite. C'est plus fou que moi.

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