mardi 19 mai 2009

Envie de crise

2008.

« Mes chers amis, mes chers compatriotes, laissez-moi vous présenter Jim Kessler ! »
Kessler applaudit. Le présentateur continua son baratin.
« Kessler a travaillé pour les meilleurs, partout dans le monde. A présent, il nous revient pour sauver les Etats-Unis ! La crise n’a plus qu’à bien se tenir ! »
La salle applaudit à tout rompre. Kessler était le démocrate pressenti pour le poste de secrétaire au Trésor des Etats-Unis. En ce moment, il participait à la convention générale en vue des présidentielles. Il était évident que le candidat démocrate allait l’emporter. C’était un métisse longiligne, que l’on présentait partout comme Noir et facteur de progrès. Il était élégant, il avait du charisme, il s’exprimait avec charme.
Kessler était son second. Il venait des cercles de l’Etablissement. Il avait travaillé pour Miller & Associates et en ce moment il se grisait de l’ovation. Il recueillait les dividendes de son acharnement. À presque cinquante ans, il accédait au saint des saints. Il avait perdu toute lucidité. Certain de sauver les Etats-Unis, certain de sa supériorité, certain de ses dons de magicien.
Il s’empara du micro et se mit à hurler.
« Mes sœurs et mes frères, je vous garantis la pérennité de la Nation américaine ! »
La salle siffla de liesse.
« Le Président peut compter sur moi, les institutions peuvent compter sur moi. Je serai là ! »

2001.

« Je vous l’avais dit et prédit… »
Shannon grimaçait. Field baissait la tête. On était dans un palace de Boston et les deux amis avaient pris l’avion pour se rejoindre. Ils se retrouvaient pour envisager les opérations. La suite de l’hôtel était cossue, discrète et retirée. Personne n’entendrait parler jamais de cette rencontre, et pourtant c’était ici et maintenant que se jouait l’avenir des Etats-Unis. Une bonne partie tout du moins.
« Nous avons été doublés, Jo !
- Miller triomphe. C’est lui le traître. Pas de doute.
- L’affaire va se retourner contre nous et nous péter à la gueule.
- Le seul moyen de s’en sortir est de couvrir ces irresponsables. Qu’ils aient l’impression d’être soutenus par Stanley, même si nous sommes contraints et forcés de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il est capital de ne pas réagir trop vite. Nous allons vers de graves ennuis si l’on découvre la vérité. Le monde est au bord du chaos !
- Nous ne pouvons leur laisser l’impression qu’ils ont gagné ! Que nous avons démissionné !
- Voici ma proposition : nous soutenons le Président et la version officielle des attentats. Nous sortons quelques informations circonscrites pour amorcer et armer la contestation, histoire de les déstabiliser. Il n’est pas question de laisser filtrer les responsabilités dans le Coup. Nous devons leur filer les jetons sans porter atteinte aux institutions. Qu’ils ne recommencent jamais leurs actes de trahison et que les Etats-Unis ne basculent plus jamais dans l’horreur. Ce n’est pas ainsi que nous surmonterons l’effondrement du système ! Cunningham est un irresponsable.
- Que s’est-il passé pour que nous en arrivions là ?
- Au lieu de nous lamenter, nous allons préparer la transition. Nous allons les affaiblir en les renforçant. Ce sont eux qui vont fournir les prochains cadres à la politique américaine. S’ils n’obtiennent pas les résultas, ils seront coincés. Ils ont voulu détruire les Etats-Unis, ils seront contraints de les relever. Je me porte garant de cette stratégie !
- Par quoi commencer ?
- Nous allons promouvoir activement la nomination du protégé en chef des intérêts Miller…
- Kessler ?
- Lui-même. Il est jeune, il est brillant, il sera le futur secrétaire au Trésor. Miller n’y verra que du feu. Je vous garantis que le plan va fonctionner ! En place pour les présidentielles de 2008 !
- Je vous fais confiance, Jo. Vous avez prouvé que vous aviez les capacités pour affronter les pires situations. Nous y sommes ! »

1999.

« Joseph ? »
Sanglé dans son costume impeccable, Shannon se rengorgea. La voix le rassura. James Mac Glitter, Irlandais au-dessus de tout soupçon, était son bras droit depuis quarante ans. Glitter l’avait accompagné partout où il était passé, en politique comme dans les affaires. Shannon n’était pas n’importe qui. Fils de. WASP. Joseph Sr. était l’un des grands banquiers américains de l’entre-deux guerres. Jr. avait suivi le modèle paternel jusqu’à le dépasser. Secrétaire au Trésor dans les années soixante-dix, président-directeur général de Lechtel, une des principales multinationales dans le monde, présent dans le pétrole, la spéculation, l’informatique, les journaux et les armes : Shannon était l’un des grands businessmen de son pays.
Il appartenait à l’Establishment de la Côte Est. James appelait pour un moment historique : le Coup venait d’être validé. Enfin. Shannon était bien placé pour savoir d’où l’ordre provenait. De ses pairs. Il maîtrisait les arcanes. Le pouvoir. Du moins est-ce ainsi qu’il se percevait. En protestant qui avait réussi. Dans le jeu du droit, dans lequel excellaient les financiers et les banquiers, bien des exégètes se dupaient sur le compte de leur pouvoir réel. En fait, Shannon n’était pas le donneur d’ordres. Presque tout en haut, pas tout à fait. Premier couteau, il était du second niveau. D’innombrables étages se trouvaient sous lui, en particulier ceux que le grand public identifiait comme les maîtres du monde, les demi-dieux jalousés et omnipotents, les politiciens.
Shannon riait de cette crédulité. Pour croire en de telles balivernes, il fallait être naïf ou moutonnier, peu importe. Ne comptaient que l’efficacité et le profit : mentalité de WASP, protestants à la sauce. Shannon transmettait, entre la banque et la politique. Représentant : fonction prestigieuse. À bientôt soixante-quinze ans, il ne nourrissait guère d’autre ambition que de jouir de sa puissance. Il vivait de dominer. Il passerait la main avec la satisfaction du devoir rempli. Il avait travaillé. Durement. Il avait réussi. Rudement. Les banquiers qu’il servait se trouvaient au service du monde mondialisé. Shannon appartenait au pays tête d’affiche. Les Etats-Unis prolongeaient l’ancien Empire. Le défunt avait mué – de politique en financier. Insidieux, désastreux, non reconnu.
« Je pars l’annoncer à Henry. »
Pour que Shannon quitte ses bureaux, il fallait une grande nouvelle. Shannon vivait un moment historique. La concrétisation d’une existence d’efforts. Le quitte ou double rendait la vieillesse palpitante. Les femmes à vingt ans, les veilles à trente piges, l’énergie de la quarantaine. Il n’avait pas lutté pour rien. Il était ce WASP rigoureux et consciencieux, travailleur, qui accomplissait la dernière partie de son activité. Se trouvait-il dans le secret des dieux ? Mieux : il faisait le secret. Il partageait l’intimité des banquiers de New-York, la place financière la plus puissante des Etats-Unis, l’alliée de Londres number one.
Shannon avait été désigné représentant par la plus grande banque des Etats-Unis, la Stanley. Plus qu’un mythe. Une pieuvre. Plusieurs fois démantelé, le zombie, phénix rôdé, chaque fois renaissait de ses cendres. Stanley émettait le dollar en accord avec les banquiers de Londres. La monnaie-référence au niveau mondial. À chaque dollar échangé, Stanley s’enrichissait. Stanley, les participations croisées et les opérations de spéculation : le cartel contrôlait de près ou de loin l’économie du pays.
Shannon décrocha son téléphone avec une irritation bougonne. Il aimait jouer à l’homme affairé quand il contactait son secrétaire particulier.
« Arrangez un rendez-vous avec Miller.
- Le secrétaire d’Etat ? »
Shannon raccrocha. Les codes étaient établis. Il détestait plus que tout la perte de temps et les réponses qui coulent de source. Son secrétaire avait l’habitude de ses emportements et de ses écarts de conduite. Il ne s’en formalisait pas. Plus.

« Bonjour, j’aimerais parler à un journaliste de la rédaction de l’Aurore…
- Un instant, s’il vous plaît… »
Tandis que la standardiste transférait l’appel, Koffi sentit monter une boule dans sa gorge. Il n’avait pas l’habitude d’appeler les journaux et il sentait que ce moment importait. Il n’aurait su expliquer en quoi.
« Bonjour Monsieur…
- J’aurais souhaité discuter avec un journaliste de la rédaction chargé des questions de terrorisme… C’est au sujet des attentats du 911. À présent, le public détient la preuve scientifique que des explosifs se trouvaient dans les débris du World Trade Center.
- Malheureusement, ce ne sera pas possible : nous sommes en impression. Vous pouvez rappeler ultérieurement…
- C’est que je n’aurais peut-être pas le temps…
- Dans ce cas, je peux vous laisser le mail du journaliste chargé des questions de terrorisme…
- Je vous en prie !
- Je vous conseillerais plutôt de vous adresser au journaliste spécialisé dans les problèmes intérieurs aux Etats-Unis…
- Si vous le préférez…
- Il s’agit d’Hubert Dubois. En toutes lettres et sans majuscules : hubert-dubois@laurore.fr.
- Je vous remercie… »

« Ce cher Jo ! »
La familiarité agaça Shannon. Miller avait anglicisé son prénom. Henry – comme les écrivains et les grands hommes d’Etat. Il s’exprimait avec l’accent de son Allemagne natale. C’était un juif vaincu et un sioniste convaincu. Il passait pour le diplomate en chef des intérêts anglo-saxons. Il s’en vantait sans fioriture quand on le poussait sur le sujet – dans les dîners des clubs. Il ne faisait pas mystère de son adhésion inébranlable au processus mondialiste.
Miller tenait ses bureaux à quelques pâtés de maison de la Lechtel. Miller était ce qu’on appelle une star. Il avait connu son heure de gloire à la même époque que Shannon, dans les années soixante-dix. Shannon était demeuré discret et retiré, quand Miller avait joué à la vedette. Question de standing : le plus haut placé était le plus discret. Miller était un pagailleur. Il avait sorti les plus belles filles du pays malgré sa laideur et sa petite taille. Aux yeux du public, il avait montré qui était le patron. Aux yeux des médias ? Dans la hiérarchie des affaires, Miller n’était qu’un valet. Le valet de Shannon. Shannon transmettait ce qu’on décidait après les conseils d’administration – les banques. Shannon donnait son avis après le décret suprême. On le consultait en haut de l’organigramme. Il avait de qui tenir. Bon sang ne saurait mentir.
Miller était diplomate. Bardé des meilleurs diplômes : docteur en droit, stratège hors pair, conseiller des Présidents… Sioniste, intrigant, pervers, cabot, on louait partout son intelligence. L’intellect du côté du diable. Miller avait vendu son âme ? Nonobstant l’antisémitisme des grands protestants, il se targuait d’avoir réussi son intégration dans les cercles les plus intimes de l’Establishment. Il siégeait aux conseils d’administration, il portait la parole des banquiers, il conseillait les intérêts financiers. Miller était pieds et poings liés à ses mentors comme le sionisme était le jouet des Anglo-Saxons. Les WASP riches et arrogants, dont les hordes de chrétiens sionistes n’étaient que la caricature et les esclaves idéologiques.
« Pure malt ou Bourbon ? »
Miller avait pris une voix mielleuse qui déplut à Shannon. Le vieil homme s’épanouissait en vieillissant. Il gagnait en fiel. Engoncé dans son immense siège rutilant de cuir, on le distinguait à peine. Seule surnageait sa voix rauque et cassée, le timbre du corbeau malade, qui avait craché ses poumons jusqu’à en perdre les cordes vocales. Miller ne survivait qu’avec l’expédient des médecins. Son cœur à bout de souffle expliquait son timbre de bluesman imbibé de whisky. Sur le modèle de ses mentors, Miller comptait vivre jusqu’à quatre-vingt-dix printemps. Vitamines, protéines, hormones : que suive la tête. La fête.
Depuis longtemps, le corps avait démissionné. Cette sécession d’activité ne l’empêchait pas de prêter attention à la mode. Petit, gros, patibulaire, Miller se prévalait du goût british. Le classicisme style Couronne couronnait ses succès. Il faisait importer ses costumes sur mesure et exigeait qu’on bouffe ses pantalons. Ses escarpins de golfeur blasé assuraient le zeste. Avec le temps, les déjeuners mondains et les bonnes bouteilles, il avait attrapé un ventre de pachyderme. Il n’en avait cure. Pas de sinécure. Pour Shannon, l’histrionisme de Miller suffisait à justifier son mépris. Par habitude.
Miller : un tordu, pour qui mentir ou tuer importait peu. Fort de sa mégalomanie, il théorisait les critères moraux au niveau des Etats : sans valeur. La loi du plus fort était l’opérante. Miller appliquait avec zèle ses axiomes de sadisme. Il avait quitté à la fin des années soixante-dix ses fonctions politiques et s’était reconverti dans le conseil privé. Heureusement que Shannon était habitué aux manières de Miller, sans quoi il se serait cru chez le descendant anachronique d’un Lord. Pas de doute pourtant, Shannon se trouvait bien dans les locaux de Miller & Associates, la principale agence de renseignements privés du pays. Miller pondait sur commande des analyses stratégiques pour n’importe quelle multinationale. Bien entendu, son nom était un label. À son âge, il ne travaillait plus. Il se contentait de briller. Paraître. Apparaître sans être. Les meilleurs spécialistes faisaient le reste. Qui assuraient le service ? Des complices de longue date, la sécurité, les généraux, les avocats, le beau monde qui gravitait autour des cercles d’influence, le renseignement, le secret et l’opulence.
Miller avait ajouté à cette garde de jeunes loups prometteurs, qu’il finissait de formater à la mentalité ultralibérale et à la sauce vénale. Ainsi il assurait la relève après sa disparition. Sans agréer l’invite (boire et fumer), Shannon entra dans le vif du sujet. Son mépris du juif Miller flattait son intégrité de protestant. Au contraire du rock diplomate déluré, ce n’était pas à n’importe quel prix qu’il faisait des affaires. Dieu était son premier contrat.
« Vous passez pour le Contrat ? »

« J’aurais aimé discuter avec Madame Charlotte Bédicte…
- Un instant ! »
Koffi sourit : il avait de la veine !
« Oui ? »
Bédicte écrivait pour l’hebdomadaire satirique Artichaut, qui se voulait rebelle et transgressif. Apparemment, le ton était plus ouvert que dans les grandes rédactions parisiennes et il était plus facile d’y contacter les journalistes. La disponibilité changeait de l’affairement empressé des autres journaux.
« Que puis-je pour vous ?
- Vous avez écrit trois articles sur le 911 et j’aurais aimé savoir si vous comptiez équilibrer vos sources…
- Equilibrer mes sources ?
- Vous citez toujours les défenseurs de la version officielle !
- Qui êtes-vous donc ?
- Un jeune citoyen qui cherche la vérité, Madame.
- J’ai perdu deux amis dans les attentats ! Je ne souhaite pas discuter avec un complotiste !
- Calmez-vous, Madame ! Je voulais juste…
- Je n’ai pas de temps à perdre avec vous ! Pas de temps à perdre ! Pas de temps à perdre ! »

Shannon fronça les sourcils. L’affaire lui échappait. Miller était au courant. Ce n’était pas bon signe. Miller le cabotin. Sa vantardise le poussait à afficher sa prescience. Il tenait moins à ce que l’information se sache qu’à faire le beau. Signifier à Shannon que le dossier le dépassait. Lui, le Conseiller, était dans le coup. Cet épisode constituait son apothéose. Il avait passé sa vie à prouver au monde qu’il était plus qu’un strapontin ou un homme-sandwich. Il avait du rang. Il avait des galons. Pauvre type ! Shannon avait été doublé. Le Coup sentait le roussi.
« J’ai été mandaté par Field et je remplis ma mission.
- Asseyez-vous, Jo. Vous me collez le vertige.
- Je n’ai pas le temps… »
Shannon ne tenait pas à s’éterniser dans l’antre enfumé du diable. L’homme des opérations tordues était le bras amoral des banquiers déconnectés. Quand on avait besoin d’un service spécial, dans le genre meurtres de masse ou manipulations d’envergure, on recourait aux services de Miller. Il travaillait avec les équipes du Pentagone – efficacité et célérité. Il avait ajouté à son pedigree ce cabinet de conseils, qui indiquait qu’il barbotait autant dans les renseignements que dans les magouilles.
Sans sa supériorité de WASP pieux, Shannon aurait été déstabilisé par la science du petit homme, son goût consommé pour les secrets et les affaires de l’ombre.
« Ne vous inquiétez pas, je m’occupe de l’Affaire…
- Vous travaillez avec qui ? »
Miller tira une bouffée de son cigare nonchalant. S’il acquiesçait au Coup, Shannon ne voulait pas d’une profusion de sang. Il connaissait les instincts de Miller et sa longue carrière de tueur au service des financiers.
« Roger sera le colistier… »
Shannon sursauta. Cunningham? Le pire des vautours de Wall Street, un dégénéré, un malade, qui descendait de la plus prestigieuse dynastie industrielle des Etats-Unis. La saga Cunningham avait commencé dans le pétrole et s’était déplacée vers la banque. Toujours la politique. Aujourd’hui, les Cunningham passait pour les maîtres du monde. Roger était investi du pouvoir de toute-puissance sur Wall Street. Ce genre de proposition faisait rire Shannon. Les fadaises arrangeaient ses intérêts. Pendant qu’on traquait Cunningham, on collait la paix aux véritables marionnettistes.
Pendant ce temps, Wall Street obéissait au Vieux Monde ? Roger était l’émissaire coopté par les oligarques pour présider les think tanks mondialistes. Il briguait les strapontins comme d’autres courent les cachets. Ensuite, il exécutait, avec son double. Son homme d’action. Miller. Chacun sa place : le WASP dirigeait, le juif exécutait. Message subliminal. Cunningham se donnait l’importance qu’il ne possédait pas. Il enrageait d’être pris à la légère par les sarbacanes – du pouvoir. Les initiés qui se pourléchaient de son nom pur haussaient les épaules en apprenant la liste de ses prérogatives.
Malgré sa vraie place, Shannon était bloqué. Les fanfaronnades de Miller indiquaient que le ladre agissait sur ordre. L’identité des commanditaires ? Si ce n’était Stanley, c’était son frère. Les Londoniens of course : la dynastie Cunningham travaillait sous la tutelle des Anglais. Les Lords, la Monarchie... Shannon comprit le montage : le Coup – Wall Street doublé par Londres. L’assurance de Miller était diaphane : pour qu’il plastronne, Londres pilotait. Afin d’éviter le mauvais genre, Wall Street snobé, omis, dépassé, Shannon avait été télécommandé. Pour du beurre. C’était une opération blanche : un coup d’épée dans l’eau. Shannon manipulé, Miller triomphait. Il trempait et passerait pour le Boss. Le chef des valets ? Londres dominait – Wall Street dérouillait. Londres avait commandité son pion : God Save Cunningham.
Et Miller salivait. Le sioniste jouissait. Trahir l’Amérique, servir son sionisme, encourager Malthus, Israël et le pétrole.
« J’espère que vous travaillerez avec la priorité en tête : le moins de souffrances…
- Nous collaborons entre professionnels. Personne ne saura ce qui s’est passé !
- Nous avons vous et moi figuré dans des Administrations. Il serait désastreux pour le peuple américain que l’on attaque des civils ! Ménagez la chèvre et le chou ! »
Miller sourit faiblement. Le pli de son pantalon l’absorbait. Il le fixait avec une intensité trouble. C’était l’aveu. Shannon priait le Dieu de la Bible. Il regretta cette mascarade. La vérité serait horrible. Il eut hâte de mourir, de ne pas être confronté aux archives. Le Coup virait au fiasco. Les ennemis de l’Amérique confisquaient les cartes. Les oligarques américains avaient eu tort de jouer avec des requins plus retors qu’eux. L’Amérique cocufiée par Londres. L’Empire contre-attarde. On passait d’une nécessité douloureuse à une hécatombe. Jamais Londres n’aurait trahi Wall Street sans un but précis. Cette fin glaciale, Shannon ne la devinait que trop.
Londres était au bord du précipice. Le chaos financier était inévitable. Soit périr, soit détruire. Les Londoniens étaient des pirates sans scrupule. Des crapules sans tirade. Miller rompit (enfin) la glace. Peut-être avait-il peur que Shannon ne trahisse le secret ? Peut-être ne bénéficiait-il pas d’autant de garanties que sa morgue taiseuse en affichait ? Peut-être les commanditaires le tenaient-ils par un trou de sa personnalité ? Si c’état le cas, il ignorait tout d’eux. Des sous-fifres passaient les instructions.
« Chacun connaît votre dévouement pour le peuple américain, Jo. »
Shannon attendit la suite. Miller ne poursuivit pas. Miller détestait les WASP. Shannon connaissait les méthodes des services de sécurité. Le Coup était cousu de fil noir : commandité par Londres, exécuté par la paire Miller/Cunningham, il s’achèverait sous l’égide des sionistes interlopes, entre finance et renseignement, avec l’appui des officines israéliennes. Les banquiers ne pourraient être incriminés, leurs décisions s’étaient transmises dans d’obscures salles. Les sionistes de la finance étaient des marionnettes accommodantes. Ils étaient les interprètes. En avant la musique ?
Miller était le valet des sionistes. Dans la fausse famille, la communauté d’idéologie cachait mal les dissensions. Miller était en accointance avec les affairistes extrémistes, ceux qui enterraient le sionisme sous prétexte de le servir. Habile fable pour valider les délits, les eaux troubles, les pêches moins miraculeuses, les renseignements inavouables et les trafics improbables. Ils mélangeaient le business, la politique, la diplomatie, leurs intérêts, avec l’ivresse de se tenir au-dessus de la loi.
Londres était irresponsable. Vendre l’Opération à Miller ! Le sociopathe ! Le bourreau ! Trente ans qu’il se prenait pour un dieu. Trente ans qu’il jouait le play boy, qu’il organisait les réceptions et les partouzes, la dolce furia. Miller aux manettes, plus le Coup réussirait, plus le deuil serait long.
« Vous savez que nous n’avons pas le choix ?
- Je suis au courant des détails, Jo !
- Du fait de notre puissance, nous avons obligation de retenue !
- Je vous recontacte pour vous exposer le scénario… »
Shannon n’en revenait pas. Voilà que ce minable de sioniste se permettait de le congédier, sans même prendre la peine de l’écouter. Shannon éconduit par Miller ! Un WASP maltraité par un agent sioniste ! Écarté sans expliquer un iota de ce pourquoi on l’avait envoyé ! Ce n’était plus un comble, c’était un scandale. Miller était le rat du trésor. Un pillard d’autant plus heureux de son saccage qu’il servait les siens. Cause toujours. Shannon demeura digne. Il assistait au coup d’Etat avant l’heure, un coup avant le Coup : les Londoniens avaient coupé l’herbe sous le pied des Américains et leur avaient ôté leur pouvoir de décision.
« Il est inutile de faire la commission ! »
D’ordinaire, Miller était le croupier et Shannon le maître. Soudain, le rapport était inversé. Miller décidait. Shannon subissait. Shannon tombait des nues. Son piédestal s’effritait. Il n’avait rien à voir avec Miller. Il était plus intelligent, plus droit, plus WASP. Il était un des grands patrons de l’Establishment, installé en haut de Lechtel pour dominer les débats, nommé par Stanley pour déterminer les Administrations autour du Président. L’homme de confiance, le gourou, le matamore : le special one qui faisait et défaisait les carrières de ceux que le grand public prenait pour des étoiles. C’était un patriote, qui se compromettait en compromis pour les intérêts américains. Cunningham était assez cruel pour pousser dans le sens inverse. Il avait trahi son identité. C’était un boucher. Il méprisait le peuple et travaillait pour les mondialistes.
Shannon comprit : on s’était joué de lui. D’habitude, les opérations spéciales se déroulaient sans lui. En dessous de lui. Il surveillait les exécutants. Cette fois, on l’avait requis. Démarche surprenante. Il ne pouvait refuser un service à Curt Field, le patron de la Stanley. Vu les précautions, l’ordre ne venait pas de Wall Street. Field était embarrassé. Il subissait le Coup. Il aurait dû se rebeller contre les Lords. Pour que Miller et Cunningham se retrouvent en piste, pour que Stanley ou Shannon soient évincés, c’est que les Etats-Unis étaient au plus mal.
« Il me reste à prendre congé… »
Avec son sourire sardonique, une grimace qui surgissait comme un tic ou une punition, Miller se leva et le raccompagna. S’il en avait reçu l’ordre, il l’aurait certainement tué comme il abattait ses proies dans les renseignements spéciaux. Ce criminel assassinait de ses propres mains. Depuis qu’il avait pris du galon, il commanditait. Il n’avait jamais quitté la fonction de tortionnaire. C’était un exécutant. Détraqué et dévoué. Traqué et voué. Shannon quitta le bureau du bourreau en se jurant de prier Dieu pour les victimes du diable. Qu’elles ne soient pas trop nombreuses, ni trop inutiles. Donner le beau rôle au succube, c’était garantir la mort contre la vie.

« J’ai la preuve de ce que j’avance !
- Nous n’en doutons pas, nous n’en doutons pas…
- Où est le problème alors ?
- Nous ne pouvons pas nous permettre de sortir la biographie de Miller dans son intégralité…
- C’est trop d’hommage !
- C’est dommage, mais c’est ainsi : nous n’avons pas la surface pour affronter les connexions de Miller. Nous ferions faillite en moins de six mois !
- C’est un très bon livre d’investigation. Un best-seller assuré !
- Désolé, mais c’est non !
- Vous êtes mon éditeur depuis les débuts. Vous m’avez soutenu contre vents et marées !
- Tenez-vous en à la carrière de Miller pendant les années soixante-dix. Le reste est trop sulfureux.
- C’est le plus intéressant !
- Il n’est pas correct d’admettre que les sphères les plus influentes de la politique sont économiques…
- Miller est monté en grade en se lançant dans le conseil privé, avec sa boîte de renseignements !
- C’est justement là que le bât blesse. Désolé, encore une fois, mais c’est impossible… »

Shannon : le coup de blues. Rares étaient les échecs dans sa carrière. Le point de départ ? Le Coup répondait à un impératif. Trente ans de monétarisme, de spéculation, de virtuel, de fiction. La crise allait frapper le système. Les méthodes de gestion avaient engendré un déficit insurmontable, que l’on masquait tant bien que mal. Le Coup était le prétexte pour criser. Justifier d’un changement. On expliquerait tout par le Coup. Mélange des genres. Le public se vautrait dans l’insouciance de la légèreté, à l’écart des considérations sérieuses. Quand un type pérorait sur l’état du système, on le tançait de complotiste – et l’on retournait vaquer à ses divertissements. Il fallait agir. Il fallait affronter la catastrophe, proposer une solution.
La solution ? Le Coup avant l’Ordre – mondial. Shannon avait admis l’évidence : un attentat frappe les esprits. Ce n’était pas la première fois qu’une attaque était commanditée par les financiers. Cette fois, le Coup était prévu sur le sol américain. Il était légitime que les cercles américains contrôlent. Il n’était pas admissible que les Londoniens ignorent leur partenaire historique. Shannon ne connaissait que les prolégomènes. L’ébauche détonante : les responsables seraient des islamistes terroristes. Pas de détail supplémentaire. Selon Field, Miller se chargeait des détails. Tu parles ! Chose faite.
« Roger ! Quelle surprise ! »
Miller se leva tout à fait. Autant il ne pouvait encadrer Shannon le WASP méprisant, autant il considérait Cunningham comme un intime. L’héritier présentait les mêmes idées que le conseiller : sionisme, élitisme, eugénisme. Cunningham avait ouvert une fondation d’art à Jérusalem : une des plus belles collections privées de tableaux. Cunningham raffolait de peinture et de maisons. Comme Miller. Les deux compères proposaient un train de vie débridé. Ils dépensaient des millions pour assouvir leur goût du luxe, leur débauche de galas et leur appétit de dîners. Pour proposer de la générosité mondaine calibrée, ils n’avaient pas de limites. Pour défendre une duchesse éplorée de York ou de New York, rien ne les arrêtait. Ils auraient changé le monde pour servir la cause noble des familiers du monde.
Jeu, set et match. Dans l’univers de la jet, ils passaient pour des princes et des mages. Ils étaient riches, ils étaient puissants, on leur accordait tout. Chèque en blanc, y compris sur le bois.
« Mon cher Henry, le couronnement de notre carrière a sonné. »
Miller frisait l’aphonie, Cunningham nasillait. A bientôt quatre-vingts ans, il était inaudible, si bien qu’il répugnait à discourir en public. Dès le départ, Shannon avait mal senti le Coup. Comment allait-on interpréter l’attaque contre les Etats-Unis ? Il s’y était résigné parce qu’il n’avait pas le choix. Cunningham était un taré. Il avait une carence génétique, une case en moins. D’où sa cause : il se montrait volontiers philanthrope pour financer les destructions, les guerres et les violences.
« J’ai longuement réfléchi. J’avais retenu le Pentagone comme cible de choc. Je suis arrivé à la conclusion que ce n’est pas assez… »
Miller se gratta le menton comme s’il étudiait la proposition avec application. En réalité, il jouissait de se retrouver dans les arcanes de la décision.
« Une très bonne idée m’est venue durant la nuit…
- Vous n’avez que des bonnes idées ! »
Miller savait de quoi il parlait. Il épaulait les partis de Roger depuis qu’ils avaient compris le profit à tirer l’un de l’autre. Roger finançait ; Henry exécutait. Les deux s’accordaient sur l’essentiel. Il s’agissait de travailler pour Londres. Il s’agissait de contrecarrer Wall Street. Il s’agissait d’affaiblir le patriotisme de Stanley. Miller et Cunningham étaient Américains, mais pas patriotes. Ils défendaient l’héritage de l’Empire. Leur rêve était de détruire les Etats-Unis. Un Ordre mondial totalement acquis à leurs intérêts suivrait l’effondrement des Etats-Unis. Miller théorisait dans les conférences/dîners sur la fin des Etats-nations.
Les canaux sionistes guidaient leurs vues. Ils travaillaient pour les idées progressistes. Les sionistes avaient deux avantages : ils disposaient d’un Etat ; ils étaient infiltrés dans les affaires des Etats-Unis. Miller collaborait avec ses amis sionistes via son cabinet. Cunningham se servait des sionistes pour réaliser son programme politique. Quand on émettait des critiques sur son engagement, il se réclamait du futur. Il posait en révolutionnaire incompris.
« Cette idée est préférable aux précédentes… »
Un gloussement parcourut sa bouche de rat. On aurait dit un rongeur en train de se préparer à agresser. Sa cruauté ne rencontrait aucune limite : seul lui importait le succès.
« Vous vous rappelez que ma famille a donné l’emplacement du World Trade Center et qu’elle a financé une partie de sa réalisation? Aujourd’hui, le complexe est l’emblème du pouvoir financier et de la grandeur américaine… »
Cunningham se plaisait à rappeler ses origines d’industriel, comme si c’était des titres aristocratiques. Quand il ne s’occupait pas d’intrigues bancaires ou de combinaisons politiques, sa femme le traînait dans le monde. Il ne se sentait plus. Il ne connaissait alors que les aristos. Les baronnes, les duchesses, il raffolait des titres. Il compensait ses origines de protestant français par son argent et son entregent. Il était très prisé de ceux qui avaient un nom à vendre et qui fréquentaient la fortune pour maintenir la vie de château.
« Je me suis dit qu’il fallait ajouter cette cible au Pentagone… »