vendredi 17 septembre 2010

Les jacasseries intimes

J'ai toujours été un salaud de nihiliste, et je m'en flatte. Je suis un nihiliste, un nihiliste, un nihiliste! Personne ne veut me croire. J'ai tout essayé : les partouzes, les Japonaises de dix-huit ans, les monographies avec des dessinateurs revendiquant les mêmes inclinations sexuelles que moi (ah, la divine technique du bondage!). Prêt à tout, je me suis dernièrement lancé dans l'apologie du président néoconservateur (tout à fait dégénéré soit dit en passant) G.W. Bush... Même cette provoc' ne marche pas! Tout le monde continue à me prendre pour ce que je suis : un éditeur influent de la vénérable maison des Éditions de France, un critique de l'Aurore des livres, un spécialiste de la psychanalyse...
On me prend pour ce que je ne suis pas : une tronche, une bête de concours, un intello. J'ai la tête (farcie) de l'emploi. Bien que j'en sois fier, je ne suis qu'
accessoirement un esprit. En réalité, je suis un amoraliste doté de dons intellectuels lui permettant de faire illusion. Na! Le fond de ma personne est engagé dans l'exercice du plaisir. Les petits hédonistes comme Onfray qui professent l'hédonisme égalitariste ne savent pas que l'on ne peut éprouver du plaisir qu'en dominant les autres et en les détruisant. La reconnaissance de mes pratiques s'appuie sur la charpente du réel : dans un réel pervers, il convient de se comporter en pervers.
Dans un réel cruel, comportons-nous en cruels. Le
must de mes amis séducteurs : faire semblant - profiter est la vertu par excellence. Je profite de mon statut social et de mes connaissances pour draguer. Le plus important : qu'elles soient jeunes et jolies; puis c'est encore mieux si elles sont Asiatiques - de préférence Japonaises. La culture nippone m'enchante, mélange de cruauté et de raffinement, à l'instar des mœurs raffinées de la cour impériale.
Je m'étais lancé jeune dans la publication de journaux intimes et autres confidences mi-mondaines mi-intellectualistes sur le nihilisme et la psychanalyse. Comme j'avais fréquenté (et je continuais) des hommes fameux - par leur intelligence ou leur pouvoir, j'ajoutais des notes les décrivant. Saint Simon sauce sushi. Malgré tous mes efforts, je continuais à demeurer quelqu'un d'anodin et, pis encore, de respecté. On ne me détestait pas. Bien que j'eusse exhibé des ribambelles navrantes de jeunettes à couettes, l'on s'entêtait à classer mes penchants sur le compte d'un attrait bien excusable pour le sexe.
A ma grande honte, je dus endurer les compliments : j'étais une personne
très intelligente et très séduisante. Un élégant. On ne m'avait pas compris : je rêvais d'être incompris. Il faut dire que dans les milieux intellos-mondains que je fréquentais, on raffolait de spécimens comme moi, jouant du paradoxe et de la subversion. On s'y ennuie tellement que l'on se montre reconnaissant de croiser n'importe quel original un peu digne d'intérêt.
Avec mes titres de gloire, on devait estimer que l'intelligence appuyée explique jusqu'aux plus excentriques bizarreries du comportement. Pour épicer le tout, je crus bon de lancer que j'allais me suicider d'un moment à l'autre, en digne disciple des nihilistes, dont un certain Hégésias, un cyrénaïque que tout le monde a oublié alors que je lui trouvais des trésors de profondeur. Enfin! Allait-on m'agonir d'insultes ou me témoigner la commisération la plus charitable?
Du tout. Les mondains sont tissés d'un hybride d'égoïstes vaniteux et de cyniques revenus de rien. Personne ne s'intéressa à mes histoires de suicide et personne ne s'étonna vraiment de me revoir. Je crus bon de me sauver au Japon pour supporter mes quarante ans. J'avais laissé entendre que j'allais encore une fois en finir, mélangeant la distanciation avec la morbidité. Je revins de Tokyo en contrefaisant le dandy exténué et goguenard.
Dans le monde, on louait mon élégance. En particulier chez les intellos qui ne sont pas habitués aux poses vestimentaires et qui feignent de mépriser les dragueurs. A défaut d'être le Grand Écrivain auquel j'aspirais, j'étais le familier des grands écrivains. En particulier d'un ermite roumain qui avait pour caractéristique d'être misanthrope mondain. Lui qui se flattait de ne côtoyer que sa femme et son chien voyait défiler dans son modeste studio le gratin de l'intelligentsia parisienne. J'étais aussi l'ami d'une franche crapule, un philosophe alcoolique et pédophile, la réplique à n'en pas douter d'un sophiste.
En tant que psychologue, j'avais toujours été persuadé qu'il fallait être un monstre pour être un écrivain de valeur. En considérant cet ami, je redoublais de conviction. Malheureusement, mes inclinations à la monstruosité demeuraient cantonnées dans de la pure affectation. Je n'étais pas un monstre et je n'étais pas un nihiliste. J'étais un grand bourgeois mondain et paumé, qui passe son mal du siècle dans les plaisirs. Malgré ma condamnation de la morale, je détestais tellement les pratiques comme la pédophilie que je ne pouvais que les suggérer.
Je suivais par estime un romancier qui comme moi commettait avec régularité des journaux intimes. Je le tenais pour le grand écrivain que je n'étais pas et le défendais contre l'ostracisme moraliste dont il était la victime dans les journaux parce qu'il avait avoué ses penchants pour les très jeunes filles (voire les très jeunes garçons). Saint-Germain le tenait en haute estime. Si quant à moi je l'estimais autant, c'était parce que je n'avais jamais fréquenté ce descendant de Russe blanc) ailleurs que dans des salons.
L'aurais-je croisé dans un bordel de Manille que je me serais évanoui. C'est piteux, quand on se présente comme une canaille. Petite frappe, j'étais faute fripée - de frappe. Maintenant que j'ai passé la soixantaine, je me suis habitué à moi-même. J'ai compris que je ne serais jamais qu'un homme très intelligent et très dépravé. Un rigolo. Je ne me suis jamais marié et je n'ai jamais consenti au crime suprême : faire des enfants. J'ai trop d'occupations littéraires pour perdre mon temps dans les couches et l'éducation.
J'ai passé mes vingt dernières années à poser - nihiliste. Ce n'est pas facile parce que personne ne me prend au sérieux. J'ai la furieuse envie d'avouer que je suis un cave mais quand je vois les romanciers qui assomment de subversion et de marivaudage, je me dis que je suis quelqu'un de bien. Je finirai en bigot. Après avoir travesti mes prouesses de Casanova, d'aristo dragueur, de Don Juan
postrévolutionnaire et démocratique, voilà que je joue les bad boys dans les magazines.
Je me fais photographier avec un blouson, des santiags et un flingue. Une casquette camoufle mes cheveux désenchantés. Mes lunettes noires m'ont rangé dans la catégorie du
playboy réactionnaire. Je me fous de ma réputation. Un nihiliste ne s'embarrasse pas de rumeurs. Il me manque quelque chose. Pas une réputation. Sentiment d'échec. J'aurais aimé mourir en ayant écrit quelque chose de valeur.
Je sais que ce n'est pas le cas. Du coup, j'erre comme les orphelins et les parricides. J'aurai passé ma vie à voyager et à mentir. Au seuil de mon passage terrestre, un souvenir lancinant vient me chatouiller. J'ai trente ans et j'écris en devenir. On me promet monts et merveilles. Des chaires universitaires ou des postes d'éditeur. J'ai percé dans l'édition. Mes affaires ne se sont pas arrangées pour autant. Comme je traîne une réputation de coureur agrémentée d'une renommée de psy déjanté, les femmes raffolent de ma compagnie. Je n'ai aucune peine à faire chavirer les cœurs.
Je cultive déjà ce penchant pour les Asiatiques. Je sors avec une Eurasienne - un modèle de mijaurée : une bonne élève, qui fait semblant de ne pas voir qu'elle a du succès plus à cause de sa plastique que de ses idées. Elle croit qu'elle va faire sa vie avec moi. Je sais déjà qu'elle est une énième bluette que je coucherai plus sûrement dans mes journaux intimes que dans son lit de princesse étudiante.
Moi qui passe pour une bête de sexe, je répète ici ou là sur le mode de la confidence que ma régulière singulière est autant une fête pour les yeux qu'un désastre pour le sexe. Je lis beaucoup Weininger en ce temps-là - les persifleurs viennois. J'ai toujours eu besoin de trouver des correspondances historiques à mes fantasmagories. Avec mon Eurasienne, j'aurais pu procréer. Par la suite, je n'ai jamais eu le choix. J'ai fréquenté les Asiatiques - que des délurées et des hystériques. Ces nymphettes acceptaient ma présence à condition qu'elle soit intermittente et occasionnelle. Aucune n'aurait accepté de me suivre dans un délire de mariage. Le mari n'était pas dans leurs lubies d'ado immature et encanaillée.
Avec moi, elles paradaient en compagnie d'un mondain affublé du prestige intellectuel. Comme j'accordais une importance inconsidérée à ma mise, elles étaient ravies de conjuguer l'intellect avec le
charme. Les jeunes femmes prétendent d'autant plus qu'elles n'accordent aucune considération pour le physique qu'elles sont obnubilées par ce critère. Je ne saurais les désapprouver tout à fait : sans quoi je n'aurais pas obtenu mon succès.
Maintenant que je contemple ma décrépitude, le spectacle qui me désole le plus n'est pas de constater que je perds la mémoire (que j'avais prodigieuse) ou que je suis moins agile lors des parties d'échec (où j'exhibais naguère mon excellence tactique). Non, ce qui me consterne le plus reste mon vieillissement. Les rides se sont additionnées, mon corps donne de plus en plus souvent des signes de lassitude, j'ai mal à un genou. Pour rester jeune, je me cache derrière mes lunettes, mais l'artifice n'y fait rien. On ne peut rien contre la mort (d'une manière générale, les considérations désenchantées et sarcastiques sur la mort constituent une de mes antiennes favorites).
Je continue sur mon nom à attirer dans mes filets certaines créatures. La jeunesse féminine reste mon échappatoire. Plus le temps passe, plus mon cynisme croît. D'aucuns insinuent que je serais sinistre. Je pense que c'est de la lucidité. Je ne me suiciderai plus. Je n'ai pas eu ce courage et puis, je me suis habitué à moi-même. La dernière fois, un grand éditeur qui se prend pour un grand romancier (une projection de mon cas?) persiflait que j'étais arrivé au bout de mes fredaines et que j'allais me ranger.
Ma dernière trouvaille est d'avoir décrété que le plaisir sexuel est au fond illusoire - et que les femmes détestent faire l'amour. J'ajoute que je l'ai toujours su (ou pressenti). Cette confidence me classe (autant qu'elle me glace) dans le rayon des hommes impitoyables et cruels. Tout ce dont je rêve. Tout ce que je ne suis pas. Cet éditeur important qui sirote son champagne avec moi se prend pour la réincarnation de Choderlos. Il a perdu sa vie à courir en partouzes. Pas n'importe quelle orgie : les mondaines, où accourent les courtisanes qui se prennent pour des écrivaines (la dernière syllabe est sans nul doute amplement méritée).
Comme mon éditeur se prend pour le Casanova de son siècle, il essaye (tant bien que mal) de dissocier son écriture et sa vie. Il laisse entendre avec des regards de fripon
select qu'il est un dépravé qui écrit des choses légères et subtiles. Le pauvre n'ayant rien compris à sa vie, il ne faut pas s'étonner qu'il prenne la littérature pour ce qu'elle n'est pas - une chose pure et irréelle, qui se distingue absolument des expériences.
Quant à moi, je me suis toujours flatté d'écrire ce que je vivais. Mes journaux intimes sont le reflet de ma personnalité. J'ai peut-être exagéré, mais je suis tel que j'écris. La littérature ne fait qu'un avec ma vie. C'est ma rengaine esthétique : écrire authentique signifie que l'on écrit comme l'on vit. Mon ami éditeur (pas celui qui m'édite, car je m'en charge moi-même) est un menteur qui croit qu'on n'intrigue pas en littérature. Je suis persuadé du contraire. Surtout à notre époque. Jadis (un mot qui m'enchante), on écrivait des choses imaginaires pour faire réel. Désormais, c'est l'inverse qui est vrai : on écrit des choses réelles pour faire imaginaire. Renversement de toutes les valeurs?