lundi 14 juin 2010

Par tous les porcs

Il est énorme. Balèze. Il pèse. Le mastaf tutoie les cent cinquante kilos. Le chambreur frise la tonne. Impossible de le retourner sous l’heure. C’est un poids. Dans une société déphasée, notre jovial n’est pas un cas salivant à l’idée d’engloutir le fric des frites ; un tyroïdard qui prendrait son pied à chaque kilo de pollution ; un boulimique suivant une cure de désintoxication aux crèmes et pâtisseries. Notre héros est journaliste sportif. Plus précisément, puisqu’il ne faut pas trop rire sous peine de discrimination, Luc Méribel est spécialiste de football.
Après de brillantes années au quotidien sportif La Victoire, Luc a tellement bien réussi qu’il est passé indépendant. Il intervient dans les télévisions, notamment le câble. Il écume les mags de foot où il délivre sa science tactique-larigot. Il consulte. Ça rapporte. Le paquet. Jackpot. Il a fondé son site. Internet tendance. Il a posé ses valises sur la Toile. La révolution en marche. Subventionné par des sites à paris, il monnaye son avis d’expert, on le réclame les soirs de matches, il est rémunéré pour ses pronostics, les paris en ligne. Bref, Luc a le vent en pompe. Son créneau, c’est les vannes, conjuguées à la proximité avec les joueurs. On le saoule avec ces deux qualités. Il encaisse. Il aimerait qu’on l’admire pour son sens tactique vu qu’il est passé à côté d’une carrière à cause de son poids – et qu’il compense par l’analyse.
Pas un mot. On préfère qu’il charrie ou papote. De temps à autre il se lâche. Il buzze en cassant du joueur. C’est rare, les champions hurlent à chaque critique. Luc cultive sa démago un tantinet titi. Il traîne sa réputation de drôle. Il appartient à la bande des rebelles, ces journalistes qui sortent du circuit par leur verbe gros. Jamais un mot sur les dérives – dopage ou trucage. Sinon, c’est la porte. Luc est une grande gueule, pas un kamikaze. Ces sujets, c’est suicide. Il n’a pas l’âme d’un martyr. Il veut bien constater, déranger, mais à l’intérieur du système. Pas en franc-tireur. Son truc, c’est la déconne franchouillarde, accessible au beauf.
En tête de lard, il est copain comme cochon avec le journaliste le plus mythique de la profession. Noël Châtel est un métisse congolais spécialiste du foot sud-américain. Il travaille de manière discontinue. Il s’est fait renvoyer de toutes les grandes chaînes de télévision. Il est considéré comme le meilleur. C’est l’as qui ajoute à son excellence la confirmation du milieu pro. Il est capital de disposer de l’amitié de Noël. Noël est considéré comme un caractériel. Il refuse l’autorité, il travaille comme il l’entend. Noël et Luc se sont connus sur les plateaux. Le courant est passé.
Ils se voient en dehors du travail. Ils sont amis. Ils sont haltères ego. Les deux compères, qui aiment autant boire un verre que refaire le match du haut de leur excellence, se sont assis dans un bistro derrière les studios de leur câblée. Une sportive qui a été lancée par l’omnipotente firme La Victoire. Luc a gardé des liens. On rappelle l’ancien de la boutique qui a bien tourné. On se souvient du truculent commentateur qui a son avis sur chaque question et qui connaît ses sujets foot.
Luc et Noël sont attablés au comptoir, la serveuse les a reconnus. Noël adore les femmes. Il est marié, il tient à sa réputation de coureur de jupons. Il veille sur ses deux marottes : les nénettes et les maillots. Il est collectionneur dans l’âne. Tendance compulsive, version maniaque.
« Luc, tu as entendu l’histoire de Vanim ? »
Luc lève les yeux au ciel. Qui n’est pas au courant de cette affaire aussi privée que sordide ? Des stars de l’équipe de France avaient recours aux services d’une jeune prostituée nommée Rachida. Depuis, elle se pavane dans les mags people. Elle montre ses longues jambes et sa poitrine refaite. Luc salive. Il est obsédé par le cul. Comme il est un célèbre obèse qui baise la téloche, il peut se permettre certaines incartades avec les nénettes. On lui passe tout. Il ne dit rien, il se réfugie derrière la vie personnelle, il n’en pense pas moins. Ce serait lui, il aurait fait pareil que Vanim, la vedette de l’équipe de France.
Un dragster qui joue ailier droit et qui fume toutes les moquettes d’Europe. Vanim a actionné ses réseaux de call-girls, via des intermédiaires du monde de la nuit. Grâce à Vanim et à d’autres collègues internationaux, Rachida a accédé à la célébrité. Enfin, la célébrité – douteuse. Vaut-il mieux être anonyme ou catin notoire ?
« Sûr que je la connais !
- Tu enquêtes pour moi sur elle ? »
Noël ne change pas : il joue toujours au mac, au boss, celui qui prend les initiatives. Luc se replie sur lui. Il déploie son quadruple menton. Il n’aime pas les histoires de mœurs. Casse-gueule.
« Je ne sais pas si j’ai le temps…
- Tu piges pas ! C’est le scoop du siècle ! Rachida est envoyée par l’équipementier Kumpo pour torpiller la concurrence… »
Luc écarquille des pupilles. Noël est le spécialiste des scoops. Luc ne veut vraiment pas se mouiller. Kumpo pourrait briser sa carrière. C’est un équipementier brésilien qui travaille en Chine et qui casse les contrats des stars pour grapiller des parts de marché au grand rival – Edel, partenaire de l’équipe de France et du football depuis la Seconde guerre mondiale. Ces types sont des institutionnels. Gare aux enquêtes qui vous laissent sur le pré.
« Edel aurait laissé faire ?
- L’équipe de France dérange. Ils peuvent gagner la prochaine Coupe du monde. En s’attaquant à son meilleur joueur, on la déstabilise…
- Moi, j’ai toujours estimé que c’était des conneries. Tout le monde se défoule avec des putes dans ce milieu… »
Noël affiche un sourire en coin. Du style : moi, je ne paye pas les filles. Noël a beau être gentil, il n’est pas international. Il ne court pas aux quatre coins de la planète pour jouer tous les trois jours. Les footeux, Luc respecte, son insolence est de façade. Il chambre, mais le fond est OK. S’il était comme eux, il ferait comme eux. Certain que le courant passe à cause de cette connivence. Noël ignore-t-il que cette Rachida siliconée était entretenue par des bars à footeux, genre clubs VIP où ne rentrent que les golden boys ? Dans les potins, on murmure que Rachida ne se monnayait pas qu’à Vanim, qu’elle était l’égérie de la plupart des internationaux.
Rachida aurait été l’escort girl de l’attaquant de l’équipe de France, un certain Titi Bravo. Ça tombe bien, Luc passe pour l’interlocuteur de Titi. Titi ne blaire pas les journalistes, à l’exception de Luc. Du coup, Luc réalise la plupart des interviews de Titi. L’enquête, c’est une manière de protéger l’équipe de France des ragots. Si Luc fouille, les rumeurs seront enterrées sous le caustique. Luc travaillera en sous-marin pour Edel en enfonçant Kumpo.
Luc s’est levé. Il a accepté. Il a pris un taxi et il s’est rendu dans un grand hôtel. Titi loue une suite à l’année dans un palace. Les footeux sont fascinants. Ils gagnent tellement de blé qu’ils craquent comme les milliardaires. Maintenant ce sont les sportifs qui régalent.
Officiellement, Titi est marié à une starlette du cinoche anglais, mais il ne se prive pas de quelques écarts extraconjugaux. Il reçoit les poules dans sa suite. Luc court retrouver Rachida. Il n’aime pas brûler toutes ses cartes, y compris auprès des collègues comme Châtel. Il était au courant pour Rachida. La poule est hébergée chez Titi. L’impunité de la célébrité. Pas étonnant qu’elle collectionne les clients internationaux : elle est dans la place. Dans le palace. Si ça se trouve, elle a déjà dédommagé des intermédiaires, comme certains frères à Titi, qui jouent aux impresarios et aux vedettes. Ils ne seraient pas jaloux de l’aura du frangin ? L’argent de l’agent.
La famille, c’est la famille. Luc n’est pas jaloux. Il a sa part de gâteau. L’oreille de l’oseille. Il aurait préféré peser quelques ballons en moins, mais journaliste sportif, c’est pas mal. Surtout à son niveau médiatique. S’il ne jouit pas de la notoriété d’un Titi, Luc passe à la télé. Label bleu. Luc ne crache pas sur les fines parties. Son bide et son menton ne le rendent pas suspect d’érotomanie. Il traîne une réputation de gros plein de soupe, pas d’accroc au sexe.
S’il veut continuer à interviewer l’équipe de France, il n’a pas le choix. Il doit jouer son jeu. Quand il arrive au palace, on lui indique la suite à Titi. La connivence : le péché qui perdra les milieux du luxe. Craché caché, Luc ne dérangera pas le grand homme, qui est absent. Titi évolue dans un club anglais et débarque un week-end par mois, en avion. Toujours la première classe. Pour un international, les escales sont monnaie courante. Il saute dans un vol direction New-York pour une séance shopping avec sa compagne. Du moment qu’il effectue ses entraînements et qu’il claque ses buts…
Luc ne se tâte pas la tête. Il suit son programme. Il jongle carte sur table : si Rachida joue les foot-girls, elle doit étendre sa gamme aux copains. Luc est favorable à l’hédonisme. Du sexe et une bouteille, on grimpe au septième ciel. À l’entrée, on lui a indiqué les ascenseurs. Luc est public. L’enquête finira au paillasson à condition que Rachida accouche. Luc a les moyens. Les footeux apprécient quand on vit comme eux. Sinon, vous restez l’intrus. Luc est des leurs. Des leurres ?
Il connaît les ficelles, jamais sortir la vérité. La vérité, c’est que Rachida n’est pas la call-girl du milieu. Les footeux qui pèsent leur oseille, qui voyagent et qui ont des besoins sexuels en corrélation avec le dopage (génétique), ont recours à la facilité. Par ici le talbin. Les courtisanes pullulent dans cet entourage où l’on croule sous le pognon et où l’on manque de neurones. Un gaillard de vingt-trois balais qui refuse une bombe à billets, vous en connaissez des tonnes ? Alors – dans le foot ? Avec sa tête de beauf attardé et sa dentition de chameau amoché, Vanim n’a pas les dispositions pour refuser. Il a trop ramé. Maintenant, il encaisse. Ses caprices sont des ordres.
Il est trop riche, trop stressé, trop speed. Sa femme, il ne la voit jamais. Il paye sa baraque et son train de vie. Elle assure son marketing. Elle est une conseillère d’enfer. Les footeux vivent avec des profiteuses. Elles sont craquantes, sexy, capricieuses, sottes... C’est rond, le ballon. Quand il rentre à la maison, dans la campagne parisienne, Luc ressent de la griserie. Il joue sur les deux tableaux : il profite des miettes du festin sans faire la cuisine. Il ne se dope pas à mort. Il ne boude pas les amuse-gueules. Rachida est plus qu’une distraction. Un amuse-sexe. Avec ses obus siliconés et ses mèches blondes, elle est plus qu’une farce. Une garce qui agace.
Pour la galerie, pour Noël, Luc pondra une exclu de la mort. Rachida en mode intime (audience assurée) se confiera dans un décor sombre, comme si elle vivait dans la cave de l’hôtel. Luc singera le reporter courageux, muni de ses questions impertinentes. Les spectateurs ramasseront du toc, Luc passera pour l’expert hors normes, le type qui vous réalise les exploits. Vous rêvez d’une interview impossible, appelez Luc Méribel. Un rebelle des médias, ça ne court pas les télés ! Son plan est ficelé, emballé, pesé. Qui se doutera qu’avant le canevas, Rachida et Luc ont fricoté – que le scénario est bidonné ? Luc s’en fout. Lui aussi n’est qu’un pion qui joue le jeu tant qu’on ne le vire pas de l’échiquier.
La porte s’ouvre. C’est Rachida dans la suite... Luc a préparé son topo. Il est dans le tempo. Pour une pute, un ventripotent, c’est du pain béni. Problème : un mec est à la porte. Un Rach. Le minet sourit sans fard. Luc est obligé de rompre la glace.
« Je suis venu pour une interview…
- Vous voulez m’interviewer ?
- Moi, ce serait plutôt Rachida… »
Le gaillard explose de rire, l’air de ne pas y toucher.
« Rachida, c’est moi… »
Bombe atomique, explosion nucléaire. Cette tuile, Luc n’avait pas programmé. Rien à faire, les travelos et les trans, c’est sans commentaire. Sur ce chapitre, ça coince. Rachida est plus qu’une pute : un travelo ! Pour Luc, les footeux à traves, c’étaient des Brésiliens. Quelques gélules et pilules, les fêtards de Rio ne se contentaient plus de nénettes. Adrénaline, catégorie plus rare. L’option qui tue. Apparemment, Luc n’était pas au secret : les Français sont aussi des Brésiliens.
Il commence à se faire vieux, Luc. Son disque raye. Il avait prévu d’enterrer l’affaire après une bonne sauterie. Il repartirait dans ses paris d’émissions ; là, il est démoralisé. Il n’est plus le gentil journaliste qui assure, il est le has pine. Rachida, c’est Rachid. Ce n’est pas pour lui. Pas de son temps. Quand il pense que les internationaux de l’équipe de France en sont à se taper des travelos pour modérer leur adrénaline, pas étonnant que le foot soit en crise. Lui qui ne se pose pas de questions, il en vient à se demander s’il n’est pas tombé dans un traquenard. Qu’est-ce qu’il va raconter, maintenant ? S’il couvre, il est découvert. Piégé, pigé ?
Bonne pioche : et si c’était Edel, le grand manitou ? Si Kumpo n’était que l’alibi de la farce ? Le dindon de la force ? Et si Châtel travaillait en loucedé pour Edel ? En tout cas, il fait leur jeu, le fric lance. Luc est coincé. C’est pour ça qu’il enterre les affaires quand elles sortent : trop risqué. Là encore, il ne pipera rien. Il va demander à Rachid de se faire belle, de poser à Rachida qui chavire les cœurs d’artichoux. Jamais il n’expliquera le fin mot. Les maux ont faim. Rachid s’est arrangé pour dévoiler une partie de la vérité. Luc n’est pas omniscient, il est malin. Habile. Il louvoie. Il convoie. La vérité brisée en mil, il convient de ne pas recoller les morts, sot. Le coup du puzzle en déconfiture, c’est bon pour les gosses. Lui est un adulte qui adule. Il nourrit sa famille, il entretient sa réputation, il ment. Il se sent bain.