samedi 11 avril 2009

Le Dieu de la Montagne

11 septembre 2001.

« Chef ! Chef ! »
Hassan se retourna. Il prenait l’air. De rien ? Le soleil scintillait. Zénith. Les médecins avaient conseillé une promenade quotidienne dans les sentiers. Les santés de montagne. Les ruisseaux et les cabris. Avec ses problèmes rénaux, Hassan ne pouvait marcher plus d’une dizaine de minutes. Aujourd’hui, il se sentait léger. Pas de grimace. Pas de douleur. Pas de calcul entre les rochers. La forme.
« Chef ! »
Ce maudit valet d’Oumar commençait à lui courir sur le système. Il s’agitait depuis quelques jours. Depuis l’assassinat du Colonel Shah, en fait. Un rien l’émoustillait. Il faut dire que le malheureux en avait gros sur la patate : il nourrissait le sentiment d’être le bouc émissaire d’un coup pendard. On accusait son chef, son cheikh, le vénérable autant que vénéré Hassan, d’être l’assassin. On accusait le mythique Jihad afghan, la légion arabe, l’organisation paramilitaire, d’avoir liquidé le plus fameux moudjahiddin.
Faux et archi fou. Qui avait fait le coup ? Qui accusait à dessein ? À qui profitait le crime ? Les talibans ? Quels traîtres ? Pourquoi la radio reproduisait des mensonges grossiers sans prendre la peine de monter jusqu’à Tora pour rencontrer cheikh Hassan ? Solliciter son avis à vue ? Pas un journaliste en solde. Shah ou pas, pas un chat. Hassan n’avait rien fait. Innocent. Hassan n’avait pas quitté sa spacieuse maison des hauts de Tora, à la pointe des montagnes reculées d’Afghanistan. Du monde. L’eût-il voulu, comment aurait-il préparé le coup ? Deux mille mètres d’altitude, pas un poil d’attitude. Hassan se consacrait corps et liens à Allah. La prière et les pierres. Il vaquait à ses occupations. Le père. La famille. Avec ses ennuis de santé, il n’avait pas les moyens de monter des attentats. Il n’en avait pas envie non plus. Allah interdisait de tuer, sauf par temps de guerre.
La guerre était passée. Ne te retourne pas sur ton passé. Hassan était en paix avec lui-même. Il vivait. Il ne complotait pas. En ce moment, il avait à l’esprit le repas du midi. Oublié l’ennemi disparu, cette breloque de Shah, qu’il n’avait jamais rencontré. Les rumeurs qui couraient l’indifféraient. Il n’allait pas tarder à mourir du rein. Il vivait de rien. Il n’avait pas peur. Il rejoindrait Allah. Il bénéficierait dans l’autre monde d’un traitement plus gratifiant que celui qu’il recevait de ses alliés. Il se moquait des hommes. Il se préoccupait des âmes.
Il avait combattu au nom d’Allah. Il s’était exilé. Il s’était nomadisé. Résultat des coups : il était traité comme un paria par les pachas qui l’avaient armé, envoyé, soutenu et missionné. Les chiens. Les siens. Les Saoudiens. Les Pakistanais étaient demeurés plus proches. Ils utilisaient le canal officieux. Quelques services secrets. Voilà belle lurette que la diplomatie conventionnelle ne s’appliquait plus au cas Hassan. Bien avant l’assassinat de Shah, Hassan était désorienté. Désactivé. Sans nouvelle et sans monde. La solitude lui pesait ? À vrai dire, il s’occupait de l’avenir, de ses enfants, de ses femmes, de son clan. Pas question que ses héritiers connaissent le destin des déclassés.
« C’est terrible ! L’Amérique est attaquée ! »
Hassan ne s’affola pas : pour un combattant du Jihad, pas de quoi fouetter un chat. C’était une bonne nouvelle.
« Kamikazes ! Ils ont détourné les avions ! Le Pentagone ! World Trade Center ! Dix mille morts ! Allah ! Le châtiment des damnés !
- Oumar, je ne comprends pas : où est la catastrophe ?
- Ils ont attaqué l’Amérique !
- Le diable ?
- C’est le diable qui a attaqué les Etats-Unis ! Le diable !
- Alors le diable s’est attaqué lui-même… »
Satisfait de son mot, Hassan essaya de passer son chemin. Clore le débat. Pas de temps à perdre avec un excité qui tanguait au bord de la crise. De tango. Méfiant, son valet était-il l’antioccidental qu’on était en droit d’attendre chez un membre du Jihad afghan ?
« Cheikh, le diable, c’est qui ? Nous ?
- Impossible. Vraiment impossible. En tant que musulmans, nous… »
Sans écouter la suite, Oumar colla son émetteur à ses oreilles. Cette absence de déférence était inhabituelle. Hassan se recula.
« Ca recommence, cheikh.
- Qu’est-ce qui recommence ?
- La radio… C’est nous…
- Quoi ?
- Les attentats !
- Les attentats ?
- Les Tours. Le Pentagone.
- Tu es sûr que tout va bien ?
- Nous avons organisé les attentats. Le président des Etats-Unis est formel. Depuis les montagnes de Tora. Le président nous accuse. Vous et moi. Les journalistes nous accusent. Le monde nous accuse. Le Jihad afghan est accusé. »
Hassan se gratta la barbe, incrédule. Il considéra le paysage saisissant, les vallées brumeuses et les pics agressifs. Le soleil immuable. La neige et les fleurs. Qu’est-ce qui clochait ?
« C’est impossible. Qui peut réaliser un pareil maléfice ?
- Nous allons vers de gros problèmes !
- Tu as raison, Oumar : c’est le diable qui est entré en scène. Seul le démon peut concevoir ce coup tordu. »
Il leva les yeux au ciel et fixa avec intensité Oumar.
« Pour la deuxième fois, nous sommes accusés pour un crime que nous n’avons pas commis : l’assassinat de Shah – et maintenant les Etats-Unis…
- Qu’allons-nous devenir ?
- C’est une épreuve, Oumar. Une épreuve pour nos âmes. Allah sonde les cœurs. Nous allons prier. Nous montrerons à Dieu que nous n’avons pas peur de la mort, si tel est Son souhait miséricordieux. Nous mourrons en martyrs s’Il le souhaite !
- Allah !
- Allons prier pour les dix mille victimes du diable ! »

15 octobre 2001.

Le stagiaire courait, le stagiaire courait… Il fonçait, ivre de gloire, de sa célérité assurée, de sa virtuosité de débutant consommé. Il doublait les couloirs. Il écartait les portes comme autant d’obstacles inutiles. D’un coup, d’un seul, il stoppa net. L’ouragan s’engouffra dans un grand bureau ouvert. Il soufflait comme un phoque ventripotent. Peu importe. Fébrile, il se précipita vers le premier téléphone qui lui tomba sous la main. Il criait à moitié. Il crachait de l’autre.
« Chef ! Chef !
- Qu’est-ce qu’il y a encore, Rafik ?
- Chef, j’ai le scoop du siècle ! »
Au bout du fil, Ahmed Choukri, le rédacteur vedette de la station vedette d’information continue arabe. Localisation : Dubaï. Le paradis fiscal. Des buildings, de l’or, des dollars, l’homme qui domine, l’homme pressé, l’homme citron. La mer qui recule, l’homme qui avance. Dubaï est éternel. Les diamants aussi. Al-Arabiya, en toute modestie, le nom de la station d’information. Arabe. La télévision continue. Arabe. L’Orient continu.
C’était un grand honneur pour le petit stagiaire de contacter sans préambule le grand Choukri.
« Qu’appelles-tu le scoop du siècle, petit ?
- Hassan al-Sabbah !
- J’espère que tu ne m’as pas dérangé pour des sornettes !
- Hassan…
- J’ai compris ! Pas de quoi en faire un fromage !
- Il revendique les attentats !
- Pardon ?
- Les attentats !
- Quels attentats ?
- Le 911 !
- Dans ce cas, passe à mon bureau. Tu es certain de la vidéo ?
- Le correspondant du Pakistan l’a authentifiée.
- C’est un ami… Pourquoi ne m’a-t-il pas contacté directement ?
- Il a appelé !
- Comment se fait-il qu’il soit tombé sur cette cassette ?
- Des soldats américains dans une maison !
- Au Pakistan ? Je ne suis pas certain d’authentifier un document des Américains… »
Depuis le 911, les Américains avaient envahi l’Afghanistan. Motif irréprochable : retrouver Hassan al-Sabbah, le commanditaire des plus horribles attentats de l’histoire. La coalition internationale n’avait pas tardé à démanteler les talibans et à attaquer les montages de Tora, le refuge où le Jihad tenait ses quartiers généraux. Le no man’s land où le 911 avait été conçu. Les Américains clamaient à qui voulait l’entendre qu’ils sécurisaient la région : ils avaient disposé des bases militaires partout dans le Caucase, qu’ils contrôlaient en lieu et place des Russes. Bel exploit stratégique.
Les Américains. Choukri s’en défiait comme un Arabe. Un Golfeur. Un golfeur. La peste des Ricains et des ripoux. Hassan n’était qu’un damné pion dans la stratégie américaine. Impérialisme. Les Américains étaient impérialistes. Choukri vivait sa réussite au sein d’Al-Arabiya comme une manifestation de contre-culture. Le succès d’Al-Arabiya était son succès. Le succès de la liberté arabe. Les Américains avaient leurs chaînes. Les Européens avaient leurs clones. Les Orientaux ?
Chacun ses chaînes ! À chacun ses esclaves ! Les chaînes de la télévision. Al-Arabiya, c’était l’enfant de Choukri, lui qui ne les avait jamais élevés. Al-Arabiya, on le félicitait dans les rues du Caire. La télévision qui redonnait du baume au cœur. Les Arabes humiliés. Les Arabes colonisés. Les Arabes manipulés. Al-Arabiya : la preuve que les Arabes maîtrisaient la technologie en pointe. Rivalisaient avec l’Occident. Al-Arabiya : la preuve que les Arabes n’étaient pas finis. Choukri : ils renaîtraient de leurs cendres. Les Arabes. Selon le mot d’un colonisateur, peuple aussi instable que l’eau. De ce fait aussi, invincible.
« L’on ne va pas prendre ce sujet sans authentification.
- Mais…
- Pas de mais ! »
Choukri raccrocha, péremptoire. Ce n’était pas à vingt piges qu’un stagiaire allait lui apprendre le métier. Choukri, d’Al-Arabiya. Selon Choukri lui-même : Choukri, le nom d’Al-Arabiya. De loin. De non. Une carrière sans faute, un synonyme de crédibilité, une preuve d’authenticité. Un appel.
« Allô ! »
Choukri aimait s’énerver. Il avait une bonne raison : si c’était le stagiaire qui insistait pour refourguer sa camelote d’Hassan & Cie, il le découperait en deux. Il lui ôterait à jamais l’envie de se faire mousser sur le dos d’un mythe frelaté et fielleux. Il lui passerait ses velléités d’arrivisme, de carriérisme et de professionnalisme. C’était le prince Yazid bin Sultan al-Quorubaï, du clan principal de l’émirat. Le prince Yazid, comme tous l’appelaient ici, frère du prince régnant, l’émir Sultan. Des liens très compliqués, une histoire de cousins, la généalogie du clan, une juste répartition des familles, l’influence historique, en toile de fond la colonisation, les Britanniques, les Américains...
Si le prince Yazid appelait, il y avait de la friture sur la ligne. Yazid était le patron de la diplomatie. De nombreuses voix autorisées susurraient qu’il avait plus de pouvoir que son frère. Le vizir calife à la place du Sultan ? En tout cas, un coup de fil du cheikh signifiait bien des choses. Coup de sang. Coup de boule. Choukri était attaché à son indépendance, mais il tenait encore plus à la survie de son bébé. Al-Arabiya. Irrité contre le stagiaire (dont il avait oublié jusqu’au visage), il prit sa voix la plus polie. Policée.
« Cher Choukri, Yazid à l’appareil ! »
Fausse simplicité, présentation succincte : mauvais signe.
« J’ai conversé avec notre ambassadeur en poste à Kaboul. »
L’Afghanistan ? Tiens, tiens !
« Des soldats en patrouille sont tombés sur un coffre. Dedans, miracle : la vidéo-confession d’Hassan al-Sabbah. Il y revendique les attentats du 911. Nous tenons une véritable bombe, qu’Al-Arabiya se doit d’exploiter… »
Profitant de son statut de vedette, Choukri essaya de protester.
« J’ai reçu un appel en ce sens, mais l’authentification…
- Vous ne comprenez pas ? Je me porte personnellement garant… Oubliez votre déontologie, oubliez vos précautions, cette cassette est politique. L’émir souhaite conférer à Dubaï la place qu’il mérite sur la scène internationale : un Etat arabe, musulman et moderne, qui condamne les terroristes, en particulier l’infâme al-Sabbah. En plus, vous allez pulvériser les records d’audience. Vous allez exploser les Américains. Votre prudence m’interpelle : cette affaire est votre affaire. Votre nom sera célébré dans le monde entier, mon cher… »
Yazid s’arrêta. Impossible de remettre la main sur le nom de Choukri. Fanatique des bonnes manières sirupeuses, il ne tenait pas à ce que la vedette de sa chaîne d’information mondialement réputée prenne ombrage de cette absence.
« Ce fut un enchantement que de dialoguer avec le grand professionnel du journalisme. Vous méritez votre scoop. Le scoop du siècle. Du nouveau siècle chrétien, hein ? »
Satisfait de sa boutade, il conclut, homme pressé. Le cheikh n’avait pas une minute à lui. Deux inaugurations, un conseil d’administration. Colloques, décrets, réunions. Cocktails. La vie de pacha était pavée de crédibilité. Prévisibilité. Prévision. Vision. Le cheikh croulait sous les devises, mais il avait égaré son temps. Pas de devise contre le temps. Pas de proverbe. Le cheikh esclave. L’enclave.
« La fortune n’échoit qu’aux méritants. Qu’Allah vous guide… »

13 juillet 2001.

Hassan al-Sabbah leva les yeux. Grâce soit rendue à Dieu, il était arrivé à bon port. Dubaï. Le fric. Le frac. La fatigue. Avec son insuffisance rénale chronique, un rien l’épuisait. Il scruta la porte teintée de sa chambre. Aucun doute possible. Il se trouvait à l’hôpital militaire américain de Dubaï, où il était soigné sur recommandation du cheikh Yazid, l’éminence grise. Le prince de l’ambre. Ouf ! Les deux gardes du corps distinguaient leur carrure à travers le reflet de la porte.
Dans les montagnes de Tora, en Afghanistan, Hassan était protégé. Sa solitude était le gage de sa sécurité. À Dubaï, les précautions hospitalières s’imposaient. L’hospitalité de l’hôpital. Hassan séjournait dans l’antre. L’hypocrisie de la vadrouille. L’adversaire. L’aversion de l’adversaire. L’Occident. L’ennemi public. Le numéro un. Les attentés. L’attente. Latente. Les appels au meurtre. A l’huile ? La Mecque.
Officiellement, Hassan n’avait rien à déclarer. Dubaï ? Dub aïe. Le paradis du golf, le dessert dans le désert, la terre sur la mer, l’ultralibéralisme de l’or noir. Des buildings à en crever, des milliardaires à rêver, du luxe rivé… Ici, on avait peu de pétrole, mais des tonnes d’idées. Devise de l’émir : ne pas trop regarder sur les devises. Le grand frère ? Voisin béni, allié infidèle, manitou des pitrodollars. Les Saoudiens n’avaient peur de rien. Ils travaillaient avec les Ricains. Les Rosbifs. Lien inavouable, les Israéliens. Les Raéliens.
Dans le royaume du Prophète, les imams éructaient. La rue vomissait. La ruse ruait. Assez du pognon. Du froc pour du fric. La fricassée de dollars. La fracassée de dinars. Le gain du grain. Le grain du gain. Le diable. Les militaires en avaient assez. Les diplomates en avaient assez. Les financiers en avaient assez. Les milliardaires : assez. Les princes. Assez. Qui n’en avait pas assez ? L’Oncle Sam ? Assez des compromissions. Assez de la perversité. Assez de l’hypocrisie. Assez.
Hassan al-Sabbah avait débarqué à Dubaï. Assis. L’homme le plus recherché de la planète posait le pied dans le paradis fiscal du Golfe, un endroit si contradictoire avec les principes musulmans que certains refusaient de s’y rendre. En principe, Hassan excluait de telles pratiques. Les médecins du Pakistan ne lui avaient pas laissé le choix. Sévices secrets : le rein en compote, l’hospitalisation inévitable. Sans hospitalisation, le mythe Hassan risquait d’expirer. Pas de dialyse poussée au Pakistan. Le simple choix : l’occis ou l’Occident. Une dent contre qui ?
La mort n’était rien pour le musulman. Hassan. Le paradis attendait les croyants authentiques. La félicité filait le juste. Le bras droit, le fidèle al-Zaur, avait rappliqué dare-dare. Au moindre problème, al-Zaur déboulait. L’incarnation de la Providence. C’est ainsi qu’Hassan le présentait à ses visiteurs. En tant qu’avocat, al-Zaur connaissait sur le bout des doigts le droit. Il maîtrisait les failles. La preuve : ses déplacements sans inquiétude le moins du monde. Pas de droits de douane. Il avait le droit de Londres, où les interdits étaient tolérés. Londres était ouverte aux zéphyrs terroristes. Elle était si hospitalière que son non disait oui. Hassan n’aimait pas l’Empire. Al-Zaur le passe-empire. Al-Zaur invoquait ses frères, l’Islam, le Coran, le Prophète. Al-Zaur le Béni : Hassan comptait sur lui comme sur un marabout.
Al-Zaur montait n’importe quelle opération sophistiquée, de l’attentat prestigieux jusqu’à l'action humanitaire. Le séjour d’Hassan dans un hôpital de Dubaï ? Une idée d’Al-Zaur. Plutôt que d’affronter les médias secrets, autant filer à l’anglaise. Destination : le Golfe. Rapatriement sanitaire. Désert salutaire. Desserte mortuaire. Hassan venait du Golfe. Il y retournait avant de mourir. Al-Zaur la momie d’Egypte. Le pharaon d’Afghanistan s’éteignait à petits feux. Personne n’arrêtait un passager pour son dernier voyage, quelles que soient les accusations qui pesaient contre lui. Pas de mandat contre la mort. Personne n’arrêtait les terroristes du Jihad. Habiles. Protégés ? Ils passaient au Pakistan, ils circulaient en Inde. Ils flirtaient à Dubaï. Ils trafiquaient en Afrique. Londres. Le Pacifique. Le monde. Le Jihad entre les mailles. Al-Zaur l’anguille. Hassan l’anchois. Dieu contribuait à l’insolence.
Dieu aimait les terroristes. Plutôt mourir que la souricière. Tout sauf l’escouade du FBI. Pas question d’être jaugé. L’humiliation, la prison, la torture ? Heureusement, al-Zaur se portait garant. Al-Zaur venait. Al-Zaur avait activé les canaux de sa diplomatie officieuse. Al-Zaur transformait l’or en plomb. Avec lui, les opposants officiels étaient les alliés officieux. Les officiers de l’office. Les Saoudiens. Dubaï. L’indésirable désiré du Golfe.
Hassan filait l’urticaire aux tyrans arabes. Aux lâches et aux corrompus. Aux vendus. La rue acclamait les vrais croyants. Le Golfe était favorable aux hommes intègres. Al-Zaur le virtuose des passages secrets. Al-Zaur l’excellence. Les passeurs des montagnes ou des rivières défient les frontières. Certificat d’Al-Zaur. Hassan ne risquait rien. Miracle des mirages : Hassan rapatrié avec l’appui des Américains !
Incroyable mais vrai, visé et vissé, le visa. Feu vert pour le vol vil. L’ambassadeur ne se déplacerait pas à l’aéroport. Plutôt des réseaux, des appuis, des délégués. Rien n’arriverait à Hassan : services rendus. L’Afghanistan. Les Russes. Les rustres. La guerre remerciait son bras armé. L’Islamiste avait mérité de la partie. La Mecque était patrie. Le Mec était parti. Le Mac était pétri ? Désormais, les anciens alliés étaient les ennemis. C’était compliqué. C’était tortueux. Le tort tue. Ninja.
Les brouilles : embrouillées. L’officiel : officieux. Hassan à l’affiche. Interpolé d’Interpol. En pôle position. Hassan protégé. Chouchouté. Compensé. Hassan appuyait la diplomatie secrète. Arabie saoudite, Etats-Unis, Grande-Bretagne. Londres, Washington, Riad. La Trinité cerclait son fils prodigue. Hassan le Répulsif était supervisé en haut lieu par les forces qui avaient lancé, armé, financé, suivi et soutenu l’islamisme révolutionnaire.
La preuve ? Pas de Dubaï sans Arabie, pas de soutiens sans USA. Pas de diable sans ange. Pas de bête sans auge. Le saut de l’âge. L’archange Hassan. Les faits étaient incontournables : les bans d’al-Zaur avaient remué. Le poison avait mordu. Banco pour Hassan ! Cheikh Yazid s’était couché devant Allah. Blasphème divin : cheikh Yazid entérinait le meilleur tonneau. Yazid le porte-voix des Saoudiens.
Yazid validait, les Américains dévalisaient. Hassan connaissait les subtilités. Il avait étudié l’histoire de long en large. L’Empire britannique n’était défunt que pour les disciples de la décolonisation. Néocolonialisme : décolonisation politique. Hypercolonialisme économique. Hassan avait rompu avec l’Occident, à cause de l’impérialisme, le colonialisme, l’Islam, la Palestine, La Mecque... Aucun feu vert yankee. Aucune sujétion infidèle. Seule soumission : le Créateur. Cheikh Yazid, proche du prince Saldi, il avait dit oui. Sans une question. Il accordait sa confiance. Parole d’âme. Idem pour le prince Saldi.
Dans le fond, Saldi était son ami. Saldi ne pouvait trahir. Avec les Américains, il jouait le double jeu, sans au-delà. Allah demeurait Allah. Allah au-delà. Saldi collaborait : pour le fric. Le pétrole. Le sensible. Le musulman est assujetti à Dieu. Saldi assujetti à Dieu. Cheikh Yazid assujetti. Les Saoudiens. Les musulmans. Hassan avait confiance dans l’homme : malgré toutes ses compromissions, toutes ses lâchetés, tous ses bobards, il se ralliait au Créateur.
Un homme pressé. Un pamplemousse lumineux. Service musulman. C’était écrit dans le Coran. La serviabilité. La générosité. La bonté. Al-Zaur dans la partie. Hassan parti. Hassan le bon parti. L’avion des Pakistanais. Le marché était simple : personne ne dérangerait. Yazid fermerait les yeux. Hassan serait suivi par un grand chirurgien, un spécialiste des maladies rénales, un néphrologue. Occis lierre. Le correspondant local de la CIA lui rendrait visite. Pas d’empoisonnement. Pas d’emprisonnement. Pas de coup tordu. Pas d’explosion entre Dubaï et Islamabad.
« Ce cher Hassan ! »
Hassan sursauta en voyant débarquer un grand individu corpulent et volubile, qui moulinait l’air aride de grands gestes décalés. La familiarité de l’interpellation laissa un instant Hassan dubitatif. Il n’avait jamais vu l’individu ? On ne lui avait jamais laissé de message ? Allongé sur son lit de malade, il se sentait las. Majeur. Epuisé. Il aurait bien commandé un thé. Alité. Il ne nourrissait que peu d’illusions sur son sort : Dubaï ou pas, dialyses ou bas, miracles ou rats, il allait mourir.
« Larry Shell, attaché culturel. »
Pas de carte. Visite. Hassan cligna des yeux. Le correspondant local de la CIA présentait la couverture classique. La procédure cacique. Sans égard, l’homme s’approcha. Il évoluait à son aise dans le rôle de l’analyste au service de la culture.
« Yazid m’envoie aux nouvelles. Nous venons nous assurer que le Docteur Ramzi vous suit. »
C’était l’Egyptien qui monnayait ses talents de Grand Néphrologue.
« Al-Zaur s’occupe de tout. »
On avait beau se plaindre de l’omnipotence d’al-Zaur, Hassan déléguait les détails à son adjoint. Le marché était clair : al-Zaur suppléait Hassan. Il excellait par complémentarité fidèle. Organiser, prévoir, déjouer. Jouer.
« Votre assistant est de la partie ?
- Grâce à Dieu, jamais je ne serais ici sans son aide…
- C’est un homme exceptionnel !
- Que Dieu le prenne en miséricorde !
- Son efficacité n’a d’égale que sa diligence !
- Un expert de l’organisation !
- Justement, il passera la semaine à Dubaï… »
Le visage d’Hassan s’allongea. Il n’attendait pas que sa caution lui fasse faux bond. Il venait d’arriver à l’hôpital, il n’avait passé aucun examen et il ignorait à quelle sauce il serait mangé. Pourquoi al-Zaur accordait-il sa confiance au cheikh Yazid ? Pourquoi traitait-il avec la CIA ? Hassan s’agita, un brin contrarié. Un malade n’avait pas besoin de soucis. Il brûla de rentrer en haut de Tora. Sans al-Zaur. Al-Zaur aimait le grand jeu, la vie secrète et lancinante. Le cache-cache.
« Bien entendu, nous prenons en charge le moindre de vos besoins. Vous n’avez aucun souci à nourrir : vous serez bientôt de retour en Afghanistan. Si votre santé vous le permet et si tel est votre souhait… »

9 septembre 2001.

« Chef ! Chef ! »
Hassan al-Sabbah déploya sa longue carcasse. Maigre, fin, avec une longue barbe taillée et des traits émaciés. Il regarda son brave, son valet, le fidèle Oumar, son frère – et peut-être même plus.
« Chef ! »
Hassan sursauta. Oumar en sueur. D’habitude, le valet, géant placide, ne dégageait pas la fébrilité. C’était un serviteur consciencieux et affable, un bon pratiquant, qui faisait ses prières quotidiennes. Un pieux, un muslim, un croyant, une créature d’Allah. Qu’est-ce qui lui prenait ? Hassan n’avait pas peur. Il n’avait jamais peur. Il n’était pas loin de se considérer comme le plus grand révolutionnaire de l’humanité, et, à la différence des figures idéologiques, les Guevara ou Mao, il n’était pas marxiste ou athée, mytho ou parano. Il croyait en Allah. Allah. Le Paradis après la mort. Comment s’apeurer des actions humaines alors qu’il suivait la parole de Dieu ?
Comment craindre le Diable ? Un mince sourire le sortit de sa contemplation. Il était en route vers la ferme la plus proche, pour acheter quelques litres de lait. Oumar conduisait la Jeep. Oumar avait le coup de main pour éviter ravins et précipices. Avec sa proverbiale habileté, sûr qu’Hassan serait mort s’il avait dû conduire. Dix ans qu’Hassan était réfugié dans les montagnes de Torah. L’Afghanistan. Il y menait la guerre islamique contre l’Infidèle. L’Infidèle : l’Occidental, le communiste… Tout ce qui n’était pas musulman, en fait.
Hassan était un Yéménite, de la tribu des Mutazalim. Il venait d’une riche famille, une lignée d’hommes d’affaires, des fidèles, qui devaient leur argent aux trafics qui rapportent : la drogue, les armes et le pétrole. Plus qu’une famille, les al-Sabbah constituaient un clan. Ils se présentaient comme de rigoureux musulmans de la péninsule saoudienne, mais en réalité, leur secret était de Polichinelle : ils travaillaient avec les familles de la Côte Est. L’Amérique. Les associés du Diable œuvrant pour leur salut.
Hassan avait choisi un autre chemin que le business familial. Saga Saoudia. Le chemin des montagnes, le chemin des embûches, le chemin de la solitude. Saga Afghana. Le rebelle qui luttait contre l’Occident : les Etats-Unis honnis. Depuis la fin des années 80, Hassan avait émigré. Finie la dolce vita, le tourisme et les putes. Place à Dieu. Dieu ne logeait pas dans le luxe. Dieu se déployait dans l’épreuve. Hassan avait décliné les ors du capitalisme pour servir Allah en Afghanistan. Il était assuré qu’Allah était plus fort que les communistes. Plus fort que les géants, plus fort que les Soviets, plus fort que l’homme.
Peu en convenaient, mais c’était l’évidence : Dieu était plus fort qu’un Turc. Seul contre tous, Hassan servait de courroie de transmission entre le géant saoudien et les moudjahiddins sur place. Opération Jihad afghan. Les Saoudiens finançaient la guerre islamiste contre les communistes. Les Saoudiens étaient les alliés des Amerloques. Les dents grinçaient, Hassan souriait. De temps en temps, on lui rappelait qu’il était un jouet entre les mains des Ricains, de la CIA, des desseins occidentaux, de la lutte contre le communisme. Ne trahissait-il pas la cause ?
À chaque fois, il esquivait : il répétait – toujours la même rengaine. Il avait toujours travaillé en étroite intelligence avec ses frères saoudiens. Notamment avec un très vieux complice de son père, le prince Saldi, de la famille royale saoudienne. Le grand gardien du temple de l’intelligence, le vizir des services secrets, pendant trente années (record de longévité mondiale en la matière !). Saldi était l’homme de paille des Américains ? Saldi coordonnait sur place les activités de l’islamisme militaire ? Les organisations caritatives ? La révolution islamique ?
Dans le fond, Saldi était comme Hassan. Comme la plupart des princes de cette région : ils haïssaient l’Occident. Ils finançaient les entreprises qui pouvaient déstabiliser le modèle qu’ils prétendaient servir. Saldi défaisait de la main droite ce qu’il fabriquait de la gauche. Servir l’Occident pour mieux le détruire. Dans ce jeu de dupes, cette récréation de Lorenzaccio, Hassan avait tiré son épingle du jeu. Opération Jihad afghan. On ne savait jamais qui dupait qui. L’Occident et l’Orient. Le libéralisme et l’Islam. L’homme et l’âme. Le diable et Dieu.
Hassan se moquait des réputations. Il s’en tenait aux résultats. Les résultats ? Édifiants. Les résultats parlaient d’eux-mêmes. Les résultats étaient sublimes. Les islamistes embarqués dans la guerre sainte contre les Infidèles avaient vu leurs efforts couronnés de succès. Ils avaient servi Allah au-delà de toute espérance. Les Occidentaux avaient dupé les dupes islamistes comme les moudjahiddins locaux, mais dans le fond, c’était toujours Allah qui triomphait. Et Hassan al-Sabbah à la tête de sa légion arabe ? De son Jihad afghan ? Hassan avait contribué dans une mesure non négligeable au succès des Afghans. Contre les cocos, les Soviets, le Mal. Il avait reçu des financements illimités, Saoudiens et Américains. Il travaillait avec les services secrets pakistanais.
Dans le fond, les Occidentaux le faisaient bien rire : ils croyaient se servir, ils croyaient lutter contre le communisme, ils croyaient tout maîtriser, tout dominer, manipuler et comploter, et, au final, c’étaient les manipulés qui avaient gagné. Allah triomphait et c’était le principal. Il ne se passait pas un jour sans qu’Hassan ne soit félicité pour son action au service des musulmans. Il avait rendu sa dignité aux musulmans, aux opprimés, au-delà de la cause afghane et de la légion arabe qu’il avait dirigée, ou plutôt qu’il avait coordonné en concertation avec les services de Saldi le frère. Jihad afghan.
Et la CIA ? Hassan n’avait que rarement discuté avec des représentants de la CIA. Toujours des broutilles. En fait, la plupart de ses correspondants étaient des Saoudiens ou des Pakistanais. À chaque fois, des musulmans. Il se défiait des infidèles. Des athées, sceptiques, laïcs et libéraux. Et si des frères trahissaient l’Islam ? Eh bien, tant pire. Ils faisaient le jeu du diable. Ils iraient brûler en Enfer. Saldi était le pion des Américains dans le Golfe ? Peu importe. Hassan avait joué franc jeu. Manipulé ou pas, sa sincérité était certaine. Allah. C’était le principal. Les prières, les recommandations, l’aumône, le jeune... Deux de ses épouses l’avaient suivi dans son exil. Sûr que la Volonté de Dieu l’avait exclu du commerce des hommes. Vivre en reclus, vivre en ermite, dans les montagnes de Tora, une grande demeure en pisé, coupé du monde, marginal parmi les montagnards. Quasiment pas de journalistes. Quelques émissaires du gouvernement taliban, quelques responsables des services pakistanais, la compagnie des autochtones, des gens, des simples et des authentiques. La plus belle des récompenses.
Ses deux épouses étaient venues avec leurs quatre enfants respectifs. Nourries et blanchies : la belle vie. Hassan ne s’occupait pas des détails pratiques. Son accord avec les talibans l’arrangeait. Ses besoins étaient le cadet de ses soucis. Le gouvernement afghan, qui l’avait accueilli et qui le protégeait, lui avait alloué des gardes du corps et des serviteurs : deux interprètes, Oumar le valet, d’autres collaborateurs. Comme son second, al-Zaur. Un avocat égyptien qu’il ne voyait que rarement et qui habitait plus à Londres qu’à Tora. Un bras droit plus qu’épisodique. Un intermittent du Jihad, en tout cas de l’Afghanistan. On le présentait dans les médias comme le numéro deux après Hassan, mais Hassan rencontrait plutôt des militaires pakistanais qu’al-Zaur. Certains étaient des agents doubles, dont il n’était jamais facile de cerner l’identité.
La seule exigence d’Hassan avait été exaucée, tant il craignait les assassins : travailler avec des Arabes. Les traîtres avaient toutes les raisons de lui faire la peau. Sa tête à prix : le grand méchant, le terroriste en chef, l’assassin sadique des Gi’s et des infidèles. Le bourreau de l’Accident. En fait, il n’avait plus d’activité. Chômeur terroriste. Terroriste théorie. On se réclamait de lui plus qu’il n’agissait. Il avait servi Allah aux temps de la lutte contre les communistes, et, maintenant que l’Empire soviétique n’était plus, maintenant que le communisme était un souvenir, il attendait du haut de sa montagne que le libéralisme s’effondre. Les Américains. L’Occident n’avait pas seulement vendu son âme : il avait aussi scellé son destin.
« Chef ! Chef ! »
Cette fois, certain, Oumar avait un problème. Fidèle à son légendaire flegme, Hassan accueillit la fébrilité de son collaborateur par un sourire de compassion.
« Que se passe-t-il ? »
En ce moment, Hassan vaquait à ses occupations de retraité de la révolution. Il vivait sur la tâche qui l’avait occupé pendant vingt ans, doux rêveur, mythe acclamé des foules. Hassan était chef de famille. Le bon père descendait vers le village le plus proche. Un fermier l’attendait chaque semaine. Quel honneur de fournir le légendaire al-Sabbah ! Grâce sans nom ! Hassan était pour les humbles le Héros, le Sauveur, l’Honneur des musulmans, en particulier des Afghans. Vendre du lait à Hassan n’avait pas de prix. Hassan se montrait enchanté de son aura. Il l’imputait aux arrêts de Dieu.
« Ils l’ont tué ! Ils l’ont tué ! »
Hassan s’ébroua.
« Pardon ? »
L’évocation le pétrifia. Il réprouvait la violence. Il mettait un point d’honneur à s’exprimer d’une manière flegmatique, comme s’il participait aux dîners de clubs british. Il avait trempé dans ces milieux à l’université de Boston. Il avait passé sa jeunesse à se taper des putes de lucre.
« Le Colonel ! »
Oumar hurlait pour de bon.
« Quel Colonel ? »
« Le Colonel ! »
Pas de doute, le Colonel ne pouvait désigner que Shah. Oumar avait la bouche grande ouverte. S’il s’obstinait à grimacer, engoncé dans sa furie hystérique, il allait gober un insecte – il faudrait l’emmener d’urgence à la ville.
« Allah ! »
Hassan baissa la tête. Confronté aux difficultés, il s’enfermait dans la prière. Avec majesté, il fit signe à Oumar de le suivre. Sur la route rocailleuse, il s’agenouilla et entama une prière. Une prière pour Shah. Le chien. Shah son ennemi. Islamiste de première, Afghan aussi. De la tribu des Tadjiks. Il avait plus mené la guerre contre l’occupant soviétique au nom de sa tribu qu’au nom d’Allah.
C’était la principale raison de la défiance d’Hassan. Le Colonel avait passé sa vie à lutter, contre les communistes, contre les islamistes de Kaboul et maintenant contre les étudiants illettrés du mouvement taliban. Le Colonel détestait les talibans et leur faisait la guerre autant qu’aux communistes. Il avait interdit leur expansion chez les Tadjiks au nom de l’intelligence islamique. Hassan était l’invité des talibans de Kaboul. Il ne s’était jamais demandé comment était née l’alliance entre le représentant des combattants arabes et les adversaires des Américains. Il fallait vivre hors du réel pour ignorer que les talibans étaient les partenaires des Américains.
Officiellement, ils étaient musulmans. D’aucuns les qualifiaient de fanatiques. Ils avaient imposé le califat sur le sol afghan et luttaient contre la corruption. Ils étaient les ennemis déclarés du régime à l’occidentale. Ils pendaient des télévisions, ils lapidaient des pigeons, ils détruisaient des statues : bref, en Occident, ils étaient le symbole de l’arriération mentale.
Primaires et primates. Leur grand titre de gloire tenait à l’éradication de la culture. Du pavot. L’Afghanistan était la plaque tournante du trafic. Les mauvaises langues affirmaient que c’était l’une des principales sources de financement de la guerre contre les communistes. Aujourd’hui, des guerres intestines et des coups tordus.
Les talibans citaient leur succès en exemple. La preuve qu’ils étaient intègres et non intégristes ? Le pavot. Ils servaient Allah. Hassan aussi. Le Jihad afghan aussi. Talibans et Jihad : les deux courants radicaux avaient tout pour s’entendre. En se relevant, Hassan songea au pavot. Certains de ses lieutenants lui avaient rapporté que la guerre de vingt ans contre l’Empire soviétique n’avait pu être menée qu’avec l’héroïne. Hassan héros de l’héroïne ? Il haussait les épaules : Allah voyait tout.
« Qui a tué le Colonel ? »
Hassan ne comprenait pas pourquoi l’on assassinait celui qui avait perdu la majeure partie de son influence avec la fin du communisme. Shah s’était grillé en s’opposant aux talibans. D’ailleurs, sa disgrâce apparaissait depuis son exil dans les montagnes du Panshir, superbe vallée aux mille fleurs et site imprenable pour n’importe quel assaillant : Russes, Pakistanais, Pachtouns... Oumar remua avec insistance en désignant son portable cellulaire. L’engin de la nouvelle. Hassan, contrairement à sa réputation, était friand de technologies. Il était toujours admiratif devant les services que rendaient les inventions pour les reclus. La boucle était bouclée : l’Occident tant honni rendait service à ses ennemis.
Hassan se moquait que le Colonel le considérât comme l’un de ses rivaux. En privé, Shah ne se privait pas pour assaisonner Hassan. Assassiner l’assassin. Un pion des Occidentaux pour utiliser l’Afghanistan : plateforme en berne, laboratoire contre le communisme et officine pour l’islamisme. Les Anglais, les Américains, les Saoudiens, les Pakistanais : le quatuor maléfique qui armait Hassan, qui soutenait les talibans et qui empêchait que l’Afghanistan devienne autonome. Toujours la guerre : toujours la drogue. Hassan était l’idiot utile des Américains dans leur stratégie de chaos. Shah disposait d’informations irréfutables sur la collusion entre l’Occident et les nouveaux maîtres de l’Afghanistan.
Le symbolique et famélique Hassan était le pivot d’un système dans lequel les islamistes les plus antioccidentaux étaient les alliés de leurs ennemis. Plus les talibans détestaient l’Occident, plus ils le servaient. Dans le marché de dupes, Shah était le lucide marginalisé. Il n’était pas du côté des barbares, des fanatiques et des dupes. Il réprouvait autant l’hypocrisie des islamistes que le dévoiement de l’Oncle Sam. Peut-être vivait-il pour sa tribu, mais enfin, il n’était le traître d’aucune cause.
Oumar ne répondit pas à la question d’Hassan. Il se concentrait sur les grésillements de son émetteur comme du lait sur la soupe. Sans mot, Hassan s’impatienta.
« Oumar, pour la dernière fois : qui a tué le Colonel ? »
Oumar prit un air apeuré. Il donnait l’impression de mal comprendre le sens de la question.
« Enfin, c’est quoi, cette histoire ? Pourquoi ne me réponds-tu pas ?
- C’est incroyable, cheikh… »
Cheikh : le surnom d’Hassan.
« D’après la radio, les sources sont formelles… Les auteurs de l’assassinat sont identifiés.
- Les talibans ?
- Pas vraiment.
- Les Pakistanais ?
- Non plus.
- Les terroristes ?
- Tout dépend.
- Enfin, parle !
- Nous. »

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