jeudi 3 novembre 2011

Le fou tue

De quoi déprimer. De quoi s'énerver. De quoi bredouiller. Depuis une semaine, Claude Delacampagne ronge son frein. Il devient fou, il roule à fond, il opte pour l'attitude suicidaire. Il ne mange plus, il avale des litres de café, il fume cigarette sur cigarette. Le drame  : sa copine Claire l'a plaquée. Il lui a mené la vie d'enfer, six mois de persécutions diverses, drolatiques si pas tragiques. Elle a pleuré, il s'est enflammé. Maintenant qu'il est seul, il regrette. Pas de l'avoir insultée, cette salope de merde. Pas qu'elle soit partie avec un macho qui le toise quand il le croise.
Il regrette d'être sorti avec cette garce. Il est sorti avec pour épater la galerie. Il voulait impressionner ses amis. Elle est jolie, elle rit, elle est arriviste. Très suiviste et influençable. Elle est sans personnalité. Elle est influencée par sa réputation. Claude pète les plombs. Il l'aurait bien étranglée ces derniers temps. Il l'insultait. Souvent, sans raison, sans excuse. Il se défoule. De quoi? De qui? Plus de copine. Claude est seul avec lui-même. Dans le fond, il le connaît, son secret. Dès qu'il y pense, il accélère. Il marche à toute vitesse sur le boulevard. Près de chez lui, chez sa mère, la ligne de train passe au-dessus de sa tête en vrille. Tendance postmoderne glauque. Claude fonce rejoindre des amis pour une teuf. Du rêve.
Deux-trois bières? Il cultive sa déchéance. Le blafard lui va comme un gant. On le reprise en silence. C'est si dur une rupture qu'on oublierait qui en est le responsable. Elle est sortie avec lui parce qu'il est le fils de. Pas d'une célébrité. Le rejeton d'une universitaire - professeur de Lettres à la Faculté. Spécialiste du Seizième siècle. Une mécanique, capable de vous pondre n'importe quel plan en deux-trois parties. N'importe quel commentaire. Claude n'a pas été fils heureux. Fils unique. Des parents divorcés, un père absent, une mère dure. Une mégère. Claude a souffert, sa copine ne pouvait pas lui donner ce dont il a besoin. Il cherchait une femme intelligente, pas une beauté. A force de prévoir sa normalité bourgeoise, il la tenait pour une cloche qui répète, perroquet savant qui pète. Claude a pété les plombs.
Ce n'est pas de sa faute. Personne ne le comprend. Sa mère attend qu'il brille en intellectuel stylé, avec famille unie, femme qui réussit, progéniture qui grandit. Il n'est rien de tout ça. Il foire ses études. Il sombre dans des accès d'hystérie qui confinent au désespoir rageur. Pourquoi ce fils d'intellectuel bourgeois ne parvient-il pas à se réaliser? Dans l'entourage, on songe. Ses oncles et tantes haussent les épaules. Il réunit toutes les conditions pour réussir. Sa mère est trop dure? Il ne faut pas pousser. C'est chercher des excuses. C'est un enfant gâté, un fils unique. Un coup de pied au cul, la méthode forte conviendrait. Il réagira, il se sortira de sa torpeur narcissique.
Las, nos parents n'ont pas cerné l'étrange mal qui tenaillait leur neveu chéri. Le fils à maman que papa voit rarement. L'unique, qui fait tout pour se faire remarquer, prêt à tuer son père, sa mère - pour déranger. Trop gâté, trop pourri? Tu parles. Une vie de fou tue? La mère se doute de quelque chose. Marmot, il a développé un retard du langage, des psychiatres ont diagnostiqué le penchant. Foutus charlatans. Des experts connaissent tout à rien. Tout ou rien. La mère a juré que son chéri sacré ne finirait pas tantouze, qu'il lui donnerait de beaux enfants.
Quand il a présenté sa copine, quel soulagement. Cette dulcinée blonde et bénie allait fournir un cadre - une progéniture. Une hérédité changée. Joie et grâce : les experts s'étaient trompés. La mère vitupéra contre les psychiatres, ces malades mentaux qui soignent les autres et les rendent plus fous. Et maintenant, tout fout le camp. Claude prend les virages à la limite du tonneau. Les amis rient; sa mère est affectée. Claude a les boules, ça oui. La rupture a bon dos. Claude a les boules parce qu'il sait. Il ne peut pas ignorer son mal. Certains traînent le cancer à quinze ans. Lui a pire que le rongeur. Il gamberge ses vingt berges. Vingt ans, le bel âge. Vingt ans, l'insouciance.
Pour Claude, c'est le stress, l'angoisse, la marginalité. Pas social. Claude vient de la bourgeoise. Il a des parents qui l'entretiennent. Claude flirterait avec l'échec scolaire s'il n'était suivi. Le père fronce des sourcils avec ce fils qui redouble depuis le lycée. Que s'est-il passé? Claude a toujours été perturbé. Claude n'a jamais été bon élève. Au collège, il en tirait une certaine fierté, l'insouciance du cancre. Au lycée, on s'étonnait, comme si les mauvais résultats constituaient l'excuse de poids contre la réussite des parents. Il ne serait pas comme eux? Un nul sans fortune ne peut devenir bourgeois.
Claude n'aura pas de souci : on l'aiderait. Sa famille est son soutien-gorge. L'échec contient une explication que l'on ne veut pas voir. La scolarité, la copine, Claude sait. Il ne réussira jamais à l'école. Il ne pourra jamais rester avec une régulière. On lui reproche d'être flemmard? Il est perturbé. On lui reproche d'être caractériel? Il est écorché. Autant lâcher l'explication : Claude n'est pas un vaniteux narcissique et nombriliste comme il en pullule fin vingtième parmi les classes moyennes aisées. Claude est vaniteux, narcissique et nombriliste, mais manque le détail, la précision, le codicille : Claude n'est pas hétéro.
Homo avec une copine qui vient de le plaquer? L'infâme galopin refuse d'assumer sa sexualité minoritaire à cette époque de liberté libérale? Non, perdu, Claude n'est pas un postmoderne homo aspirant à contracter une union gay, le PACS et le toutim. Claude surnage entre le pédé qui ne s'assume pas, le refoulé comme il l'a baptisé avec condescendance, et le bi qui fait semblant d'être attiré par les filles. On reconnaît à Claude un certain charme, un pouvoir de séduction. Comme toujours avec Claude, tout se finit en eau de boudin. Claude a des sautes d'humeur contre les filles. Plusieurs fois, l'année précédente, il a pété les plombs contre sa mère, lui expédiant des cendriers à la gueule ou lui renversant la table en verre du salon sur les genoux. Les amis insinuent avec des sous-entendus d'érudits que Claude est barjot. Claude n'arrive jamais à garder ses fiancées. Quand il est bourré, l'explication ne tarde guère : selon ses confessions, le problème est sexuel.
Il s'épanche sur la taille de son sexe, la clause de ses malheurs. Claude refuse de calculer : son problème, c'est sa bisexualité orientation homo. Malgré ses efforts, Claude joue la comédie sur le court terme, puis se condamne à revenir à la case départ. Dotées du premier sens, les filles ne le rangent pas au rayon des tapettes et efféminés, mais se plaignent qu'il pète les plombs. Elles remettent moins en question ses sautes d'humeur que la bizarrerie à casser ce qui va. Si les concubines détenaient la clé de la bisexualité, elles gagneraient du temps dans leur interprétation.
Qui se doute dans les cercles de la jeunesse superficielle que Claude le paumé est pédé? Ce sont des problèmes graves et on n'aborde pas les problèmes. Mauvais ton : cela fait anxieux, mauvais genre. Pour être consensuel, il faut passer cool. Smoot. Le décérébré qui se moque de tout et qui fait du problème sa dérision. Claude a un plan. Se venger? Se réconcilier avec l'existence après le départ tumultueux de sa copine? Non, Claude a un pote qu'il jalouse. Il en a fait sa fixette, parce qu'il aurait aimé être comme lui. Ne pas se prendre la tête. Première qualité : le pote est intelligent et réussit sans travailler à l'école. C'est l'exigence de Claude. Être facile et futile. Si seulement il pouvait se trouver débarrassé de sa blessure...
Rêve impossible. C'est pourquoi il doit se venger. Il a trouvé son bouc émissaire. Dans la famille, on fonctionne de la sorte. Le mère avait trouvé dans le père falot le bouc émissaire. Elle a détruit le père. Claude a toujours eu des problèmes avec les femmes. Avec sa mère pour commencer. Avec ses copines pour continuer. Il n'est pas question qu'il supporte cette injustice flagrante sans se venger. L'ami est un insouciant qui suit des cours de droit en licence. Claude avait rêvé un temps de suivre une carrière d'avocat parce qu'il est attiré par toutes les réputations. Il s'est trouvé séduit par l'histoire. Cette matière apportait une grande culture générale, de quoi contrecarrer la mère et impressionner l'auditoire.
Et l'histoire, c'est les histoires. et niveau histoires, Claude s'y entend. Sur ce point, il pourrait se déclarer doué et gâté par la nature. Malheureusement, il fallait travailler; Claude a abandonné et s'est rabattu vers une matière plus facile et moins ardue : culture et com. Il finira en instituteur, en ponte d'une matière creuse. Sa mère connaît du monde à la Faculté et le pistonnera. Elle le tance à cause de ses fredaines, mais elle se tuerait plutôt que de le laisser tomber. En attendant de finir selon ses souhaits ou de virer dans le syndrome du raté, Claude doit se venger.
Car il n'est pas un paresseux, il a son secret. L'ami s'appelle Alain Méribel. Un insouciant. Un type trop bien pour ne pas prendre. Il vient comme Claude de la bourgeoisie intellectuelle. Le père est un psychiatre réputé à Eonville. La mère est assistante sociale. Plus qu'un alter écho, un double. Claude doit tuer son double. Ca ne résoudra pas son problème, mais ça allégera son fardeau. Ca soulage, des vacheries. Sur la route, il y a une cabine téléphonique. Un appel anonyme, c'est indétectable. Claude rêve du crime parfait, la vengeance tellement idyllique qu'elle effacerait jusqu'au crime.
Claude improvise. Il sort sa carte de téléphone, anonyme, compose le numéro, anonyme, tombe sur le mère d'Alain. Voix fluette et naïve. Claude prend sa voix la plus grave et contrefaite.
"Allô...
- Qui est à l'appareil?
- C'est le copain de Claude...
- Je vous entends mal. Qui êtes-vous?
- Votre fils est homosexuel..."
Les potaches qui s'adonnent à ce genre de plaisanteries sont explosés de rire. Pas Claude. C'est trop sérieux, la connerie. En ce moment, il détruit. Il s'acharne. Il commet l'acte gratuit. Faut qu'Alain prenne. Déjà qu'il est pas homo, on ne peut pas tout avoir dans la vie. La vie a trop donné à Alain. En tout cas pour Claude. Ne pas être pédé, c'est trop. La vie de Claude est gâchée. Il raccroche. Si le coup porte ses fruits, il sera quitte pour une bonne petite jouissance. Il se dirige à grands pas vers la fête. A deux pas de sa mère, une résidence cossue comme il les aime. C'est bon, de fêter chez les bourges. Claude joue les rebelles à condition que les rebelles soient bourges.
On s'encanaillera pourvu que la canaille soit bobo. Pauvre Claude : son coup de pute lui fait penser à sa mère. Il la déteste. Elle est une petite universitaire bornée, qui ne comprend rien à la vie et qui n'a cessé de le rabaisser, de le rabrouer, de lui mettre des bâtons dans les roues. Cerise sur le gâteau, elle lui a donné ce père falot, dont elle a divorcé et qui est maintenant pour Claude le summum du repoussoir masculin. Damnation, il est comme lui.
Il est lâche, il est veule, il est faux, il est fourbe, il hait - brut. Ce soir, Claude commence par une soirée chez un ami. Ca tombe bien, il a des vues sur une invitée, une Beurette laide comme un paon, mais qui lui promet la vie rêche. Claude se demande s'il ne vaut pas mieux vivre le martyr comme son père avec sa mère pour enfin rester stable avec une gonzesse. Par pitié, tout afin de cacher sa bisexualité. Si sa mère l'apprenait, elle en serait malade. Et si ses potes à vingt ballais le soupçonnaient, Claude deviendrait discrédité. Depuis le temps qu'il se moque des refoulés et qu'il fait rire son auditoire avec ses blagues de potache faussement homophobes et vraiment bobos!
Maintenant, il prépare mentalement sa soirée. Déjà, il sonne à la porte. Qui soupçonnerait que Claude vient de balancer une mauvaise histoire par téléphone? Pour un peu, Alain serait là. Non, il le retrouvera après, pour la suite de la soirée. Une soirée étudiante à la Faculté de Lettres. Une soirée dédiée au théâtre. Claude adore le théâtre. Il se prend pour un acteur et il est encouragé dans son penchant cultureux par sa mère, qui espère ainsi le remettre sur de bons rails et lui redonner un peu de consistance. Elle qui ne cesse de se plaindre que son fiston est dénué de moelle tient une bonne occasion de montrer à ses amis influents qu'elle encourage son fils sur la voie de l'indépendance et de l'âge adulte. Elle en a assez des fredaines, des caprices, des violences, des crises d'hystérie.
En attendant, Claude se chauffe. Il se prépare à picoler un verre de vodka puis se bourrer la gueule à la soirée. C'est un bon prétexte, on fait mine d'aimer le théâtre, de préférence le contemporain, avec ses scènes déstructurées et sa vulgarité second degré, et puis on boit quelques bières ou quelques verres de vin chaud. De préférence pas trop de mélanges. Claude est devenu expert de fête. Il ne fait rien, il entretient sa réputation de fils d'intello et il obtient son succès auprès d'une gente trop heureuse d'approcher le fils de, surtout s'il fait semblant ou s'il est en marge.
"Claude?"
Au bout du portable, Noël Chatel, un branché qui ne jure que par la Faculté de Lettres parce que ça fait ouvert, mais qui n'y est que pour le fun. Il étudie la réalisation et le script dans l'excellente Ecole de Cinéma d'Eonville, d'où il sortira primé pour un métier de conseiller en réalisation. Noël rêve son rôle : il n'est pas intello, il n'est pas naze. Il est artiste, c'est le rôle qu'il brûle d'endosser depuis ses quinze ans. Il serait très déçu s'il apprenait que Claude est un bic/boc qui s'adonne aux délations vengeresses et déséquilibrées. Lui qui adule son pote, qui l'a fait jouer dans l'une de ses mini-prods, un clip dans lequel Claude a fait un tabac amical.
On veut bien d'un acteur, on ne veut pas d'un voleur sans valeur. Claude se tient à carreaux devant la compagnie sociale. Noël est le confident de la Beurette. Il y a moyen. Elle est là. Noël est installé dans son rôle forcé, celui qu'il déteste, le confident avec lequel les filles discuter, mais pas au-delà. Noël est trop bien, trop travailleur pour incarner la marginalité. Claude n'est pas viril comme les tombeurs, mais il joue sur son côté marginal de la bobo attitude.
Et ça marche, dans ces milieux. Ca y est, il monte les escaliers. Il est excité comme une puce. Sa sortie du vendredi est cause sacrée. Le week-end n'est pas entamé. Il a déjà oublié son coup de pute. Il n'a pas joui. Il a zappé sa voile et sa vapeur. Il boit pour réfuter sa déviance. Il sort pour s'évader de son corps damné. Il hait dans l'alcool et dans la socialité. C'est un esprit mou dans un corps guindé. Il se méprise, il déteste sa mère. Il entretient avec son père les rapports de l'abandonné avec le dégradé. Le réprouvé. Le pauvre type. Quand on lui parle de son père, il explique que c'est un paumé. Ca fait son effet sur l'assistance. Sauf quand il précise que le père maudit et abruti occupe le poste de dirlo à la Sécurité sociale d'Eonville. Subitement, le couac s'annonce.
Claude n'en est pas à un mensonge près. Sa vie est construite sur le mensonge. Il n'a pas décidé. Il a passé son temps à jouer le rôle de l'autre. Il fait du théâtre quotidien. Il a son personnage social. Avec les étudiants de son milieu, ça passe, vu qu'ils ne prêtent pas attention à d'autres réalités que l'apparence. Claude est juste paumé plus que son père. Il est démasqué sur le terme terne. Son ex l'a pris pour un bidon. Mais ce n'est pas un bidon. C'est un refoulé qui vire au foulé. Il souffre. Sa mère ne veut pas comprendre. Son entourage ne soupçonne pas. Il n'est pas amoureux d'Alain. Il veut qu'on comprenne son drame. Ne pas pouvoir rester avec une fille parce qu'on est bi, c'est drôle? Les sautes d'humeur, c'est comique? L'exclusion intérieure est bien pire que la marginalisation sociale.
"Non!!!"
Noël est en bas de l'immeuble. Il loue un studio dans une résidence à deux pas de chez Claude. Il crie d'autant plus fort qu'il savait pertinemment qu'il allait tomber sur Claude. Peut-être même qu'il l'attendait.
"Trop fort!!!"
Il se complait dans un rôle d'amplificateur et d'exagérateur toujours enthousiaste et toujours débordant de vitalité. Dans la vie, il ne faut pas seulement être positif; il faut aussi être énergique, plus fort, plus haut, tonique. Noël y parvient sans effort pour le moment.
"Tu ne devineras jamais..."
Quelle surprise? Noël fait la bise à Claude. C'est très tendance en ce moment chez les jeunes apprentis bobos qui tiennent à passer pour rebelles et branchés. Si Noël apprenait qui est Claude, il l'éjecterait immédiatement, parce qu'il n'est pas homophobe, il déteste les hypocrites. Mais il ne défendrait pas pour autant Alain, parce qu'il se met toujours du côté du plus fort. Le plus fort en l'occurrence ce n'est pas le paumé Claude, c'est l'entourage social. Alain est loin, puis il n'avait qu'à pas être si facile. Quand on le voit, on sourit, avec une pointe de jalousie.
"Samia est en haut!!!"
Noël affecte d'être bourré, mais léger, tenir la distance. C'est très important : assurer en toute occasion, en donnant le sentiment qu'on sort de ses limites simplement mortelles. Claude sourit. Il va boire une bonne bière. Il espère que Sami sera sa prochaine. Il a changé son fusil d'épaule. Son ex était gentille, si fade qu'il avait fini par l'insulter. Samia n'est pas jolie comme l'ex. Mais c'est une connaissance de l'ex - et Claude jouit quand il peut faire mal. Il est certain de mal faire sur ce coup - d'autant plus qu'avec la farce téléphonique, il n'est pas du tout certain d'avoir fait mal. Samia a mauvais caractère, mais elle a du chien. Si Claude veut que ça marche avec une fille, il serait temps de changer la tactique, d'arrêter les filles consensuelles qui agréent à Maman. A force de vendanger, c'est la crise.
Le portable sonne. C'est Alain. Claude affiche un ton détaché. Pour la soirée, c'est dans deux heures. On y sera avant minuit. L'horaire affiche bien. Pas trop tard, pas trop tôt. On vit la bohème. On n'est pas des créatures, des branchés. Pour être branché, il suffit de se donner un genre, un style. En matière de style, Claude sait y faire. C'est son personnage. Bras dessus, bras dessous, il monte avec Noël. Ils ne prennent pas l'ascenseur, c'est pour les vieux. Au salon, sur un pouf cuir acheté au Maroc, Samia écoute un morceau de rock marocain. Très important la musique underground et métisse, les mixages entre cultures. On n'est pas raciste, on est in, on est on, on est si.
Qu'est-ce qu'un pervers? On est assujetti à la loi. Claude est au-desus des lois. Il est un personnage qui crée ses propres valeurs. Il aime Nietzsche, il ne lit jamais. Ce soir, il va boire. Chaque fois il vomit et tripe mal. Il arrive à cacher ses mauvais délires aux autres, mais il se fait chambrer. S'ils savaient pourquoi il part en vrille : il boit pour oublier, il se bourre un peu trop, il décolle pour se donner une consistance. Et alors que la griserie de l'ivresse lui procure la sensation d'ailleurs, il se prend en pleine face sa bisexualité. Il devient fou. Il regarde autour de lui. Il faut faire semblant. Personne ne comprendrait. Il va se griller. Il faut assurer.
"Salut..."
Samia est radieuse avec son nez de chameau et son menton pointu. Claude sent le coup. Il excelle pour déceler les faiblesses. Question de caractère. Il va vivre son gris amour. Il sent que ce sera intense. Peu importe que ce soit passionnel, conflictuel, fusionnel, masochiste... L'important est de ne plus vivre le ras-le-bol d'une mijaurée plate et conventionnelle, rien dans le cerveau. L'important, c'est de réussir à oublier. Un rhum, une téquila, une vanne, un oreiller. C'est si bon, la vie, quand on oublie.