vendredi 19 mars 2010

Zanzibar

On tire la moue sur le plateau de Claude Delacampagne, le présentateur à la mode oligarchique. Delacampagne n’est pas animateur. Il se présente comme journaliste. Il est le directeur de publication du principal hebdomadaire ultra-libéral de France. Il s’occupe d’émissions aux formats aléatoires. Manque d’audience, absence de continuité – il s’en fiche. Au départ, il faisait dans la critique littéraire. Maintenant, il est branché politique. Tant que c’est de la critique, avec le monde qu’il connaît, il est à la mode. Il est bankable. Lui ne rapporte pas de fric. Mieux : il rapporte la voix du maître. La voix des industriels. La voix des financiers. L’avoine des patrons. Le domino des dominants.
Il sort du Tout-Paris. Il est riche, célèbre, vieux, beau. Son succès, auprès du public, des femmes, des milliardaires, c’est le grandiose propagandiste, le mirifique romancier, l’énorme télégénique. Pour paraître ouvert, il a invité Alain Méribel. Un écrivain qui sent le souffre. On l’accuse d’antisémitisme, il a fait de la provoc sur les juifs. On l’accuse de racisme parce qu’il a défendu les terroristes du 911. Selon lui, le 911 est un châtiment. La vérité officielle est juste à condition de défendre les auteurs des attentats. Méribel est l’écrivain qui sent le souffre à l’intérieur du système. C’est un anarchiste qui déclare son individualisme. Tant que le système se portait, il avait ostracisé l’énergumène. Un pisse ligne qui pose au génie incompris. Un bourgeois qui peint et qui dépeint. Un fils à papa du jazz.
Méribel est l’icône des bobos qui la jouent réfractaires. Maintenant que c’est la Crise, que le Système s’effondre, que le Golgoth s’écroule, les porte-parole courent chercher les contestataires qui croient encore au Moule. Méribel est de ceux-là. Méribel provoque, Méribel convoque, sur la ligne des subversifs. Beaucoup, pas trop : ce bourgeois déteste les bourgeois. Renie qui tu es. Voleur, tu reproduis entières les antivaleurs. Être in tant qu’out. Aimer l’Afrique anti-néocolonialiste. Militer pour la victoire de l’anarchisme. L’utopie n’est pas prête de se réaliser. Alain mélange les valeurs, anarchiste, catholique, orthodoxe, cosmopolite, entier. Il sait qu’il ne veut pas. C’est un contestataire de l’insatisfait. Un maso du grand cru.
Le prétexte à son retour en grâce est son nouveau livre, qu’il a sorti sur Internet. Il se la pète invention révolutionnaire. Sortir du roman papier et le vendre sur Internet. Méribel a niqué les éditeurs et les libraires de la place. Tout baigne. Qui sont ses ennemis intimes ? Le milieu littéraire, le Paris des Lettres, les branchés, les pétasses, les nymphes, les nullités, les escrocs, les parasites, les fours, les vernissages, les réceptions. L’écrivain maudit est tapi au chaud du système honni. Preuve de son courage journalistique, Delacampagne est contraint de réaliser l’interview seul avec son invité. Personne n’a accepté de débattre avec l’inclassable incassable. Un incunable qui de toutes ses forces maudit les maudits audits. Bien dit : Méribel le maudit des mots dits. Dans l’antre, il entre en diablotin.
« Maintenant, Alain, si vous le voulez bien, nous allons passer au grand débat avec nos autres participants… »
Méribel est quand même convié au grand débat. La crème sioniste, l’élite branchée et le gratin mondain sont là. On a un avocat sioniste, un chroniqueur de théâtre imbuvable et snob, un rocker qui a pondu un thriller, un avocat sulfureux invité pour l’audience. Méribel est dans le dispositif. Il est le mal-aimé. Le grand rejeté. On l’applaudit ; on l’acclame. Trente ans qu’il attend cette réception. On l’a insulté, on lui a craché à la figure, on lui a brisé l’arcade, on lui a balancé des coupes de champagne. Aujourd’hui, on le comprend ? On l’apprend ? C’est le retour d’Alain Méribel. Il sent l’extatique. Depuis ce temps, il n’a pas vendu un livre – si peu. Pendant ce temps, il a été censuré. De ce temps, on l’a insulté, un paria. Les choses ont changé. Alain n’écoute plus les commentaires du ramassis – ce cloaque. Le chroniqueur lâche quelques vérités racistes. Le sioniste joue sa partition colonialiste. Le rocker lance des homélies bac à sable. Le scandaleux entaille sa plaidoirie. Delacampagne élancera des compliments. Il encense avant de pourlécher.
Alain Méribel est l’incompris du milieu, mais entre eux, il n’y a pas que des différences. Ils tombent d’accord sur l’essentiel. Ils s’accordent sur le 911. Ils n’aiment pas les complotistes. C’est leur rengaine. Leur dégaine. La condamnation Internet. C’est l’incompréhension du changement. Alain Méribel a payé de sa vie pour être au-dessus. Après un tel effort, il est capital de rester dans l’effet. Méribel s’est-il effondré ? Méribel a-t-il failli ? N’a-t-il pu s’empêcher de récolter les miettes du festin ? La cinquantaine, l’anti-édition, il avait réussi son coup. Il avait franchi le Rubicond. Il s’est vu beau, riche, célèbre. Béni. À ce moment, il a franchi la ligne jeune. Quand on hait le système, on n’est pas pour la VO du 911. Alain aime le système. C’est un maso pro-VO. 100 %, c’est son dada. Il est anticolonialiste, anti-impérialiste, antiesclavagiste, pour l’Occident. Impossible d’être pour l’Afrique en dehors des stéréotypes anticolonialiste.
Méribel a trop donné pour refuser son cadeau de fin. Dans le rejet, on reconnaît. Il a toujours rêvé d’être le rebelle des médias. Il prépare sa sortie contre l’Occident colonialiste – affaire pliée. Il mijote. Dans ce monde de caïmans vénéneux et vénérés, il est l’ado attardé, l’éternel petit jeunot. Il est le poil à gratter. Il dérange. Il démange. Peu importe la contestation, peu importe le show-business, peu importe le statut, pourvu qu’il ait l’aura. Alain Méribel est le gérant de son image. Alain est le garant de son ménage. Il n’a pas encore pris la parole. Depuis un quart d’heure les autres pérorent. Il est temps briser, il est temps d’incarner le génie, le dieu de l’art, le roi de l’intemporel.
« Une émission de télé-réalité se déroule en direct de l’Afrique du sud. L’émission fait jaser, puisque les participants sont accusés de néo-colonialisme par les ONG… »
Delacampagne se félicite de sa présentation. Méribel embraye.
« Quand on jazze, les salopes et les salauds jasent…
- Comme c’est tourné ! »
Delacampagne plane.
« Moi, cette émission, je ne la trouve pas scandaleuse… »
Le théâtreux théâtral tire la tronche. Il hait les Négros, c’est son haillon. Trop tard pour le croûton, le public applaudit à tout rompre. Alain savoure, Alain triomphe. Il est le Raphaël de son tempo. Il sent sa phase. Détesté compris, c’est mieux qu’aimé incompris.