mercredi 25 avril 2012

Les grands

Madame la Ministre n'a pas l'habitude de rire. Cette ancienne maîtresse du Président de la République a pris du galon : elle est devenue ministre de la Défense dans le gouvernement de Claude Delacampagne et elle occupe une position de cadre du parti conservateur au pouvoir - de moins en moins gaulliste, de plus en plus libéral. Son mari est un homme influent dans le monde politique : sénateur confirmé. Quand elle se regarde dans l'un des miroirs dorés de son appartement de fonction, elle se dit que tant de travail, tant de dossiers, tant de réceptions, tant de déjeuners n'auront pas été vains. Elle a investi la République? C'était son ambition. C'est son pain quotidien.
Jeune, elle était une bourgeoise de province. Désormais, elle a intégré l'élite. Elle se déplace en voiture de fonction, elle est célèbre, elle occupe des postes importants, elle connaît les personnages qui comptent. Justement, elle se montre impressionnée par l'un des grands patrons du capitalisme français, Laurent Mauvenargues. Ce type est vraiment impressionnant : loin des énarques et autres super-diplômés des grandes écoles d'ingénieurs et de commerce, il s'est fait tout seul. Comme elle n'a pas suivi le cursus huppé et qu'elle se sent rejeté par les castes parisianistes qui entendent se regrouper suivant leurs affinités académiques, elle voue à Mauvenargues une admiration sans borne.
Elle rêve de le rencontrer. Elle sait qu'elle a besoin du soutien des grands patrons pour revendiquer un tissu de soutien dans le monde des affaires. Elle a demandé à son chef de cabinet d'organiser la rencontre. Luc Méribel est un jeune énarque brillant, inspecteur des finances et qui aurait pu monnayer de manière plus avantageuse ses diplômes dans le privé. On lui a proposé à plusieurs reprises de diriger des fonds d'investissement de la City de Londres ou de prendre la direction européenne de banques mondiales. Les émoluments auraient été considérables et lui auraient garanti un train de vie digne des grands patrons.
Il a préféré servir la République, à l'ancienne. Peut-être qu'il finira par céder au chant des sirènes, mais pour le moment, il dirige le cabinet de Claire. Madame la Ministre s'est mise en tête d'inviter Mauvenargues. Mauvenargues a accepté. Ce n'est pas qu'il a le temps, c'est qu'on ne désobéit pas à un ministre, surtout si bien introduit. En plus, Laurent est lui aussi un proche du Président, le genre de patron qui soutient inconditionnellement le conservatisme et qui est considéré comme un des instigateurs de l'élection de son modèle politique.
Dans les dîners parisiens, on répète avec admiration que Laurent possède plus de pouvoir que le Président et que les financiers, les industriels et les commerçants dirigent le monde, même s'il ne s'agit pas d'un pouvoir officiel et unifié, mais au contraire d'une dissémination fuyante et d'un éclatement fragile et friable. Laurent possède plus de pouvoir que Claire, mais Claire a le statut de ministre, et puis c'est l'ancienne maîtresse. Elle est influente, comme on admire. Laurent a contacté le secrétariat de Mauvenargues. Le PDG est d'accord. Rencontrer la ministre pour mieux la connaître peut ouvrir des portes, des contrats, des marchés; et puis, pour le narcissisme, c'est la preuve qu'on a réussi et qu'on s'est hissé à un niveau de reconnaissance où l'on reconnaît ses mérites ineffables.
Laurent a donné des consignes : il noue la relation, la secrétaire de Madame la Ministre se charge des détails. Elle a sorti son bottin avec componction et a appelé Mauvenargues. Elle ne sait pas qui est cette sommité. Depuis trente ans qu'elle s'active en tant que secrétaire du cabinet de la Ministre, elle en a vu défiler des ministres. Elle se croirait presque plus importante qu'eux. Elle au moins, elle fait partie des meubles. Elle n'a ni leur aura, ni leur carnet, ni leur fortune, mais elle tient la distance. Ce n'est pas compliqué, elle est la plus ancienne du service.
Elle décroche l'annuaire et tombe sur Mauvenargues Laurent. Internet, des foutaises. Ce qui compte, c'est l'annuaire. Mauvenargues Laurent dans le XVIème arrondissement : ça ne peut être que lui. En plus, il a accepté l'invitation d'une voix bourgeoise et il a accepté avec empressement l'invitation de la Ministre.
"Son projet m'enchante et je me rendrai avec plaisir à son déjeuner..."
La secrétaire n'a pas cherché plus loin. Elle aurait dû. Elle a invité un homonyme. Laurent Mauvenargues habite dans le XVIème arrondissement de Paris et pourrait correspondre à la fiche de poste, sauf que c'est un attaché territorial en retraite. Ce type a mené sa carrière au sein du Conseil général d'Ile-de-France et goûte une retraite méritée. Il vote plutôt à droite, même si les inclinations de la Ministre lui semblent trop droitiers. Il apprécie l'initiative de la Ministre, qui consulte le peuple et ne s'enferme pas dans sa tour d'ivoire.
Le vrai-faux Mauvenargues est loin de se douter du quiproquo. Quant à la secrétaire, elle a tellement de courriers à traiter et de tâches à accomplir qu'elle songe à la suite. Mauvenargues, une lubie de la Ministre. Elle hausse les épaules. Elle s'en moque. C'est de la poudre aux yeux, l'objectif de tisser des réseaux et d'accroître son influence. Les politiciens ont besoin de se sentir puissants en s'appuyant sur leur clientèle. Dans le fond, ils ne sont rien, parce que Mauvenargues poursuit ses affaires et que la Ministre ne pense qu'à briller. Qui tient qui?
Personne. C'est de la duperie, la secrétaire est heureuse de ne pas appartenir à ce monde-là. Quant au directeur de cabinet, ce Méribel, elle ne l'aime pas. C'est un vaniteux, un brillant de l'arrivisme, un type capable de vous lire plusieurs dossiers en une journée, mais qui n'a pas de coeur et peu de jugement. Méribel n'a rien vérifié du tout. Pour lui, il s'agira d'introduire la Ministre lors du déjeuner. Et puis, ce qui l'intéresse, c'est de percer dans la carrière des politiciens pour jouir d'entregent et de brillant.
Il a longtemps hésité entre la banque d'affaires et le monde des politiciens. Il pourra toujours se reconvertir dans les stratégies feutrées après. Il disparaîtra? On ne peut être gestionnaire de portefeuilles et en haut de l'affiche. Le business s'accompagne mal de la médiatisation. On a le pouvoir effrité et inaccessible à condition qu'il soit secret, si peu saisissable. C'est un monde en trompe-l'oeil. Méribel préfère de loin la célébrité tortueuse de la politique. Il possède de solides références. Des glorieux anciens qui ont comme lui réussi le gratin de la haute administration, jusqu'à des carrières de ministre.
C'est son rêve, se reconvertir plus tard dans le monde des investisseurs spéculateurs, palper des millions et afficher un train de vie en adéquation avec son standing et ses diplômes. Pour le moment, il préfère rester dans les alcôves politiques. On a beau dire que les financiers dirigent le monde, que les politiciens sont leurs vassaux, ce n'est pas faux, mais rien ne vaut d'émarger dans ce milieu médiatisé, où le pouvoir joue le rôle d'excitant et d'aphrodisiaque. Le déjeuner approche, la secrétaire n'est pas là, l'invité s'annonce comme prévu : Laurent Mauvenargues.
Madame la Ministre le reçoit avec tous les égards dus estime-t-elle à un aussi impressionnant chef d'entreprise du CAC 40. Elle se sent ravie : il a l'air obséquieux, comme s'il se trouvait impressionné par le décor, les ors, et le geste de la Ministre elle-même. Il bredouille et répète que c'est bien de se montrer aussi près des gens, à l'écoute de la volonté du peuple. Madame la Ministre en son for intérieur se montre étonnée : certes, c'est modeste de se présenter du peuple, mais dans le fond, ceux qui ont brillamment réussi forment des cercles d'excellence qui ne sauraient se confondre avec les moutons et autres individus imprévisibles et moutonniers.
Tout le combat de Madame la Ministre aura consisté à s'extirper de la médiocrité pour péniblement gravir les échelles de la reconnaissance. Elle n'est pas une génie, elle a dû travailler, beaucoup suer, pour arriver aussi haut. Elle se flatte d'autant plus de sa réussite. Elle sert le thé en guise d'apéritif? Cela fait chic, un brin désuet, entre la conversation des salons de l'Ancien Régime, tendance dix-septième siècle, et les fastes de la monarchie britannique.
Le chef de cabinet intervient : il tient à parler d'urgence à sa Ministre en privé; il est obséquieux. Elle se méfie de lui, parce qu'il est plus intelligent qu'elle. Moins charismatique et autoritaire. Il n'a pas le sens de l'action. Il a passé trop de temps à potasser ses dossiers, son droit, son économie, tout son encyclopédique savoir. Elle essaye de se rassurer en proportion de ce qu'elle a peur : face à ce genre de machines intellectuelles, elle a tendance à faire des complexes.
Sordide, au moment où tant s'élèvent contre l'excellence académique des hauts fonctionnaires, très fort pour compiler le savoir, si dénués de pertinence. Elle ne peut s'empêcher d'admirer cette excellence qu'elle aurait tant rêvé d'incarner et qu'elle se contente d'employer à son service. Elle se sent cernée, encerclée, comme si elle ne faisait pas partie de la caste, à jamais une étrangère à ce monde de complices. Les meilleurs sortent du sérail, les exceptions restent des bizarres de l'élite, qui rentrent dans le rang une fois qu'ils ont fini de servir.
Elle se lève. Elle s'excuse auprès du grand Mauvenargues. Elle a un emploi du temps très chargé, des obligations, le temps ne lui appartient plus, elle va revenir. Il sourit faiblement et boit son thé, engoncé dans le fauteuil Louis XV qui semble l'engloutir et le dépasser. Elle s'en va, très rêche, rigide, autoritaire, la coupe de cheveux courte et soignée, comme elle aime. Elle a l'air encore sportive et en forme pour ses bientôt soixante ans. Elle a su garder sa classe, son sveltesse et sa vigueur un brin guindée et arrogante.
Elle passe dans le boudoir à côté. Méribel a intérêt à disposer d'une bonne raison d'interrompre cet entretien que la Ministre trouve pour sa part instructif et passionnant, même si l'interlocuteur semble impressionné et timoré. Comment un type d'une envergure aussi impressionnante, une locomotive du CAC 40, peut-il se laisser impressionner par l'atmosphère qu'il côtoie? Elle ne s'en soucie pas, l'étiquette fait la qualité. Si Mauvenargues a réussi un parcours aussi impeccable et remarquable, c'est qu'il possède des qualités qui ne ressortent pas dans un entretien informel et un déjeuner privé, mais qui existent forcément.
Madame la Ministre part du principe que fréquenter les gens extraordinaires ne peut que profiter, ne serait-ce que pour conférer des relations et apprendre de l'existence. On s'instruit bien davantage au contact de réussites qu'avec le commun des mortels. Ceux-ci votent, et c'est suffisant. Le reste de leur temps, ils le consacrent à des tâches précises. Les gens au-dessus du lot s'attachent aux fonctions publiques et se lancent dans la politique. Elle est persuadée que l'engagement est l'action la plus haute à laquelle l'homme puisse prétendre.
La dépolitisation n'est que passagère. Le militantisme est l'arme du futur. Son conservatisme s'explique parce qu'elle est persuadée de l'inégalitarisme social. Pour elle la question se pose plus en termes de mérites. Travailler dur est un mérite. Réussir, occuper des hautes fonctions, s'épanouir : tels sont les critères que recherche Madame la Ministre. Elle est comblée dans sa manière de fonctionner : levée à cinq heures du matin, travaillant dix heures par jour, jonglant avec les fuseaux horaires, voyageant sans cesse, voyant peu sa famille, nomade et stressée - tel est son mode de vie.
Méribel a l'air soucieux :
"Madame la Ministre, il faut que je vous dise..."
Il méprise, Méribel, sa Ministre. Il n'est pas sexiste, juste académiste, attaché aux diplômes et aux parcours professionnels. Pour lui, la réussite scolaire signe le niveau intellectuel. De ce point de vue, il se tient à un niveau très supérieur à son supérieur hiérarchique. Mais là, c'est un gag, dont il s'amuse et qu'il racontera comme anecdote croustillante à ses confidents :
"Mauvenargues que vous tenez devant vous, il s'agit d'une confusion... Ce n'est pas le Mauvenargues que vous teniez à rencontrer, le capitaine si influent du CAC 40..."
Madame la Ministre écarquille les yeux et semble ne pas comprendre, comme un geai qui s'ébroue et peine à prendre son envol.
"On a commis une erreur d'invitation : ce Mauvenargues est un paisible retraité qui se trouve ravi de l'invitation..."
Méribel rit, la Ministre comprend le quiproquo. Cette candeur, cette gêne, l'air de ne pas être à sa place et de ne pas faire le poids. Une méprise, il s'agit d'une méprise. Une mauvaise prise. Elle en rirait, mais elle a peur qu'on se moque d'elle. Immédiatement, elle se cabre. Elle n'a plus rien à signifier à ce besogneux qui vient du peuple, qui ne peut rien lui apporter et qui relève de la banalité affligeante.
"Raccompagnez-le dans les meilleurs termes et maquillez mon départ en urgence..."
Elle fuit. Méribel rirait de la scène. Lui reste et se charge de la besogne, désopilante. Le problème n'est pas Mauvenargues. Lui est venu, heureux de partager ce moment privilégié. La fausse, c'est Madame la Ministre. Elle vit dans l'imposture. Elle méprise les autres et ne respecte que le rapport de forces. Méribel l'a toujours prise pour une arriviste, mais là, c'est plus qu'une confirmation. Sa fuite, c'est la débandade de la mentalité oligarchique. Elle se fuit elle-même. Elle fuit ses préjugés, ses manques, ses errances. Elle est partie comme une furie. C'est dur, d'admettre qu'on vit pour des ombres et qu'on n'a rien compris à sa vie. C'est dur, d'être passé à côté de la vérité et de vivre pour son fantôme. C'est dur, d'affronter les fantômes de ses fantasmes.

mercredi 8 février 2012

La go

Ajda est une beauté. Le mannequin vedette de la Guinée revendique le titre, alors que plusieurs concurrentes réclament la distinction pas si honorifique que cela. Ajda entretient une réputation de croqueuse d'hommes, à condition qu'il soient riches et célèbres. En particulier les footballeurs. Ajda en a plusieurs à son palmarès. Certains sont des Sénégalais seconds couteaux de la scène internationale; d'autres sont des Camerounais, les meilleurs en Afrique avec les Nigérians. 
Ajda est aussi réputée pour son attirance pour les hommes d'affaires et les flambeurs. Les aventures se passent rarement bien. Souvent, elle provoque l'ire des officielles, qui en ont assez de cette rivale dispendieuse et arrogante. La dernière fois, dans un hall de palace, Ajda a voulu saluer un fameux avocat d'affaires gambien, qui se prend pour la réincarnation d'un sapeur congolais croisé d'un intellectuel afrocentriste.
Résultat des courses : l'épouse folle de rage, échaudée par la réputation de la vipère, l'a projetée dans la piscine, avec articles garantis dans les gazettes people le lendemain. Ajda s'en moque. Ce qui compte, c'est qu'on parle d'elle. L'argent coulera tant qu'on parlera. Les hommes affluent moins avec le temps, mais elle a prévu la parade : elle va se lancer dans la mode, en créant sa griffe. Elle peut dessiner des modèles, elles a appris avec le temps. Les défilés, depuis quinze ans, elle en a sa claque. Elle en a fait le tour. C'était intéressant, à dix-sept. Elle adorait se faire applaudir. Maintenant, elle est blasée.
Les rumeurs ne tournent plus autour de l'excentricité de ses tenues ou de ses contrats avec les grands couturiers - ou avec des pointures locales, qui cultivent sa réputation de mannequin africaine. Maintenant, on rapporte à droite à gauche ses aventures avec des hommes mariés. Les musulmans la traite de prostituée. Récemment, des potins ont rapporté qu'elle s'était rendue contre une folle somme d'argent en Gambie. Officiellement, pour un défilé organisé par un commerçant friqué. En réalité, elle aurait participé avec d'autres mannequins, sénégalaises, maliennes et mauritaniennes, à une partouze pour milliardaires s'ennuyant de leur vie stressante.
Scandale dans la presse de caniveaux, surtout sur Internet, où l'on s'en est donné à coeur joie. Ajda est une starlette. On la méprise autant qu'on parle d'elle. Ce soir, elle a décidé de s'amuser. Tant pis si on cancanera le lendemain. Ajda est descendue en boîte avec ses copines plus quelques footballeurs qui payent la virée nocturne. C'est mieux de se faire entretenir. Ajda n'a pas d'amis, juste des fréquentations de nuit. L'oiseau commence à vieillir. Il serait temps de penser à sa reconversion. Elle vient d'avoir trente ans, elle ne pourra pas continuer longtemps à revendiquer son titre de mannequin number one de la Guinée.
Elle pense à se lancer dans des oeuvres de charité, une fondation pour l'enfance financée par ses amis milliardaires ou des projets de lancement de prêt à porter. Ajda serait la bonne marque, elle en est persuadée. Ce soir elle oublie ses projets et ses rêves de gloire. Elle en profite. Mannequin international, elle est surtout une Africaine. Et les Africains aiment la fête. Dans Afrique, on entend fric. Ajda aime trop l'argent, les paillettes et les flambeurs comme les footballeurs, qui sont pleins aux as et qui n'ont pas d'éducation.
Ce soir, elle est sortie avec le footballeur sénégalais Metzo Diouf, une tête brûlée qui passe son temps à se battre et à entretenir sa réputation de bad boy. En Angleterre, il est en fin de carrière tant il a fait la fête. Quand il ne joue pas au foot, il tente de niquer le plus de gonzesses, de préférence des vénales dont il se targue de tourner la cervelle. Les ragots ont insinué qu'Ajda avait couché avec Metzo, mais pour une fois ce sont des racontars. Ajda et Metzo sont potes, pas au-delà.
Ajda a essayé récemment de draguer un footballeur camerounais, un crack celui-là. Metzo est doué, athlétique, mais il n'a pas le même niveau. Prudent, le Camerounais l'a éconduite. Il connaît la réputation de la belle et il se méfie des mannequins plus ou moins prostituées de lucre. On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Ceux qui sont bons s'imposent la discipline de fer. On ne peut pas courir après les papillons et mener une carrière aboutie. Metzo en sait quelque chose. Il s'est grillé. Ajda n'a pas le même problème. Ce qu'elle doit régler, c'est sa reconversion.
Ce soir, c'est champagne. Elle est au Magnum, une boîte branchée de Bamako, tenue son ami Mansour Daw, l'homme le plus riche de Mauritanie. Elle a décidé de s'amuser et d'oublier ses soucis. Sa mère lui reproche sa conduite et les rumeurs qui courent sur son compte. Elle s'en  moque. Elle vide les verres de liqueurs sucrées et danse comme un petite folle. Plus jeune, elle s'amusait à faire perdre la tête aux jeunes sur la piste en se déhanchant et en attendant qu'ils se disputent un slow avec elle. Maintenant, ces jeux la saoulent.
Elle n'a pas trente-cinq ans. Elle a projeté de se marier et d'avoir des enfants vers cet âge. Il ne lui reste plus beaucoup de temps, mais d'ici là, c'est cigale. Ce soir, Ajda ne regarde qu'elle. Elles sont plusieurs beautés, éméchées et se dandinant sur la piste. Certaines sont folles de jalousie contre Ajda. Dans ces milieux, la jalousie est plus importante que dans les autres couches des sociétés africaines. On ne cesse de s'épier et de détester les rivales. Ajda a toutes les raisons d'être détestée.
Elle combine des formes généreuses avec une taille fine et élevée. Les directeurs d'agence vantent son style typique africain moderne, l'alliance de la grandeur (un mètre quatre-vingt) et des fesses rebondies. Ajda ne cesse de se vanter de ne jamais suivre de régimes. Elle est maquillée et met en valeur sa peau claire. En Afrique, le blancheur est signe d'élection. Ajda fait mine de ne penser qu'à rire et à batifoler, incognito. Elle ne cesse de se lever de son siège de VIP et de foncer sur la piste pour hurler de rire et se permettre les pires excentricités.
Elle n'a pas trop besoin de se forcer, tant elle est ivre. Elle aperçoit Diouf qui rit. Il la fait délirer. Sa mère ne cesse de lui répéter qu'il ne réfléchit pas avant d'agir. Ajda l'apprécie du fait de sa générosité. Générosité orientée : Diouf n'est généreux qu'à partir du moment où il en reçoit des retombées médiatiques. Il dépense si les médias sont informés ou si l'action possède du potentiel. Il peut aussi flamber en compagnie de top. Il entretient, elle brille.
Jamais Ajda ne pourrait se pavaner si elle n'était pas financée par des flambeurs attirés par le prestige du mécénat. Raison pour laquelle elle en est venue à mépriser ceux qui ne sont ni riches ni célèbres. Elle ne traîne qu'avec des personnalités. Ils sont là pour sa réputation de beauté fatale; elle est là pour leur porte-feuille garni. Soudain, c'est l'euphorie dans la boîte. Diouf n'a rien trouvé de mieux que de demander au DJ qu'il passe le tube du moment : un rappeur sénégalais qui frime en promouvant la drague facile et la dolce vita. Son clip passe en boucle en Afrique francophone : grosses 4X4, starlettes, billets...
Ajda est rassurée de n'avoir pas été contactée : c'est le signe qu'elle est supérieure à ces second couteaux que l'on prend pour frimer le temps d'une saison et que l'on oublie par la suite. Ajda représente une image supérieure aux petits budgets : elle est la femme africaine du vingt et unième siècle. Diouf hurle des onomatopées qu'Ajda ne comprend pas. Pour prouver aux branchés qui la contemplent en douce que les grands sont décomplexés, elle se met à danser avec lui d'une manière provocatrice. Pas question de passer pour la musulmane bigote et coincée!
Ajda imite les déhanchés des clips R & B. Diouf est hilare. Ajda est trop délire. Le foot, il s'en fout. Ce qui lui importe c'est la fête. Ajda est comme lui. Raison pour laquelle ils s'entendent si bien? Soudain, Ajda ne retient plus sa joie : Mansour Daw est sur la piste. En personne! Metzo s'écarte de quelques pas, comme pour montrer l'importance de celui qui est apparu à leurs côtés. C'est cela, faire partie du Gotha : on est entre personnages de haut vol! La belle est aux anges. Daw n'a pas fait la bise aux beautés, qui dansent à côté ou qui sont assises carré VIP. C'est elle et elle seule qui se trouve reconnue et glorifiée.
Daw est le poids lourd de la soirée. Il est grand, il est gros, il est l'homme d'affaires. Ajda est conquise. Elle aimerait tant que son mari lui ressemble. D'ici quelques années, jurée, elle fondera une famille, elle quittera la vie de débauche. Pas question de s'enterrer et de devenir une femme d'intérieur. Mais elle cessera de sortir, de boire et les rumeurs cesseront. Toutes ne sont pas infondées, mais elle a trop travaillé dans le genre people pour quitter les devants de la scène et la lumière des paillettes. Elle ne veut pas finir comme les gos qui l'accompagnent et qui ne seront plus rien dans un an ou deux. Elle ne veut pas seulement percer dans la mode, elle veut rester quelqu'un d'envié. C'est à ce prix qu'elle retrouvera sa fierté et que sa mère cessera de la regarder de travers, comme une fille facile.