mercredi 25 avril 2012

Les grands

Madame la Ministre n'a pas l'habitude de rire. Cette ancienne maîtresse du Président de la République a pris du galon : elle est devenue ministre de la Défense dans le gouvernement de Claude Delacampagne et elle occupe une position de cadre du parti conservateur au pouvoir - de moins en moins gaulliste, de plus en plus libéral. Son mari est un homme influent dans le monde politique : sénateur confirmé. Quand elle se regarde dans l'un des miroirs dorés de son appartement de fonction, elle se dit que tant de travail, tant de dossiers, tant de réceptions, tant de déjeuners n'auront pas été vains. Elle a investi la République? C'était son ambition. C'est son pain quotidien.
Jeune, elle était une bourgeoise de province. Désormais, elle a intégré l'élite. Elle se déplace en voiture de fonction, elle est célèbre, elle occupe des postes importants, elle connaît les personnages qui comptent. Justement, elle se montre impressionnée par l'un des grands patrons du capitalisme français, Laurent Mauvenargues. Ce type est vraiment impressionnant : loin des énarques et autres super-diplômés des grandes écoles d'ingénieurs et de commerce, il s'est fait tout seul. Comme elle n'a pas suivi le cursus huppé et qu'elle se sent rejeté par les castes parisianistes qui entendent se regrouper suivant leurs affinités académiques, elle voue à Mauvenargues une admiration sans borne.
Elle rêve de le rencontrer. Elle sait qu'elle a besoin du soutien des grands patrons pour revendiquer un tissu de soutien dans le monde des affaires. Elle a demandé à son chef de cabinet d'organiser la rencontre. Luc Méribel est un jeune énarque brillant, inspecteur des finances et qui aurait pu monnayer de manière plus avantageuse ses diplômes dans le privé. On lui a proposé à plusieurs reprises de diriger des fonds d'investissement de la City de Londres ou de prendre la direction européenne de banques mondiales. Les émoluments auraient été considérables et lui auraient garanti un train de vie digne des grands patrons.
Il a préféré servir la République, à l'ancienne. Peut-être qu'il finira par céder au chant des sirènes, mais pour le moment, il dirige le cabinet de Claire. Madame la Ministre s'est mise en tête d'inviter Mauvenargues. Mauvenargues a accepté. Ce n'est pas qu'il a le temps, c'est qu'on ne désobéit pas à un ministre, surtout si bien introduit. En plus, Laurent est lui aussi un proche du Président, le genre de patron qui soutient inconditionnellement le conservatisme et qui est considéré comme un des instigateurs de l'élection de son modèle politique.
Dans les dîners parisiens, on répète avec admiration que Laurent possède plus de pouvoir que le Président et que les financiers, les industriels et les commerçants dirigent le monde, même s'il ne s'agit pas d'un pouvoir officiel et unifié, mais au contraire d'une dissémination fuyante et d'un éclatement fragile et friable. Laurent possède plus de pouvoir que Claire, mais Claire a le statut de ministre, et puis c'est l'ancienne maîtresse. Elle est influente, comme on admire. Laurent a contacté le secrétariat de Mauvenargues. Le PDG est d'accord. Rencontrer la ministre pour mieux la connaître peut ouvrir des portes, des contrats, des marchés; et puis, pour le narcissisme, c'est la preuve qu'on a réussi et qu'on s'est hissé à un niveau de reconnaissance où l'on reconnaît ses mérites ineffables.
Laurent a donné des consignes : il noue la relation, la secrétaire de Madame la Ministre se charge des détails. Elle a sorti son bottin avec componction et a appelé Mauvenargues. Elle ne sait pas qui est cette sommité. Depuis trente ans qu'elle s'active en tant que secrétaire du cabinet de la Ministre, elle en a vu défiler des ministres. Elle se croirait presque plus importante qu'eux. Elle au moins, elle fait partie des meubles. Elle n'a ni leur aura, ni leur carnet, ni leur fortune, mais elle tient la distance. Ce n'est pas compliqué, elle est la plus ancienne du service.
Elle décroche l'annuaire et tombe sur Mauvenargues Laurent. Internet, des foutaises. Ce qui compte, c'est l'annuaire. Mauvenargues Laurent dans le XVIème arrondissement : ça ne peut être que lui. En plus, il a accepté l'invitation d'une voix bourgeoise et il a accepté avec empressement l'invitation de la Ministre.
"Son projet m'enchante et je me rendrai avec plaisir à son déjeuner..."
La secrétaire n'a pas cherché plus loin. Elle aurait dû. Elle a invité un homonyme. Laurent Mauvenargues habite dans le XVIème arrondissement de Paris et pourrait correspondre à la fiche de poste, sauf que c'est un attaché territorial en retraite. Ce type a mené sa carrière au sein du Conseil général d'Ile-de-France et goûte une retraite méritée. Il vote plutôt à droite, même si les inclinations de la Ministre lui semblent trop droitiers. Il apprécie l'initiative de la Ministre, qui consulte le peuple et ne s'enferme pas dans sa tour d'ivoire.
Le vrai-faux Mauvenargues est loin de se douter du quiproquo. Quant à la secrétaire, elle a tellement de courriers à traiter et de tâches à accomplir qu'elle songe à la suite. Mauvenargues, une lubie de la Ministre. Elle hausse les épaules. Elle s'en moque. C'est de la poudre aux yeux, l'objectif de tisser des réseaux et d'accroître son influence. Les politiciens ont besoin de se sentir puissants en s'appuyant sur leur clientèle. Dans le fond, ils ne sont rien, parce que Mauvenargues poursuit ses affaires et que la Ministre ne pense qu'à briller. Qui tient qui?
Personne. C'est de la duperie, la secrétaire est heureuse de ne pas appartenir à ce monde-là. Quant au directeur de cabinet, ce Méribel, elle ne l'aime pas. C'est un vaniteux, un brillant de l'arrivisme, un type capable de vous lire plusieurs dossiers en une journée, mais qui n'a pas de coeur et peu de jugement. Méribel n'a rien vérifié du tout. Pour lui, il s'agira d'introduire la Ministre lors du déjeuner. Et puis, ce qui l'intéresse, c'est de percer dans la carrière des politiciens pour jouir d'entregent et de brillant.
Il a longtemps hésité entre la banque d'affaires et le monde des politiciens. Il pourra toujours se reconvertir dans les stratégies feutrées après. Il disparaîtra? On ne peut être gestionnaire de portefeuilles et en haut de l'affiche. Le business s'accompagne mal de la médiatisation. On a le pouvoir effrité et inaccessible à condition qu'il soit secret, si peu saisissable. C'est un monde en trompe-l'oeil. Méribel préfère de loin la célébrité tortueuse de la politique. Il possède de solides références. Des glorieux anciens qui ont comme lui réussi le gratin de la haute administration, jusqu'à des carrières de ministre.
C'est son rêve, se reconvertir plus tard dans le monde des investisseurs spéculateurs, palper des millions et afficher un train de vie en adéquation avec son standing et ses diplômes. Pour le moment, il préfère rester dans les alcôves politiques. On a beau dire que les financiers dirigent le monde, que les politiciens sont leurs vassaux, ce n'est pas faux, mais rien ne vaut d'émarger dans ce milieu médiatisé, où le pouvoir joue le rôle d'excitant et d'aphrodisiaque. Le déjeuner approche, la secrétaire n'est pas là, l'invité s'annonce comme prévu : Laurent Mauvenargues.
Madame la Ministre le reçoit avec tous les égards dus estime-t-elle à un aussi impressionnant chef d'entreprise du CAC 40. Elle se sent ravie : il a l'air obséquieux, comme s'il se trouvait impressionné par le décor, les ors, et le geste de la Ministre elle-même. Il bredouille et répète que c'est bien de se montrer aussi près des gens, à l'écoute de la volonté du peuple. Madame la Ministre en son for intérieur se montre étonnée : certes, c'est modeste de se présenter du peuple, mais dans le fond, ceux qui ont brillamment réussi forment des cercles d'excellence qui ne sauraient se confondre avec les moutons et autres individus imprévisibles et moutonniers.
Tout le combat de Madame la Ministre aura consisté à s'extirper de la médiocrité pour péniblement gravir les échelles de la reconnaissance. Elle n'est pas une génie, elle a dû travailler, beaucoup suer, pour arriver aussi haut. Elle se flatte d'autant plus de sa réussite. Elle sert le thé en guise d'apéritif? Cela fait chic, un brin désuet, entre la conversation des salons de l'Ancien Régime, tendance dix-septième siècle, et les fastes de la monarchie britannique.
Le chef de cabinet intervient : il tient à parler d'urgence à sa Ministre en privé; il est obséquieux. Elle se méfie de lui, parce qu'il est plus intelligent qu'elle. Moins charismatique et autoritaire. Il n'a pas le sens de l'action. Il a passé trop de temps à potasser ses dossiers, son droit, son économie, tout son encyclopédique savoir. Elle essaye de se rassurer en proportion de ce qu'elle a peur : face à ce genre de machines intellectuelles, elle a tendance à faire des complexes.
Sordide, au moment où tant s'élèvent contre l'excellence académique des hauts fonctionnaires, très fort pour compiler le savoir, si dénués de pertinence. Elle ne peut s'empêcher d'admirer cette excellence qu'elle aurait tant rêvé d'incarner et qu'elle se contente d'employer à son service. Elle se sent cernée, encerclée, comme si elle ne faisait pas partie de la caste, à jamais une étrangère à ce monde de complices. Les meilleurs sortent du sérail, les exceptions restent des bizarres de l'élite, qui rentrent dans le rang une fois qu'ils ont fini de servir.
Elle se lève. Elle s'excuse auprès du grand Mauvenargues. Elle a un emploi du temps très chargé, des obligations, le temps ne lui appartient plus, elle va revenir. Il sourit faiblement et boit son thé, engoncé dans le fauteuil Louis XV qui semble l'engloutir et le dépasser. Elle s'en va, très rêche, rigide, autoritaire, la coupe de cheveux courte et soignée, comme elle aime. Elle a l'air encore sportive et en forme pour ses bientôt soixante ans. Elle a su garder sa classe, son sveltesse et sa vigueur un brin guindée et arrogante.
Elle passe dans le boudoir à côté. Méribel a intérêt à disposer d'une bonne raison d'interrompre cet entretien que la Ministre trouve pour sa part instructif et passionnant, même si l'interlocuteur semble impressionné et timoré. Comment un type d'une envergure aussi impressionnante, une locomotive du CAC 40, peut-il se laisser impressionner par l'atmosphère qu'il côtoie? Elle ne s'en soucie pas, l'étiquette fait la qualité. Si Mauvenargues a réussi un parcours aussi impeccable et remarquable, c'est qu'il possède des qualités qui ne ressortent pas dans un entretien informel et un déjeuner privé, mais qui existent forcément.
Madame la Ministre part du principe que fréquenter les gens extraordinaires ne peut que profiter, ne serait-ce que pour conférer des relations et apprendre de l'existence. On s'instruit bien davantage au contact de réussites qu'avec le commun des mortels. Ceux-ci votent, et c'est suffisant. Le reste de leur temps, ils le consacrent à des tâches précises. Les gens au-dessus du lot s'attachent aux fonctions publiques et se lancent dans la politique. Elle est persuadée que l'engagement est l'action la plus haute à laquelle l'homme puisse prétendre.
La dépolitisation n'est que passagère. Le militantisme est l'arme du futur. Son conservatisme s'explique parce qu'elle est persuadée de l'inégalitarisme social. Pour elle la question se pose plus en termes de mérites. Travailler dur est un mérite. Réussir, occuper des hautes fonctions, s'épanouir : tels sont les critères que recherche Madame la Ministre. Elle est comblée dans sa manière de fonctionner : levée à cinq heures du matin, travaillant dix heures par jour, jonglant avec les fuseaux horaires, voyageant sans cesse, voyant peu sa famille, nomade et stressée - tel est son mode de vie.
Méribel a l'air soucieux :
"Madame la Ministre, il faut que je vous dise..."
Il méprise, Méribel, sa Ministre. Il n'est pas sexiste, juste académiste, attaché aux diplômes et aux parcours professionnels. Pour lui, la réussite scolaire signe le niveau intellectuel. De ce point de vue, il se tient à un niveau très supérieur à son supérieur hiérarchique. Mais là, c'est un gag, dont il s'amuse et qu'il racontera comme anecdote croustillante à ses confidents :
"Mauvenargues que vous tenez devant vous, il s'agit d'une confusion... Ce n'est pas le Mauvenargues que vous teniez à rencontrer, le capitaine si influent du CAC 40..."
Madame la Ministre écarquille les yeux et semble ne pas comprendre, comme un geai qui s'ébroue et peine à prendre son envol.
"On a commis une erreur d'invitation : ce Mauvenargues est un paisible retraité qui se trouve ravi de l'invitation..."
Méribel rit, la Ministre comprend le quiproquo. Cette candeur, cette gêne, l'air de ne pas être à sa place et de ne pas faire le poids. Une méprise, il s'agit d'une méprise. Une mauvaise prise. Elle en rirait, mais elle a peur qu'on se moque d'elle. Immédiatement, elle se cabre. Elle n'a plus rien à signifier à ce besogneux qui vient du peuple, qui ne peut rien lui apporter et qui relève de la banalité affligeante.
"Raccompagnez-le dans les meilleurs termes et maquillez mon départ en urgence..."
Elle fuit. Méribel rirait de la scène. Lui reste et se charge de la besogne, désopilante. Le problème n'est pas Mauvenargues. Lui est venu, heureux de partager ce moment privilégié. La fausse, c'est Madame la Ministre. Elle vit dans l'imposture. Elle méprise les autres et ne respecte que le rapport de forces. Méribel l'a toujours prise pour une arriviste, mais là, c'est plus qu'une confirmation. Sa fuite, c'est la débandade de la mentalité oligarchique. Elle se fuit elle-même. Elle fuit ses préjugés, ses manques, ses errances. Elle est partie comme une furie. C'est dur, d'admettre qu'on vit pour des ombres et qu'on n'a rien compris à sa vie. C'est dur, d'être passé à côté de la vérité et de vivre pour son fantôme. C'est dur, d'affronter les fantômes de ses fantasmes.

mercredi 8 février 2012

La go

Ajda est une beauté. Le mannequin vedette de la Guinée revendique le titre, alors que plusieurs concurrentes réclament la distinction pas si honorifique que cela. Ajda entretient une réputation de croqueuse d'hommes, à condition qu'il soient riches et célèbres. En particulier les footballeurs. Ajda en a plusieurs à son palmarès. Certains sont des Sénégalais seconds couteaux de la scène internationale; d'autres sont des Camerounais, les meilleurs en Afrique avec les Nigérians. 
Ajda est aussi réputée pour son attirance pour les hommes d'affaires et les flambeurs. Les aventures se passent rarement bien. Souvent, elle provoque l'ire des officielles, qui en ont assez de cette rivale dispendieuse et arrogante. La dernière fois, dans un hall de palace, Ajda a voulu saluer un fameux avocat d'affaires gambien, qui se prend pour la réincarnation d'un sapeur congolais croisé d'un intellectuel afrocentriste.
Résultat des courses : l'épouse folle de rage, échaudée par la réputation de la vipère, l'a projetée dans la piscine, avec articles garantis dans les gazettes people le lendemain. Ajda s'en moque. Ce qui compte, c'est qu'on parle d'elle. L'argent coulera tant qu'on parlera. Les hommes affluent moins avec le temps, mais elle a prévu la parade : elle va se lancer dans la mode, en créant sa griffe. Elle peut dessiner des modèles, elles a appris avec le temps. Les défilés, depuis quinze ans, elle en a sa claque. Elle en a fait le tour. C'était intéressant, à dix-sept. Elle adorait se faire applaudir. Maintenant, elle est blasée.
Les rumeurs ne tournent plus autour de l'excentricité de ses tenues ou de ses contrats avec les grands couturiers - ou avec des pointures locales, qui cultivent sa réputation de mannequin africaine. Maintenant, on rapporte à droite à gauche ses aventures avec des hommes mariés. Les musulmans la traite de prostituée. Récemment, des potins ont rapporté qu'elle s'était rendue contre une folle somme d'argent en Gambie. Officiellement, pour un défilé organisé par un commerçant friqué. En réalité, elle aurait participé avec d'autres mannequins, sénégalaises, maliennes et mauritaniennes, à une partouze pour milliardaires s'ennuyant de leur vie stressante.
Scandale dans la presse de caniveaux, surtout sur Internet, où l'on s'en est donné à coeur joie. Ajda est une starlette. On la méprise autant qu'on parle d'elle. Ce soir, elle a décidé de s'amuser. Tant pis si on cancanera le lendemain. Ajda est descendue en boîte avec ses copines plus quelques footballeurs qui payent la virée nocturne. C'est mieux de se faire entretenir. Ajda n'a pas d'amis, juste des fréquentations de nuit. L'oiseau commence à vieillir. Il serait temps de penser à sa reconversion. Elle vient d'avoir trente ans, elle ne pourra pas continuer longtemps à revendiquer son titre de mannequin number one de la Guinée.
Elle pense à se lancer dans des oeuvres de charité, une fondation pour l'enfance financée par ses amis milliardaires ou des projets de lancement de prêt à porter. Ajda serait la bonne marque, elle en est persuadée. Ce soir elle oublie ses projets et ses rêves de gloire. Elle en profite. Mannequin international, elle est surtout une Africaine. Et les Africains aiment la fête. Dans Afrique, on entend fric. Ajda aime trop l'argent, les paillettes et les flambeurs comme les footballeurs, qui sont pleins aux as et qui n'ont pas d'éducation.
Ce soir, elle est sortie avec le footballeur sénégalais Metzo Diouf, une tête brûlée qui passe son temps à se battre et à entretenir sa réputation de bad boy. En Angleterre, il est en fin de carrière tant il a fait la fête. Quand il ne joue pas au foot, il tente de niquer le plus de gonzesses, de préférence des vénales dont il se targue de tourner la cervelle. Les ragots ont insinué qu'Ajda avait couché avec Metzo, mais pour une fois ce sont des racontars. Ajda et Metzo sont potes, pas au-delà.
Ajda a essayé récemment de draguer un footballeur camerounais, un crack celui-là. Metzo est doué, athlétique, mais il n'a pas le même niveau. Prudent, le Camerounais l'a éconduite. Il connaît la réputation de la belle et il se méfie des mannequins plus ou moins prostituées de lucre. On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Ceux qui sont bons s'imposent la discipline de fer. On ne peut pas courir après les papillons et mener une carrière aboutie. Metzo en sait quelque chose. Il s'est grillé. Ajda n'a pas le même problème. Ce qu'elle doit régler, c'est sa reconversion.
Ce soir, c'est champagne. Elle est au Magnum, une boîte branchée de Bamako, tenue son ami Mansour Daw, l'homme le plus riche de Mauritanie. Elle a décidé de s'amuser et d'oublier ses soucis. Sa mère lui reproche sa conduite et les rumeurs qui courent sur son compte. Elle s'en  moque. Elle vide les verres de liqueurs sucrées et danse comme un petite folle. Plus jeune, elle s'amusait à faire perdre la tête aux jeunes sur la piste en se déhanchant et en attendant qu'ils se disputent un slow avec elle. Maintenant, ces jeux la saoulent.
Elle n'a pas trente-cinq ans. Elle a projeté de se marier et d'avoir des enfants vers cet âge. Il ne lui reste plus beaucoup de temps, mais d'ici là, c'est cigale. Ce soir, Ajda ne regarde qu'elle. Elles sont plusieurs beautés, éméchées et se dandinant sur la piste. Certaines sont folles de jalousie contre Ajda. Dans ces milieux, la jalousie est plus importante que dans les autres couches des sociétés africaines. On ne cesse de s'épier et de détester les rivales. Ajda a toutes les raisons d'être détestée.
Elle combine des formes généreuses avec une taille fine et élevée. Les directeurs d'agence vantent son style typique africain moderne, l'alliance de la grandeur (un mètre quatre-vingt) et des fesses rebondies. Ajda ne cesse de se vanter de ne jamais suivre de régimes. Elle est maquillée et met en valeur sa peau claire. En Afrique, le blancheur est signe d'élection. Ajda fait mine de ne penser qu'à rire et à batifoler, incognito. Elle ne cesse de se lever de son siège de VIP et de foncer sur la piste pour hurler de rire et se permettre les pires excentricités.
Elle n'a pas trop besoin de se forcer, tant elle est ivre. Elle aperçoit Diouf qui rit. Il la fait délirer. Sa mère ne cesse de lui répéter qu'il ne réfléchit pas avant d'agir. Ajda l'apprécie du fait de sa générosité. Générosité orientée : Diouf n'est généreux qu'à partir du moment où il en reçoit des retombées médiatiques. Il dépense si les médias sont informés ou si l'action possède du potentiel. Il peut aussi flamber en compagnie de top. Il entretient, elle brille.
Jamais Ajda ne pourrait se pavaner si elle n'était pas financée par des flambeurs attirés par le prestige du mécénat. Raison pour laquelle elle en est venue à mépriser ceux qui ne sont ni riches ni célèbres. Elle ne traîne qu'avec des personnalités. Ils sont là pour sa réputation de beauté fatale; elle est là pour leur porte-feuille garni. Soudain, c'est l'euphorie dans la boîte. Diouf n'a rien trouvé de mieux que de demander au DJ qu'il passe le tube du moment : un rappeur sénégalais qui frime en promouvant la drague facile et la dolce vita. Son clip passe en boucle en Afrique francophone : grosses 4X4, starlettes, billets...
Ajda est rassurée de n'avoir pas été contactée : c'est le signe qu'elle est supérieure à ces second couteaux que l'on prend pour frimer le temps d'une saison et que l'on oublie par la suite. Ajda représente une image supérieure aux petits budgets : elle est la femme africaine du vingt et unième siècle. Diouf hurle des onomatopées qu'Ajda ne comprend pas. Pour prouver aux branchés qui la contemplent en douce que les grands sont décomplexés, elle se met à danser avec lui d'une manière provocatrice. Pas question de passer pour la musulmane bigote et coincée!
Ajda imite les déhanchés des clips R & B. Diouf est hilare. Ajda est trop délire. Le foot, il s'en fout. Ce qui lui importe c'est la fête. Ajda est comme lui. Raison pour laquelle ils s'entendent si bien? Soudain, Ajda ne retient plus sa joie : Mansour Daw est sur la piste. En personne! Metzo s'écarte de quelques pas, comme pour montrer l'importance de celui qui est apparu à leurs côtés. C'est cela, faire partie du Gotha : on est entre personnages de haut vol! La belle est aux anges. Daw n'a pas fait la bise aux beautés, qui dansent à côté ou qui sont assises carré VIP. C'est elle et elle seule qui se trouve reconnue et glorifiée.
Daw est le poids lourd de la soirée. Il est grand, il est gros, il est l'homme d'affaires. Ajda est conquise. Elle aimerait tant que son mari lui ressemble. D'ici quelques années, jurée, elle fondera une famille, elle quittera la vie de débauche. Pas question de s'enterrer et de devenir une femme d'intérieur. Mais elle cessera de sortir, de boire et les rumeurs cesseront. Toutes ne sont pas infondées, mais elle a trop travaillé dans le genre people pour quitter les devants de la scène et la lumière des paillettes. Elle ne veut pas finir comme les gos qui l'accompagnent et qui ne seront plus rien dans un an ou deux. Elle ne veut pas seulement percer dans la mode, elle veut rester quelqu'un d'envié. C'est à ce prix qu'elle retrouvera sa fierté et que sa mère cessera de la regarder de travers, comme une fille facile. 

vendredi 9 décembre 2011

Pour son camp


Luc Méribel est un vieux footeux maintenant. Il va sur ses quarante printemps. Il est demeuré la vedette de l'A.S. Eonville. Le club-phare de France, vu qu'il dame le pion à ses concurrents et qu'il brille sur la scène européenne. Deux Ligues des champions, un effectif impressionnant et un actionnaire richissime (un magnat de la sidérurgie indienne). On se dope on triche, c'est le lot des clubs qui veulent réussir en pro. Luc Méribel joue ailier gauche. Il avait un pied magique, il courait vite et il gagnait avec régularité pour son équipe. Il mettait des buts, il réussissait des passes, bref, c'était un cador. Quatre-vingt-dix fois international français, ne lui manque que la consécration suprême pour avoir tout gagné. Il a perdu en finale de la Coupe du monde face au Brésil.
On ne peut pas tout gagner, hein. Depuis qu'il est passé en vétéran du monde pro, trente-cinq balais, la star vit une seconde jeunesse. Il joue moins, ne se prend plus la tête et réussit de sacrées performances. L'année dernière, Eonville a gagné le Championnat de France; Luc est à l'origine des trois derniers buts de son équipe. Deux perso, une passe décisive. De quoi gonfler sa légende. Il a passé sa vie au club, c'est un joueur d'une fidélité exemplaire, les supporters adorent. Il jouit d'une réputation en or. Enfin, jouissait. Luc a vu sa renommée chuter pendant les vacances. Des tabloïds, qui étalent votre vie sur les kiosques pour le plus grand bonheur des lecteurs, ont révélé que Luc était un joueur fidèle. Pas au point de prolonger sa fidélité hors du terrain. 
Luc trompait allègrement sa femme, un mannequin qui a fondé une famille avec son footeux de mari et qui espérait qu'on pouvait avoir du fric, mener une vie de star et être un père exemplaire. Pari manqué. Luc est une vedette qui a fauté avec toutes sortes de starlettes de la télé, du show-business, parfois filles d'un soir, comme ces groupies qui gravitent dans les milieux professionnels, attirées par le charme de la médiatisation et du fric. Luc ne s'est jamais posé de questions. Quand on est footballeur, il est mauvais de se poser des questions. On rate des buts, on manque ses passes, on joue comme un pied. Luc a continué à dribbler hors du terrain.
Sur le terrain, le dribble est l'art magique, qui vous vaut l'admiration des adversaires et l'éloge des supporters. Luc était très jalousé. Les défenseurs avaient peur de lui. Maintenant, le voilà démasqué. Dribbler est aussi sa marotte en dehors des terrains? Ça s'appelle draguer les filles. Elles lui trouvaient du charme, du piquant, sveltesse et élégance, toutes qualités assez quelconques s'il n'avait été footeux. Être riche et célèbre ne vous sort pas de la beaufitude. Luc a toujours fait tomber les gonzesses. Jeune et célibataire, débutant, quand il enquillait les performances de haut vol, les filles ont commencé à affluer. Puis il est devenu international. Pire qu'une rock star. Il s'est marié. Il a fallu qu'il se cache pour accomplir ses exploits, mais en voyage ou en sélection il n'a jamais dédaigné tromper. Le train-train était trop pénible pour un international en poster. Quand on est grand, on est au-dessus des lois.
Luc, qui ne se rendait plus compte de la moyenne, a pris des habitudes plus que mauvaises. Il s'est senti tout-puissant. Des ailes avaient poussé dans le dos du diablotin. Le pire est arrivé. Son petit frère était un bon guitariste de rock. Alain Méribel. Luc avait toujours rêvé de devenir joueur de guitare, sur la mode des guitar heros. Son frère a pris sa place. Simple anonyme, il n'aurait jamais franchi la barre du dilettante doué, l'amateur qui sort sa gratte pour quelques amis les samedis soirs. Avec Luc comme grand frère, il a été médiatisé. Il jouait au foot moins bien, mais il jouait au foot. Les médias avaient réalisé quelques reportages sur les tournois de bonne franquette dans lesquelles les deux frères usaient leurs guêtres pour leur plus grand plaisir - et celui de leurs coéquipiers. Jouer avec Luc Méribel est un honneur qui ne se refuse pas.
Mais le vice a rattrapé Luc. Il n'a rien trouvé de mieux que de sortir avec la femme d'Alain. Ça fait très moeurs dissolues, très inceste fin d'Empire romain, quand les aristocrates pétaient les plombs et oubliaient les lois. Luc s'est cru affranchi de toutes les règles. Il pouvait tout se permettre, l'enfant gâté de l'A.S. et de la balle. Comment avait-il pu tomber si bas? C'est grâce à lui que Claire avait rencontré Alain. La riche top-model se moquait pas mal des talents musicaux d'Alain, moins de son pedigree familial. Les médias ont célébré leur mariage comme la rencontre de la beauté et de la musique. Las du la, Alain et Claire ne s'entendaient guère. Claire est une fille très fragile, très influençable. Elle draguait des footeux de l'A.S. Elle a eu plusieurs aventures, les dirigeants fermaient les yeux. Plus gore, elle a fondu pour le frangin, elle a confondu le mari, histoire de briser leur couple dans l'harmonie familiale. Alain se droguait; Claire itou. Et Luc? Luc marié pour la galerie ne se droguait pas et se dopait, surtout depuis le passage de la trentaine : les médecins s'occupaient que ses performances ne diminuent pas et que sa récupération demeure optimale.
Et puis, le Déluge. Pourquoi les médias ont-ils décidé de vendre du papier alors qu'ils avaient fermé les yeux pendant quinze ans? Pourquoi ont-ils tout cassé? Aucun événement ne permettra de réparer ce qui s'est produit. En tout cas, ça a fait du bien à Luc. Il a crevé l'abcès. Alain ne lui parlera sans doute plus, mais c'est mieux de ne plus parler à son frère que de pratiquer l'inceste fraternelle en guise d'osmose mal dégrossie. Luc a recollé les morceaux avec son épouse. Pour les gosses. Pour le passé. Pour l'avenir. Ils ont réussi. Les médias continuent à jaser, mais ce n'est pas le plus important. Ce qui compte, c'est leur couple. Luc jure à tous les proches qui acceptent encore de lui adresser la parole qu'il a changé. Il n'est plus le même. La rédemption l'a frappé de sa foudre céleste. Il est Nouvel Homme, du moins c'est ce qu'il répète quand il traverse la rue et que des fans transis lui déclarent leur flamme inconditionnelle. 
Valeureux vétéran des joutes footballistiques, Luc a entamé sa nouvelle vie. Il s'est converti? Il ne va pas à l'église, il est déjà sur une autre voie, avec de nouvelles valeurs et de nouvelles perspectives. Il s'affiche partout en ville avec son épouse, histoire de montrer qu'il regrette ses fredaines et qu'en compensation il se dévoue à sa famille. Il a perdu son temps, il a gâché son talent, il lui reste un moyen de se rattraper. Prouver qu'il existe des valeurs plus hautes que la célébrité et le succès. Il marche aujourd'hui dans la rue avec sa femme. Un couple comme un autre. Personne ne les dérange. Les habitants d'Eonville n'aiment pas harceler leurs joueurs, même les vedettes. De temps en temps, des ados demandent des autographes ou des photos avec leurs portables hi tech. Luc est bon client.
Sa femme l'a emmené en shopping. Luc n'aime pas perdre son temps à se faire dévisager par les supporters ou les vendeuses, mais il n'a plus le choix. S'il veut recoller les morceaux de son couple, il doit encaisser la farandole des magasins de mode, de préférence les luxueux et branchés. Sa femme n'a aucune pitié : il enchaîne sans souffler depuis des heures et elle ne se lasse pas. Elle a dépensé des centaines d'euros. Luc porte les sacs et arborent un sourire de plus en plus timide. Timoré. L'argent ne le dérange pas depuis longtemps, mais il regarderait bien la télé. Il préfère jouer à la console avec leurs deux fils. Enfin, quand on veut rattraper le temps perdu, on se prête aux sacrifices.
L'épouse dépense. Elle est toujours docile, même quand elle débourse. Son prix? Elle a bénéficié d'une chirurgie plastique en échange d'un manque de personnalité. Cela arrangeait Luc, qu'elle se taise, qu'elle ne pose jamais de questions, qu'elle sourie, conciliante et d'humeur. Puis, les révélations à ragots ont brisé l'harmonie. L'épouse pleurait, voulait partir, avait raté son mariage et regrettait leur rencontre - sauf les enfants. Luc a recollé au prix du shopping et de quelques courses. Maintenant les langues s'agitent sur la réconciliation du couple. A Eonville, Luc est un notable qui fait partie des meubles.
L'épouse a payé : elle a pardonné. Elle sort du magasin avec son sac d'habits. Luc erre sur son nuage. Rentré à la maison, il jouera à la console, il redorera son blason avec la légende du père idéal. Ce dont Luc aurait besoin, c'est d'un café. Il se sent dénué de pression. Il dispute ses matchs pour le plaisir. Ce qui le motive, c'est ses enfants. Il en parle comme de la source de sa rédemption. Il serait prêt à arrêter le foot pour ses enfants. C'est dire. Soudain, la catastrophe. Au milieu de la rue, pourquoi? Claire marche l'air désoeuvré.
Les voitures ronchonnent au feu. Les automobilistes ont reconnu Luc, mais Eonville ne harcèle pas ses stars. On les laisse respirer. Le hasard est empli de malice. Claire marchait droit, juste en face, comme ça. La femme de Luc s'est lâchée. Elle a foncé sur sa rivale ex belle-soeur. Salope de pute de merde. Elle l'a giflée et elle a oublié ses bonnes manières - et ses enfants. Claire a répondu coup pour coup. Elle est plus forte, plus costaud. Si Luc n'intervient pas, la raclée va mal finir, surtout pour la femme de Luc. D'ailleurs, Claire lui a attrapé les cheveux et s'apprête à déchirer son sac de mijaurée. Cauchemar : si traîne un portable, le cliché va faire mal. C'est le buzz assuré sur la Toile. Luc qui se bat avec Claire sa belle-soeur!
Claire a pris le dessus. Elle empoigne la femme de Luc. Luc saisit sa femme par la taille. Il essaye tant bien que mal de calmer son ancienne occasionnelle. Trop tard. Claire s'est vengée sur le sac de course et commence à écraser les habits sur le macadam. Les voitures klaxonnent. Luc préfère ne pas contempler le sourire narquois, la colère. On ne lui en voudra pas. Sa femme est sonnée. Elle a fait face. Jamais Luc ne s'était rendu compte à quel point son balle-amante était déséquilibrée. Voilà que dans la presse on a commencé à jaser sur ses plurielles infidélités avec d'autres joueurs, d'autres personnalités. Luc s'est bien fait manipuler.
Claire était connue pour courir les footballeurs, certains du vestiaire de Luc, d'autres de clubs français. Alain a été la dupe. Lui courait tant. Dans cette affaire, tout le monde a berné tout le monde. C'est une tragédie footballistique. L'arroseur arrosé. Le public a pris partie pour la star. Claire est discréditée, ridiculisée. Luc a besoin de repos. Il s'éloigne avec sa femme. Il l'a défendue. Elle a dû mal recoller les morceaux. Elle a du mal à recoller les morceaux. La scène rappelle à quel point Luc est fautif, combien il s'est égaré. Vite rejouer. Vite retomber dans l'anonymat people. Un footballeur dans la case ragot et scandale, ce n'est jamais bon signe.

jeudi 3 novembre 2011

Le fou tue

De quoi déprimer. De quoi s'énerver. De quoi bredouiller. Depuis une semaine, Claude Delacampagne ronge son frein. Il devient fou, il roule à fond, il opte pour l'attitude suicidaire. Il ne mange plus, il avale des litres de café, il fume cigarette sur cigarette. Le drame  : sa copine Claire l'a plaquée. Il lui a mené la vie d'enfer, six mois de persécutions diverses, drolatiques si pas tragiques. Elle a pleuré, il s'est enflammé. Maintenant qu'il est seul, il regrette. Pas de l'avoir insultée, cette salope de merde. Pas qu'elle soit partie avec un macho qui le toise quand il le croise.
Il regrette d'être sorti avec cette garce. Il est sorti avec pour épater la galerie. Il voulait impressionner ses amis. Elle est jolie, elle rit, elle est arriviste. Très suiviste et influençable. Elle est sans personnalité. Elle est influencée par sa réputation. Claude pète les plombs. Il l'aurait bien étranglée ces derniers temps. Il l'insultait. Souvent, sans raison, sans excuse. Il se défoule. De quoi? De qui? Plus de copine. Claude est seul avec lui-même. Dans le fond, il le connaît, son secret. Dès qu'il y pense, il accélère. Il marche à toute vitesse sur le boulevard. Près de chez lui, chez sa mère, la ligne de train passe au-dessus de sa tête en vrille. Tendance postmoderne glauque. Claude fonce rejoindre des amis pour une teuf. Du rêve.
Deux-trois bières? Il cultive sa déchéance. Le blafard lui va comme un gant. On le reprise en silence. C'est si dur une rupture qu'on oublierait qui en est le responsable. Elle est sortie avec lui parce qu'il est le fils de. Pas d'une célébrité. Le rejeton d'une universitaire - professeur de Lettres à la Faculté. Spécialiste du Seizième siècle. Une mécanique, capable de vous pondre n'importe quel plan en deux-trois parties. N'importe quel commentaire. Claude n'a pas été fils heureux. Fils unique. Des parents divorcés, un père absent, une mère dure. Une mégère. Claude a souffert, sa copine ne pouvait pas lui donner ce dont il a besoin. Il cherchait une femme intelligente, pas une beauté. A force de prévoir sa normalité bourgeoise, il la tenait pour une cloche qui répète, perroquet savant qui pète. Claude a pété les plombs.
Ce n'est pas de sa faute. Personne ne le comprend. Sa mère attend qu'il brille en intellectuel stylé, avec famille unie, femme qui réussit, progéniture qui grandit. Il n'est rien de tout ça. Il foire ses études. Il sombre dans des accès d'hystérie qui confinent au désespoir rageur. Pourquoi ce fils d'intellectuel bourgeois ne parvient-il pas à se réaliser? Dans l'entourage, on songe. Ses oncles et tantes haussent les épaules. Il réunit toutes les conditions pour réussir. Sa mère est trop dure? Il ne faut pas pousser. C'est chercher des excuses. C'est un enfant gâté, un fils unique. Un coup de pied au cul, la méthode forte conviendrait. Il réagira, il se sortira de sa torpeur narcissique.
Las, nos parents n'ont pas cerné l'étrange mal qui tenaillait leur neveu chéri. Le fils à maman que papa voit rarement. L'unique, qui fait tout pour se faire remarquer, prêt à tuer son père, sa mère - pour déranger. Trop gâté, trop pourri? Tu parles. Une vie de fou tue? La mère se doute de quelque chose. Marmot, il a développé un retard du langage, des psychiatres ont diagnostiqué le penchant. Foutus charlatans. Des experts connaissent tout à rien. Tout ou rien. La mère a juré que son chéri sacré ne finirait pas tantouze, qu'il lui donnerait de beaux enfants.
Quand il a présenté sa copine, quel soulagement. Cette dulcinée blonde et bénie allait fournir un cadre - une progéniture. Une hérédité changée. Joie et grâce : les experts s'étaient trompés. La mère vitupéra contre les psychiatres, ces malades mentaux qui soignent les autres et les rendent plus fous. Et maintenant, tout fout le camp. Claude prend les virages à la limite du tonneau. Les amis rient; sa mère est affectée. Claude a les boules, ça oui. La rupture a bon dos. Claude a les boules parce qu'il sait. Il ne peut pas ignorer son mal. Certains traînent le cancer à quinze ans. Lui a pire que le rongeur. Il gamberge ses vingt berges. Vingt ans, le bel âge. Vingt ans, l'insouciance.
Pour Claude, c'est le stress, l'angoisse, la marginalité. Pas social. Claude vient de la bourgeoise. Il a des parents qui l'entretiennent. Claude flirterait avec l'échec scolaire s'il n'était suivi. Le père fronce des sourcils avec ce fils qui redouble depuis le lycée. Que s'est-il passé? Claude a toujours été perturbé. Claude n'a jamais été bon élève. Au collège, il en tirait une certaine fierté, l'insouciance du cancre. Au lycée, on s'étonnait, comme si les mauvais résultats constituaient l'excuse de poids contre la réussite des parents. Il ne serait pas comme eux? Un nul sans fortune ne peut devenir bourgeois.
Claude n'aura pas de souci : on l'aiderait. Sa famille est son soutien-gorge. L'échec contient une explication que l'on ne veut pas voir. La scolarité, la copine, Claude sait. Il ne réussira jamais à l'école. Il ne pourra jamais rester avec une régulière. On lui reproche d'être flemmard? Il est perturbé. On lui reproche d'être caractériel? Il est écorché. Autant lâcher l'explication : Claude n'est pas un vaniteux narcissique et nombriliste comme il en pullule fin vingtième parmi les classes moyennes aisées. Claude est vaniteux, narcissique et nombriliste, mais manque le détail, la précision, le codicille : Claude n'est pas hétéro.
Homo avec une copine qui vient de le plaquer? L'infâme galopin refuse d'assumer sa sexualité minoritaire à cette époque de liberté libérale? Non, perdu, Claude n'est pas un postmoderne homo aspirant à contracter une union gay, le PACS et le toutim. Claude surnage entre le pédé qui ne s'assume pas, le refoulé comme il l'a baptisé avec condescendance, et le bi qui fait semblant d'être attiré par les filles. On reconnaît à Claude un certain charme, un pouvoir de séduction. Comme toujours avec Claude, tout se finit en eau de boudin. Claude a des sautes d'humeur contre les filles. Plusieurs fois, l'année précédente, il a pété les plombs contre sa mère, lui expédiant des cendriers à la gueule ou lui renversant la table en verre du salon sur les genoux. Les amis insinuent avec des sous-entendus d'érudits que Claude est barjot. Claude n'arrive jamais à garder ses fiancées. Quand il est bourré, l'explication ne tarde guère : selon ses confessions, le problème est sexuel.
Il s'épanche sur la taille de son sexe, la clause de ses malheurs. Claude refuse de calculer : son problème, c'est sa bisexualité orientation homo. Malgré ses efforts, Claude joue la comédie sur le court terme, puis se condamne à revenir à la case départ. Dotées du premier sens, les filles ne le rangent pas au rayon des tapettes et efféminés, mais se plaignent qu'il pète les plombs. Elles remettent moins en question ses sautes d'humeur que la bizarrerie à casser ce qui va. Si les concubines détenaient la clé de la bisexualité, elles gagneraient du temps dans leur interprétation.
Qui se doute dans les cercles de la jeunesse superficielle que Claude le paumé est pédé? Ce sont des problèmes graves et on n'aborde pas les problèmes. Mauvais ton : cela fait anxieux, mauvais genre. Pour être consensuel, il faut passer cool. Smoot. Le décérébré qui se moque de tout et qui fait du problème sa dérision. Claude a un plan. Se venger? Se réconcilier avec l'existence après le départ tumultueux de sa copine? Non, Claude a un pote qu'il jalouse. Il en a fait sa fixette, parce qu'il aurait aimé être comme lui. Ne pas se prendre la tête. Première qualité : le pote est intelligent et réussit sans travailler à l'école. C'est l'exigence de Claude. Être facile et futile. Si seulement il pouvait se trouver débarrassé de sa blessure...
Rêve impossible. C'est pourquoi il doit se venger. Il a trouvé son bouc émissaire. Dans la famille, on fonctionne de la sorte. Le mère avait trouvé dans le père falot le bouc émissaire. Elle a détruit le père. Claude a toujours eu des problèmes avec les femmes. Avec sa mère pour commencer. Avec ses copines pour continuer. Il n'est pas question qu'il supporte cette injustice flagrante sans se venger. L'ami est un insouciant qui suit des cours de droit en licence. Claude avait rêvé un temps de suivre une carrière d'avocat parce qu'il est attiré par toutes les réputations. Il s'est trouvé séduit par l'histoire. Cette matière apportait une grande culture générale, de quoi contrecarrer la mère et impressionner l'auditoire.
Et l'histoire, c'est les histoires. et niveau histoires, Claude s'y entend. Sur ce point, il pourrait se déclarer doué et gâté par la nature. Malheureusement, il fallait travailler; Claude a abandonné et s'est rabattu vers une matière plus facile et moins ardue : culture et com. Il finira en instituteur, en ponte d'une matière creuse. Sa mère connaît du monde à la Faculté et le pistonnera. Elle le tance à cause de ses fredaines, mais elle se tuerait plutôt que de le laisser tomber. En attendant de finir selon ses souhaits ou de virer dans le syndrome du raté, Claude doit se venger.
Car il n'est pas un paresseux, il a son secret. L'ami s'appelle Alain Méribel. Un insouciant. Un type trop bien pour ne pas prendre. Il vient comme Claude de la bourgeoisie intellectuelle. Le père est un psychiatre réputé à Eonville. La mère est assistante sociale. Plus qu'un alter écho, un double. Claude doit tuer son double. Ca ne résoudra pas son problème, mais ça allégera son fardeau. Ca soulage, des vacheries. Sur la route, il y a une cabine téléphonique. Un appel anonyme, c'est indétectable. Claude rêve du crime parfait, la vengeance tellement idyllique qu'elle effacerait jusqu'au crime.
Claude improvise. Il sort sa carte de téléphone, anonyme, compose le numéro, anonyme, tombe sur le mère d'Alain. Voix fluette et naïve. Claude prend sa voix la plus grave et contrefaite.
"Allô...
- Qui est à l'appareil?
- C'est le copain de Claude...
- Je vous entends mal. Qui êtes-vous?
- Votre fils est homosexuel..."
Les potaches qui s'adonnent à ce genre de plaisanteries sont explosés de rire. Pas Claude. C'est trop sérieux, la connerie. En ce moment, il détruit. Il s'acharne. Il commet l'acte gratuit. Faut qu'Alain prenne. Déjà qu'il est pas homo, on ne peut pas tout avoir dans la vie. La vie a trop donné à Alain. En tout cas pour Claude. Ne pas être pédé, c'est trop. La vie de Claude est gâchée. Il raccroche. Si le coup porte ses fruits, il sera quitte pour une bonne petite jouissance. Il se dirige à grands pas vers la fête. A deux pas de sa mère, une résidence cossue comme il les aime. C'est bon, de fêter chez les bourges. Claude joue les rebelles à condition que les rebelles soient bourges.
On s'encanaillera pourvu que la canaille soit bobo. Pauvre Claude : son coup de pute lui fait penser à sa mère. Il la déteste. Elle est une petite universitaire bornée, qui ne comprend rien à la vie et qui n'a cessé de le rabaisser, de le rabrouer, de lui mettre des bâtons dans les roues. Cerise sur le gâteau, elle lui a donné ce père falot, dont elle a divorcé et qui est maintenant pour Claude le summum du repoussoir masculin. Damnation, il est comme lui.
Il est lâche, il est veule, il est faux, il est fourbe, il hait - brut. Ce soir, Claude commence par une soirée chez un ami. Ca tombe bien, il a des vues sur une invitée, une Beurette laide comme un paon, mais qui lui promet la vie rêche. Claude se demande s'il ne vaut pas mieux vivre le martyr comme son père avec sa mère pour enfin rester stable avec une gonzesse. Par pitié, tout afin de cacher sa bisexualité. Si sa mère l'apprenait, elle en serait malade. Et si ses potes à vingt ballais le soupçonnaient, Claude deviendrait discrédité. Depuis le temps qu'il se moque des refoulés et qu'il fait rire son auditoire avec ses blagues de potache faussement homophobes et vraiment bobos!
Maintenant, il prépare mentalement sa soirée. Déjà, il sonne à la porte. Qui soupçonnerait que Claude vient de balancer une mauvaise histoire par téléphone? Pour un peu, Alain serait là. Non, il le retrouvera après, pour la suite de la soirée. Une soirée étudiante à la Faculté de Lettres. Une soirée dédiée au théâtre. Claude adore le théâtre. Il se prend pour un acteur et il est encouragé dans son penchant cultureux par sa mère, qui espère ainsi le remettre sur de bons rails et lui redonner un peu de consistance. Elle qui ne cesse de se plaindre que son fiston est dénué de moelle tient une bonne occasion de montrer à ses amis influents qu'elle encourage son fils sur la voie de l'indépendance et de l'âge adulte. Elle en a assez des fredaines, des caprices, des violences, des crises d'hystérie.
En attendant, Claude se chauffe. Il se prépare à picoler un verre de vodka puis se bourrer la gueule à la soirée. C'est un bon prétexte, on fait mine d'aimer le théâtre, de préférence le contemporain, avec ses scènes déstructurées et sa vulgarité second degré, et puis on boit quelques bières ou quelques verres de vin chaud. De préférence pas trop de mélanges. Claude est devenu expert de fête. Il ne fait rien, il entretient sa réputation de fils d'intello et il obtient son succès auprès d'une gente trop heureuse d'approcher le fils de, surtout s'il fait semblant ou s'il est en marge.
"Claude?"
Au bout du portable, Noël Chatel, un branché qui ne jure que par la Faculté de Lettres parce que ça fait ouvert, mais qui n'y est que pour le fun. Il étudie la réalisation et le script dans l'excellente Ecole de Cinéma d'Eonville, d'où il sortira primé pour un métier de conseiller en réalisation. Noël rêve son rôle : il n'est pas intello, il n'est pas naze. Il est artiste, c'est le rôle qu'il brûle d'endosser depuis ses quinze ans. Il serait très déçu s'il apprenait que Claude est un bic/boc qui s'adonne aux délations vengeresses et déséquilibrées. Lui qui adule son pote, qui l'a fait jouer dans l'une de ses mini-prods, un clip dans lequel Claude a fait un tabac amical.
On veut bien d'un acteur, on ne veut pas d'un voleur sans valeur. Claude se tient à carreaux devant la compagnie sociale. Noël est le confident de la Beurette. Il y a moyen. Elle est là. Noël est installé dans son rôle forcé, celui qu'il déteste, le confident avec lequel les filles discuter, mais pas au-delà. Noël est trop bien, trop travailleur pour incarner la marginalité. Claude n'est pas viril comme les tombeurs, mais il joue sur son côté marginal de la bobo attitude.
Et ça marche, dans ces milieux. Ca y est, il monte les escaliers. Il est excité comme une puce. Sa sortie du vendredi est cause sacrée. Le week-end n'est pas entamé. Il a déjà oublié son coup de pute. Il n'a pas joui. Il a zappé sa voile et sa vapeur. Il boit pour réfuter sa déviance. Il sort pour s'évader de son corps damné. Il hait dans l'alcool et dans la socialité. C'est un esprit mou dans un corps guindé. Il se méprise, il déteste sa mère. Il entretient avec son père les rapports de l'abandonné avec le dégradé. Le réprouvé. Le pauvre type. Quand on lui parle de son père, il explique que c'est un paumé. Ca fait son effet sur l'assistance. Sauf quand il précise que le père maudit et abruti occupe le poste de dirlo à la Sécurité sociale d'Eonville. Subitement, le couac s'annonce.
Claude n'en est pas à un mensonge près. Sa vie est construite sur le mensonge. Il n'a pas décidé. Il a passé son temps à jouer le rôle de l'autre. Il fait du théâtre quotidien. Il a son personnage social. Avec les étudiants de son milieu, ça passe, vu qu'ils ne prêtent pas attention à d'autres réalités que l'apparence. Claude est juste paumé plus que son père. Il est démasqué sur le terme terne. Son ex l'a pris pour un bidon. Mais ce n'est pas un bidon. C'est un refoulé qui vire au foulé. Il souffre. Sa mère ne veut pas comprendre. Son entourage ne soupçonne pas. Il n'est pas amoureux d'Alain. Il veut qu'on comprenne son drame. Ne pas pouvoir rester avec une fille parce qu'on est bi, c'est drôle? Les sautes d'humeur, c'est comique? L'exclusion intérieure est bien pire que la marginalisation sociale.
"Non!!!"
Noël est en bas de l'immeuble. Il loue un studio dans une résidence à deux pas de chez Claude. Il crie d'autant plus fort qu'il savait pertinemment qu'il allait tomber sur Claude. Peut-être même qu'il l'attendait.
"Trop fort!!!"
Il se complait dans un rôle d'amplificateur et d'exagérateur toujours enthousiaste et toujours débordant de vitalité. Dans la vie, il ne faut pas seulement être positif; il faut aussi être énergique, plus fort, plus haut, tonique. Noël y parvient sans effort pour le moment.
"Tu ne devineras jamais..."
Quelle surprise? Noël fait la bise à Claude. C'est très tendance en ce moment chez les jeunes apprentis bobos qui tiennent à passer pour rebelles et branchés. Si Noël apprenait qui est Claude, il l'éjecterait immédiatement, parce qu'il n'est pas homophobe, il déteste les hypocrites. Mais il ne défendrait pas pour autant Alain, parce qu'il se met toujours du côté du plus fort. Le plus fort en l'occurrence ce n'est pas le paumé Claude, c'est l'entourage social. Alain est loin, puis il n'avait qu'à pas être si facile. Quand on le voit, on sourit, avec une pointe de jalousie.
"Samia est en haut!!!"
Noël affecte d'être bourré, mais léger, tenir la distance. C'est très important : assurer en toute occasion, en donnant le sentiment qu'on sort de ses limites simplement mortelles. Claude sourit. Il va boire une bonne bière. Il espère que Sami sera sa prochaine. Il a changé son fusil d'épaule. Son ex était gentille, si fade qu'il avait fini par l'insulter. Samia n'est pas jolie comme l'ex. Mais c'est une connaissance de l'ex - et Claude jouit quand il peut faire mal. Il est certain de mal faire sur ce coup - d'autant plus qu'avec la farce téléphonique, il n'est pas du tout certain d'avoir fait mal. Samia a mauvais caractère, mais elle a du chien. Si Claude veut que ça marche avec une fille, il serait temps de changer la tactique, d'arrêter les filles consensuelles qui agréent à Maman. A force de vendanger, c'est la crise.
Le portable sonne. C'est Alain. Claude affiche un ton détaché. Pour la soirée, c'est dans deux heures. On y sera avant minuit. L'horaire affiche bien. Pas trop tard, pas trop tôt. On vit la bohème. On n'est pas des créatures, des branchés. Pour être branché, il suffit de se donner un genre, un style. En matière de style, Claude sait y faire. C'est son personnage. Bras dessus, bras dessous, il monte avec Noël. Ils ne prennent pas l'ascenseur, c'est pour les vieux. Au salon, sur un pouf cuir acheté au Maroc, Samia écoute un morceau de rock marocain. Très important la musique underground et métisse, les mixages entre cultures. On n'est pas raciste, on est in, on est on, on est si.
Qu'est-ce qu'un pervers? On est assujetti à la loi. Claude est au-desus des lois. Il est un personnage qui crée ses propres valeurs. Il aime Nietzsche, il ne lit jamais. Ce soir, il va boire. Chaque fois il vomit et tripe mal. Il arrive à cacher ses mauvais délires aux autres, mais il se fait chambrer. S'ils savaient pourquoi il part en vrille : il boit pour oublier, il se bourre un peu trop, il décolle pour se donner une consistance. Et alors que la griserie de l'ivresse lui procure la sensation d'ailleurs, il se prend en pleine face sa bisexualité. Il devient fou. Il regarde autour de lui. Il faut faire semblant. Personne ne comprendrait. Il va se griller. Il faut assurer.
"Salut..."
Samia est radieuse avec son nez de chameau et son menton pointu. Claude sent le coup. Il excelle pour déceler les faiblesses. Question de caractère. Il va vivre son gris amour. Il sent que ce sera intense. Peu importe que ce soit passionnel, conflictuel, fusionnel, masochiste... L'important est de ne plus vivre le ras-le-bol d'une mijaurée plate et conventionnelle, rien dans le cerveau. L'important, c'est de réussir à oublier. Un rhum, une téquila, une vanne, un oreiller. C'est si bon, la vie, quand on oublie.

dimanche 25 septembre 2011

Fête des enfants

Juin 20**. Début de la désintégration du système financier, économique, social, politique, culturel, religieux mondial. C'est la fin. Pas la fin du monde. Pas la fin de l'homme. Juste la fin du système libéral occidental. Les gens s'ébattent dans un système moribond. Ils sont heureux de leur démocratie, de leurs institutions, de leur liberté de parole. Ils font la fête, ils s'amusent. L'été, ils se réunissent autour d'un barbecue avec bière. Ils papotent de choses insignifiantes, de boulot, gosses, le scandale d'adultère chez la voisine qui divorce.
C'est comme dans le Titanic : le bateau coule, des passagers font la fête. Les gens ont refusé que leur vie s'effondre. Les gens ont réfuté les crises, les complots,  la décadence se produit sans opposition. Les gens qui devraient réagir continuent à vivre comme si de rien n'était - même avec une insouciance qui semblerait du défi. Les gens sont aveugles - trop corrompus. Ils se sont trop amusés. Ils ont perdu les repères.
Pourquoi un système s'effondre-t-il? Les gens de l'intérieur se sont tus, ont passé des compromissions. Le compromis les a empoisonnés. Ils sont lâches, passifs, veules. Ils reçoivent les dividendes de la loi du plus fort; le pacte de Faust; la peau de chagrin. En échange, ils se taisent devant les crimes lointains. Luc Méribel est jeune Assistant neurologue à l'Hôpital Universitaire d'Eonville, un des principaux centres médicaux de France. Il a réussi sa vie. Il sera médecin et dominera de manière équilibrée dans le système. Une dominateur moyen et brillant. Pas le profil du milliardaire à col blanc qui à l'heure mondialisée extorque les vies.
Luc est bobo cool. Il s'habille avec distinction, cultive une nonchalance. Ce soir, il retrouve ses amis autour d'un barbecue qu'il a organisé chez lui, dans sa villa. Est arrivé le pote de lycée Abdel, l'Arabe de la bande, chic type - régal. Il a acheté une petite maison dans le quartier huppé d'Eonville, typique des bobos, une colline des environs où l'on vit la ville à la campagne. Abdel est le Rebeu qui a réussi. Il intervient dans l'informatique. Il travaille comme technicien supérieur, il finira ingénieur. C'est son ambition. Il est marié à une institutrice, Nathalie, la pimpante qui après avoir étudié sérieusement s'est marié pour fonder la famille-modèle, trois enfants, une fille si possible - et roule la vie jusqu'à la retraite.
Après, on verra, les coups durs commencent, les pépins de santé, les décès brutaux. Mais on n'y pense pas. Le but de la vie, c'est bonheur dans sa famille, avec sa maison et son bel horizon - préoccupations privées. Pour ce genre de fille très gentille, les questions politiques sont superfétatoires, obscènes. Si l'interlocuteur est sérieux, on hausse les sourcils et on frise l'incompréhension - sévère. La politique, c'est plus qu'inutile, très lointain.
Luc reçoit avec sa compagne Céline, une grande brune brillante, qui s'est lancée dans une prometteuse carrière de neurologue (elle aussi) à l'Hôpital. Elle ne travaille pas pour le fric, contrairement à certains chirurgiens de l'esthétique. Son truc, c'est la recherche. Elle brûle de découvrir des avancées dans des pathologies rares. Sa spécialité, c'est la sclérose en plaques. Une tante se trouve atteinte de cette maladie, toujours fatiguée, à peu près debout. Elle deviendra la chercheuse qui a sauvé les sépiens en trouvant un remède. Le rêve. Ou sinon, la cause de la SEP. Le pied.
Quand les toubibs reçoivent leurs amis, c'est en petit comité. Reste le troisième couple. Un ami d'enfance de Luc. Claude Delacampagne. Il est venu avec sa copine du moment, une bombe sexuelle qui a travaillé avec lui en tant que secrétaire médicale. Il est dentiste, il court le fric. Il se la pète à mort. Il change de gonzesse tous les trois mois. Il les recrute sur des critères très profonds : la plastique, la sveltesse, la brunesse. Rien à dire. Il a bûché pour finir dentiste. Le pognon de la carie. C'est un esprit médiocre et bourgeois. Il travaille dans une niche : profession dentiste. Il empile l'argent en se condamnant à la paresse intellectuelle. L'inverse de Céline.
Ces trois couples se retrouvent autour de la conviction qu'ils appartiennent à l'élite bourgeoise de France. Ils ont réussi, ils sont branchés, ils travaillent dur, bonne conscience. Le reste, pas demander, pas chercher, pas interroger. Pas de curiosité. Pas abuser. Eonville, ville moyenne et province. Pas dominer, s'en sortir par le haut. On fait partie de la caste des médecins. On a en commun de parler de problèmes privés, à condition que les sujets ne dérivent jamais vers la politique. Le grand repoussoir. Ca ne sert à rien. L'indifférence est la meilleure des âmes.
Luc lancerait bien le débat de la guerre en Libye. Il commence timidement.
"Vous avez vu en Afghanistan?"
Politisé, Luc. Trop. Personne ne répond. Claude se ressert des tomates nature, que Luc cultive personnellement. On nage dans le confort biobio. Les oiseaux gazouillent. Abdel improvise, devant le silence gêné :
"Vous faites quand un gosse?"
La compagnie rit. Oublier le sujet qui contrarie. Avec le vin, ça ferait tache. Luc abonde sur le sujet. Les femmes parlent entre elles. Céline s'y met. Elle est en grande discussion avec Nathalie, à fond dedans. Le rêve, les marmots. Le reste est important, au service des enfants. C'est si beau, un mère. La vocation de Nathalie. Elle a toujours rêvé d'élever ses enfants. Elle est valorisée en tant que mère. Abdel apprécie. Les femmes aussi. La mère pure constituerait une régression. Mais la femme qui concilie son travail et son rôle de mère, chapeau. Applaudissements. Bis repetita.
Luc a une idée :
"On a une proposition..."
Là, on l'écoute. L'assistance dévisage fiévreusement Céline. Luc propose, l'assemblée dispose.
"Nous allons soutenir nos thèses d'ici deux mois..."
Silence sérieux. Qui ignorerait ce haut fait, qui nimbe de prestige Luc et Céline - des gens si convenables - des toubibs qui ont réussi?
"Nous allons organiser une petite réception. Vous serez conviés..."
Applaudissements garantis. Enthousiasme débridé. Claude se lève. C'est le plus chaleureux. Il lance une bise confraternelle à son ami Luc. Ils se connaissent depuis la Faculté de médecine. Il tient à garder cet ami cher et sincère. Abdel n'est pas en reste, et bientôt chacun congratule chacun. On ne sait pas trop pourquoi. On se sent tellement heureux de se retrouver en petit comité, inter pares. Retour à la normal : le privé aide à se sentir entre amis. Le politique déstabilise, installe une mauvaise ambiance et favorise les dissensions, entre ceux qui ne pensent qu'à eux et ceux qui essayent de mal penser - aux autres. Laisse tomber les autres. Pense à ta situation, à tes enfants, ta femme. Pense à ta profession. A tes amis. Après, c'est fini. Le reste sans importance.
Céline rayonne. Elle se détend, pourvu qu'elle puisse ensuite étudier. Quand elle a un projet en tête, elle entend le réaliser coûte que coûte. Nathalie se sent un peu délaissée par l'assemblée. Elle ne nourrit aucun projet prestigieux, donc elle nage en marges. Elle plane aux antipodes de la vie sociale du toubib. Une institutrice qui travaille a fini sa formation et est lancée dans les activités professionnelles, auxquelles elle ajoute la vie de famille. Elle n'a pas le temps de s'occuper de compléments de formation - ou c'est rare. Les médecins autour de cette table sont eux au contraire en constante recherche, du fait qu'ils ont réussi leur internat et qu'ils poursuivent sans cesse de nouveaux projets.
Cela leur donne un brillant qu'elle n'a pas. elle n'en souffre pas; elle trouve le sujet superflu. Abdel est trop heureux. Abdel est quelqu'un de très sociable et altruiste. Deux qualités pour lesquelles Nathalie sort avec lui. Il est heureux d'être en compagnie de gens brillants et il se flatte de sa simplicité. Par rapport à ses parents et à ses frères, il a bien réussi. Il a mené ses études et maintenant il gère pépère. Le vrai jaloux serait sans doute l'ami d'enfance - Claude Delacampagne. Mêmes origines bourgeoises que Luc, mais il a tout misé sur la frime : son pouvoir social. Il n'a pas réussi médecine et il s'est rabattu sur la solution du moindre mal : dentaire.
C'est un travail assez intéressant, surtout très bien payé - la principale raison du prestige social dont bénéficient les dentistes. Lui non plus n'a pas de progression intellectuelle à proposer. Il se contente d'accumuler les remplacements lucratifs jusqu'à ce qu'il intègre une place dans un cabinet dentaire et qu'il accumule les milliers d'euros mensuels. Il décide frustré de trouver prétexte pour ne pas venir. Il n'a pas vraiment de but dans la vie, sauf de sortir avec les plus belles femmes possibles, histoire de justifier de son travail prestigieux. Le reste suivra. Mais il se fiche de tout. Les enfants ne sont pas son truc. C'est beaucoup de temps à consacrer, peu de retour sur investissement - par rapport à sa propre personne.
Ce que Claude recherche, c'est le prestige social. Il est tellement imbibé par son obsession qu'il prend l'intelligence pour une donnée de réussite typiquement social. Le type intelligent, c'est celui qui réussit socialement - plus que le riche. Être riche est cadeau, être intelligent est un accessoire. En dilettante féru d'élégances, Claude aime beaucoup les accessoires. Il ressent rance l'impression de passer pour un blaireau auprès de sa conquête du moment. Son accessoire privilégié de soirée et de mondanités. La réussite académique de Céline ne lui pèse guère, car il a décrété que c'était une tête de la recherche médicale et qu'il n'envie pas du tout les rats de laboratoire (c'est son expression). Et puis, elle aime trop la continuité et le clame pour lui. Pas assez la fête et les paillettes.
Par contre, la destinée de Luc l'émoustille. Ils se connaissent depuis la première année de l'école élémentaire. Il est jaloux parce qu'il est proche de lui. Il a tout fait comme lui, simplement en moins bien. Luc est son alter ego, en mieux. Il est moins intelligent, moins brillant, moins performant. Il est trop péteux. Il souffrirait presque de son infirmité de snob médical, s'il pouvait formuler son manque. Confronté au déni de sa condition, il n'a d'autre choix que de l'exprimer par la jalousie. Il détruit sa propre erreur. Il errera dans son coin, à vieillir en séducteur. Il se casera avec une collègue, aura des enfants dont il ne s'occupera guère, pourvu qu'ils réussissent - socialement.
Abdel se lève tout sourire, un toast à la coupe. Il ne boit pas de vin, mais pour s'intégrer socialement, il s'est saisi d'un verre de jus d'ananas. Personne ne s'occupe du régime musulman d'Abdel. Luc sait qu'il ne mange pas de porc et que les règles de l'hospitalité élémentaire lui dictent de respecter le régime musulman de son ami. Pas question de manquer de savoir-vivre. Dans les milieux qui réussissent, il ne s'agit pas de passer pour un réactionnaire. On est ouvert, on est au vent.
"Un toast à la réussite de mes amis Luc et Céline! A leurs thèses, longues carrières et longue vie!"
Abdel s'est spécialisé dans les voeux et les toasts. Le bon camarade est soldat à la solde. C'est pour cette raison que Nathalie s'est mariée avec lui. Il est populaire, il est consensuel, il est du côté des gagnants. Les amis rêvent ravis. Nous sommes en plein dans la pire crise traversée par l'homme. Pour se relever, il faut l'affronter; quitter le désir, la complétude, le cauchemar. Se coltiner le changement. Croître et croire. Des milliers de victimes se font massacrer. Libye, Soudan, Côte d'Ivoire... Ici, Eonville, on s'amuse. On se gargarise. On oublie le danger. On oublie le péril. On sera submergé? La guerre à force de mirages? Plus tard, que penseront les suivants? C'est pas grave. L'important : vivre la belle époque. La Belle Epoque était réduite à quelques privilégiés. La prospérité de notre époque s'est plus étendue. Notre déni de déclin s'ancre sur la peur d'affronter la réalité. Le réel : le changement ne sera pas favorable aux favorisés actuels. Notre désir : nous ne changerons pas - si peu.

mercredi 24 août 2011

Au fait de la glaire

Comment s'appelle-t-elle - déjà? Luc Méribel part dans sa grosse limousine. Enfin, ex-maire. Notre huile socialiste tendance ultralibérale vient d'être nommée ministre du Gouvernement sous le patronage bienveillant de son leader socialiste, le protestant rigoriste Claude Delacampagne. Lecteur, arrête-toi un instant dans le cours de la fiction. Nous vivons une drôle d'époque opaque. Fin du vingtième siècle chrétien, environ quinze ans avant la Grande Crise qui nous éteint. Le règne de l'argent facile, l'époque du monétarisme triomphant. Luc Méribel est l'incarnation hypocrite de ce mythe du mensonge, la domination et la débauche. Luc représente le leader socialo moderne, la réussite du socialisme ultralibéral, comme si on pouvait rapprocher le socialisme avec le libéralisme.

Comment s'appelle-t-elle - déjà? Méribel vient de prononcer son dernier discours de maire. Il cède son poste à son fidèle adjoint, son frère Alain. Tout va bien. Nos hype socialos tiennent le fief d'Eonville. Luc est le ministre de l'Economie. C'est un personnage considéré. Il est marié avec l'une des journalistes les plus médiatiques du milieu, très belle, très riche, très smart. Il est sioniste impénitent, comme sa femme. Il a fondé plusieurs clubs libéraux-socialistes, qui n'ont pas seulement une vocation franco-française, mais qui lorgnent sur l'Europe, les Etats-Unis. Luc appartient à de nombreux think tanks anglo-saxons.

Il a été universitaire remarqué, nommé dans les plus belles universités des Etats-Unis. Peu importe qu'il ait été patronné par des notables du milieu le plus ultraconservateur US. Luc n'a pas d'odeur. Il propose une race identitaire de son âge : se faire passer pour socialiste alors qu'il applique l'ultralibéralisme. Le laissez-fard absolu. On parle de lui comme le possible futur président de la République. L'espoir ultrasocialo. Il entretient un carnet d'adresses phénoménal. Il serait un beau parti pour les milieux des affaires, les cercles de grands patrons qui suivant le vent penchent généreusement vers la gauche libérale.


Le pire, Alain croit en lui. C'est mieux qu'en ses idées. Ses collègues et concurrents font comme lui. Il a contribué à remplacer le sentiment moral par l'intérêt. Son intérêt. Son utilité. Il réussit. Son frère est son second. Sa femme l'admire. Ils ne se sont jamais rien avoués, mais elle est là pour le prestige de la fonction présidentielle. Être mariée avec le futur président, c'est encore plus remarquable que de s'afficher en compagnie d'un ministre, même aussi puissant que Luc. Luc possède une image dans la population : sérieux, travailleur, compétent. C'est un nouveau dirigeant, de la race qui côtoie les milieux financiers de haut vol.

Comment s'appelle-t-elle - déjà? Il est dur, il cloisonne entre vie professionnelle et privée. Dans la vie professionnelle, il jouit d'une réputation flatteuse, travailleur acharné, polyvalent et brillant. On dit de lui : c'est un serviteur exemplaire, qu'il possède cette faculté rare de transférer la mentalité de la haute finance vers la politique. On oublie que Luc est un vassal des financiers; on se souvient qu'il brille. Pourquoi Luc est-il reparti aussi précipitamment de sa chaire, son pupitre, son micro, son discours-fleuve, ses adieux à la mairie?

Luc cultive son dilettantisme : musarder et batifoler en plein coeur de sa profession trépidante. Entre les discours d'adieu et le grand dîner à l'Hôtel de Ville, il s'est éclipsé. On ne lui en tiendra pas rigueur. Les militants et les citoyens qui entendront se répandre la rumeur expliqueront cette éclipse passagère par le repos le plus naturel. Quand on détient autant de responsabilités harassantes au service du bien commun, il est normal de se reposer. C'est ce que Luc se murmure aussi. Les mieux informés rient sous cape : Luc a beau être marié avec un beau parti, c'est un coureur de jupons invétéré. Et pourquoi s'en offusquer? Moralisme et pudibonderie ne sont pas les mamelles du socialisme branché...

Pourquoi confondre comme chez la piétaille anglo-saxonne la sacrosainte vie privée avec la morale publique? En quittant l'estrade, Luc a repéré une Blackette sympatoche. En regardant bien, il aura distingué une métisse. Luc s'en fout. Pas facho, il est socialo : peu importe - la loi du plus fort. Les Blacks, métisses ou pas, font fantasmer le décoincé (c'est comme ça que Luc se voit). Elles incarnent l'idéal de la jouissance brute (pas sauvage). Luc fonce comme un butor, un taureau, ivre de reconnaissance. Toute sa vie se joue. Sa femme : désir de puissance. Son dévouement politique : désir de puissance. Il faut bien se déstresser de temps en temps. Qu'il se soulage. Séduire ce qui bouge. Le peuple ne peut pas comprendre, mais Luc est resté un hédoniste qui brille par son intelligence.

Un bûcheur qui a besoin d'abattre de la besogne. Luc est massif. Un coup de taureau, un buste de stentor, cent kilos d'énergie. Pas de graisse à brûler. Luc a trouvé dans le sexe le moyen de passer son anxiété. Il a réussi à force de potasser l'économie, au point qu'on le considère comme le plus compétent des politiciens économistes. Une perf. Il allie l'excellence académique avec l'habileté politicienne. Il se montre flatté de sa réputation : trousseur de jupons amateur de bonne chère.

Comment s'appelle-t-elle - déjà? Les femmes sont sa soupape de répression pour tenir le coup, le rythme des postes, les voyages incessants, les palaces impersonnels. Le monde rêve de dolce vita, Luc a trouvé la parade au luxe : la luxure. La débauche embauche, avec la complicité de sa femme. Il court les clubs libertins chics, les partouzes bourgeoises. Depuis trente ans, il cumule les maîtresses. En plus de sa femme pour la galerie, il entretient une soubrette pour donner de l'air - plus des coups à droite à gauche, en général lorsqu'il donne des conférences.

Heureuse (sur)prise : le père de la Blackette fonce sur lui. Avec sa fille! Luc tient sa prochaine maîtresse. Confirmation : c'est une métisse. Son père est un militant de longue souche d'Eonville. Aveuglé par l'aura de notre Luc qui dore ce qu'il touche, l'immigré du Dahomey est honoré. Ne pas repasser. Bonne pioche : l'immigré lui présente sa fille. File dans ta chambre. Le père est l'entremetteur. Il admire tellement Luc, le Candidat ouvert et prometteur. Très important pour un immigré du Dahomey, la reconnaissance. Une vie de mépris. C'est dans la poche. Le vieux séducteur impénitent. Il baragouine le père, ravi qu'un candidat à la présidentielle lui accorde son attention et sa considération. Le Noir enfin considéré : vive l'oligarchie.

Comment s'appelle-t-elle? Puis il embrasse la fille. Tactique d'approche. Elle sourit. Quand il lui tient la main, comme un vieux candidat en campagne, elle ne se défile pas. Elle le regarde droit dans les yeux. Jeune, fraîche. Juvénile, gracile. Futile, attirée par l'or, les paillettes. Tel père, telle fille. La fille personnifie l'appétit de réussite sociale et professionnelle du père. Luc sait : il va la revoir. Il va l'emmener à l'hôtel. Toujours la rengaine, avec les gonzesses : quand on est connu, médiatique, la politique, le pouvoir de séduction se situe au zénith. Aphrodisiaque top. Luc n'a plus qu'à s'éclipser. Il fait ce qu'il a toujours su : baratiner un max histoire qu'on le trouve proche des militants.

Près du peuple. Il s'en fout, il relève de l'élite. Il domine - les militants, les électeurs, les peuples. Il couche des soubrettes, il tchatche des prolos, de préférence Arabes ou Noirs. le peuple est son tiroir-caisse. Luc mentalité élitiste : la majorité sert les élus. Il en fait - parti. Bon, il ne croit pas en Dieu. Si Dieu n'existe pas, tout est béni. Il est socialiste au fait - il est matérialiste. Pas de temps pour affronter ses idéaux. Il fonce vers l'hôtel de luxe. Passe-temps favori. Il va retrouver... Bon sang, il ne sait même pas son prénom. Comment s'appelle-t-elle - déjà?

Le père le lui a dit, tout à l'heure, quand il faisait semblant de l'écouter. Le père s'est cru puissant. Les Africains ont un passé d'esclavagisme, colonialisme, impérialisme : ils sont victimes - de la mode. Ils ont intégré la violence de la domination. Ils aiment les maîtres, pas les esclaves. Le père aime Luc, sans savoir pour sa fille. Bon sang, comment s'appelle-t-elle? Il y avait trop de monde, trop de bruit, trop de strass dans le tohu-bohu de l'après-discours. Trop de mains à serrer en s'éclipsant. Ne pas se rappeler du prénom, l'omission avouée ferait tache. Luc tient à sa mémoire et à montrer - qu'on peut concilier l'intelligence avec le tact. Toujours se montrer courtois, exquis, délicieux. Luc est un gentleman social, qui se fout des autres qui ne peuvent rien lui apporter.

Le père pouvait lui apporter sa fille : intéressant larbin. Judicieux séide. Les autres sont à sa botte. Ne comptent que les apparences. Il ne dédaigne pas à l'occasion, pour se détendre, de jouer aux échecs avec deux philosophes déjantés et nihilistes, qui lui serinent que seules les apparences existent. Luc a un chauffeur, dont il ne change jamais entre ses différents mandats. C'est d'autant plus pratique qu'il s'agit d'un vieil ami - dépannage grassement rémunéré. Luc entretient le culte des amis. Ce sont des proches, du milieu de la communication, de la publicité ou des affaires qui lui ouvrent gracieusement des appartements quand il a besoin de recevoir une poule. On sait : Luc vous le revaudra. C'est un être généreux : un formidable homme de réseaux. Une toile d'araignée ambulante.

Le chauffeur le connaît si bien que nul n'est besoin pour Luc de préciser l'adresse où il entend se diriger. Une habitude chez Luc : après chaque discours, il a besoin d'un bon réconfort. des fois, la jeune femme attendait directement derrière la voiture. Le chauffeur se taisait. Il n'est pas là pour poser des questions - d'autant qu'il connaît son Luc sur le bout des ongles. Quand Luc a plus de temps, il emmène ses conquêtes dans cet hôtel, un luxueux et discret palace, une chambre d'hôtes. Comment s'appelle-t-elle, bordel?

L'endroit se situe dans une petite ruelle derrière la cathédrale - inaperçu. Luc le Vénitien aime l'incognito. C'est le bon endroit pour dormir. Tout confort, discrétion assurée. La patronne est à l'image de Luc : luxe et progressisme. Elle émarge sans souci au rayon des bobos à l'aise. Elle se targue d'une amitié avec Luc. Lui laisse dire. Il a quitté Eonville, mais quand il revient dans son fief, il aime se ressourcer ici. Un air de maison cossue, pas d'hôtel ouvert aux vents. Personne ne vient, pas de journalistes, pas d'oreilles indiscrètes. La patronne est la seule à témoigner.

Elle s'amuse des aventures extraconjugales de Luc. Quand on joue à l'aristo, on est à cheval sur les élégances. La morale ennuie. La voiture s'arrête, le chauffeur part prévenir la propriétaire. Programme rôdé : deux verres d'apéro, une table retirée, de l'ombre et des oeillades, direction la chambre. Toujours la même suite, la plus luxueuse, la plus discrète. Luc dispose d'émoluments qui lui autorisent la triple vie à l'abri du besoin. Il sort de la limousine, itinéraire huilé, rentre dans l'hôtel, part prendre une douche. A la fin de l'envoi, je couche.

Si certains clients le reconnaissaient, il serait une ombre furtive partie se ressourcer avant la réception du soir. Pas de ragots, ni d'ergots. Le chauffeur est parti chercher la dulcinée. Elle attend devant la réception, nul doute. Pas de prénom, encore moins de nom. Luc aime sa fille, amis les femmes sont des objets. Une métisse à l'air innocent, pas vraiment laide - ni jolie, la fille d'un militant socialiste ayant le bon goût d'être Noir diplômé. Elle aussi fera son chemin dans la vie. Elle sort de bonnes études, discipline stricte, solides diplômes, elle est attirée par les hommes riches et influents. Elle fera du chemin, cette petite.

Comment diable s'appelle-t-elle? Luc n'a pas l'intention d'aller au-delà d'un soir. Avec ces jeunettes, au départ, elles se montrent fascinées et dociles; puis elles se rebellent, en viennent aux reproches et aux exigences capricieuses. Luc est très fier de son impunité. Il peut tout se permettre, il se tient au-dessus des lois. Ce qui chez un autre passerait pour de la malhonnêteté et de la fourberie, chez lui, c'est bonus - ou cadeau. Dans cette époque de fric facile et d'impérialisme triomphant, Luc est l'incarnation de l'oligarque au pouvoir. Il vit dans le luxe, il a du succès - politique, médiatique et social.

Il se croit au-dessus des lois. Au-dessus des femmes. Au-desus des autres. Il sourit, rit, s'ébaubit. Il ne prend pas en compte la réalité. Il est le roi, le dieu, le trésor. Il prend des pilules pour ne plus dormir, encaisser les décalages horaires, les agendas surchargés, les réunions entre deux continents. Dérives d'amphétamines. Ses admirateurs louent à mots couverts et choisis son appétit sexuel qui serait la preuve de sa joie de vivre et de sa supériorité de nature. Oligarque orgiaque, il ingurgite aussi des pilules pour doper sa libido. Il compte de bons toubibs. Il est servi par des conseillers en com' d'excellence.

La vie roule pour lui. Seul problème : il ne se sent à l'aise nul part. La politique l'ennuie vite. L'économie est un mirage masqué. Les badinages laissent un goût amer : toujours mentir se révèle fatigant. Les femmes ne méritent pas qu'on leur consacre plus d'un quart d'heure. Luc est envahi par ces garces. L'enseignement supérieur est une course aux honneurs sous couvert d'excellence académique. On se méprise à force de servir le pouvoir intellectuel. Luc aussi s'amuse, la fête, joue aux échecs, la tête, voire au ping-pong, la bête. Ce n'est jamais longtemps.

Il a besoin d'honneurs, de travail. Il se déculpabilise avec le sentiment de tuer le temps. Les femmes sont son - dérivatif. Il perd son temps. Comment s'appelle-t-elle déjà? Encore une passade, encore de la poudre aux yeux. On lui envie sa position au-dessus des lois. Il fait la loi? Lui ne s'en amuse guère. L'impunité est relative. Un jour, il tombera. Quand ses soutiens ne seront plus aussi puissants, on ressortira les affaires. Corruption, magouilles, pots de vin. Abus de biens. Les femmes - la panne. Les femmes feront tomber le tombeur dans la tombe. Un, deux témoignages sentis, quelques accusations salaces, sa réputation sera détruite.

Il ne pourra plus se présenter à une élection. Il sera l'objet de la réprobation générale. On le traitera de salaud. Les féministes enragées lui feront la chasse. Les femmes le jugeront sans classe. Les hommes estimeront qu'il est trop déséquilibré pour diriger un pays aussi imposant que la France. Il sera la bête à courre, l'homme à abattre, le cerf et valet. L'ancien oligarque dont la tête a roulé sur le billot des intrigues mondaines. C'est cela, le règne de l'impunité : un jour on est en haut, le surlendemain, tout en bas.

lundi 13 juin 2011

Retour en farce

Dahomey, Cadjehoun, capitale. Le Révérend Noël Condam est le très grand et très haut représentant de l'hérésie chrétienne des Anges Purs dans toute l'Afrique francophone. Sa première femme (il en a trois) est revenue dans sa maison natale, la maison familiale, la maison où elle a grandi. La grande soeur a tué le mouton pour fêter son départ pour la France. Son retour. La grande soeur est maniaco-dépressive, la petite neurasthénique. Maman Thierry porte le nom de son premier fils - tradition au Dahomey. Le Révérend s'est rendu au repas avec son petit frère, un professeur influent qui dispense à l'Université de Cadjehoun les mathématiques et qui a ouvert un lycée privé dans lequel on enseigne aux enfants riches du pays (ceux qui payent l'inscription, les autres iront pointer à l'école publique).
Le Révérend, sa femme et son frère sont admirés. Tout ce que dit le Révérend est approuvé. Il a de l'argent, un poste, un train de vie. Maman Thierry est accompagnée de sa réussite la plus chère, son fiston Thierry millionnaire, un affairiste qui a fait fortune dans le textile et qui se diversifie dans l'agro-alimentaire. Thierry entretient trois femmes et collectionne plusieurs voitures de luxe. Plusieurs maisons, plusieurs domestiques. Il tient à être resté simple. Il se montre attaché à ses parents, sa famille, ses traditions.
Il se la pète à mort dans le traditionalisme. Son truc, c'est de financer l'Église de Papa Révérend. Comme Papa a repris l'héritage de Papi, Thierry le fils prodige reprendra le flambeau de Papa. Si Dieu le veut, il laissera les affaires vers la soixantaine et se lancera dans le religieux. Le religieux est plus important que le fric. Le fric, c'est solide, mais au Dahomey, quand on domine dans le religieux, on domine plus que dans l'argent. Avec ce qu'il a mis de côté, Thierry a les moyens de sa retraite. Thierry se reconvertira dans le religieux. Une vocation prestigieuse et à la mode.
Grâce à Grande Soeur, on a tué un agneau. Grâce à Papa, on lance la prière. Une nièce de France accompagne la famille. Elle a ramené son mari, un Blanc/Yovo. Derrière la tablée, la vieille veille. La maman des mamans. La maman de Maman Titi. Elle a passé les quatre-vingt-dix ans, elle n'a plus rien à perdre. Elle est de confession méthodiste. Elle manifeste de la reconnaissance pour Papa Révérend. Au Dahomey, on respecte toutes les confessions. Sa fille a réussi un beau mariage. Elle est mariée avec le Révérend. Pas de rejet, pas d'excommunication, pas de secte, ni d'accusation.
Après la prière, le mouton est délicieux. On l'accompagne d'une pâte de maïs, asrokui, c'est la fête. On parle politique. Le Révérend se situe côté pouvoir. C'est son repère. Son Eglise est reconnue par le pouvoir. Au Dahomey notamment. C'est la fête. Dieu est grand. Papa a été reçu en grande pompe par le Président de la République. Il le défend becs et ongles. Pour cette raison, mais aussi parce que les puissants ont toujours raison. Le Blanc écoute, fasciné.
Il est gentil, ouvert, tolérant, poli, intelligent. Passionné par l'Afrique, terre de la joie et l'hospitalité. C'est un Blanc anticolonialiste. Il est révolté contre l'esclavage. Il est plein de bons sentiments. Il hoche la tête poliment. En Occident, plein de Blancs sont armés de bons sentiments, prêts à des semaines d'humanitaire pour que la Terre-mère retrouve sa prodigalité inépuisable. Le Président a été réélu récemment, suite à des accusations de trucage. Le Blanc pose la question qui fâche.
"Ne pourrait-on pas dire que le Président est un démocrate contestable?"
Le Révérend rit. Il ne répond pas. Son frère s'en charge.
"Nous remercions la France de l'aide qu'elle a apportée au Dahomey..."
Les Français ont soutenu le Président et ont contribué à son maintien à la tête de l'Etat. Le Blanc est choqué : il n'a pas l'habitude de défendre les colons. En France, il se serait enflammé. Il ose à peine répondre, décontenancé que des Noirs soutiennent le néocolonialisme. Le fils prend la relève. Thierry est sans complexe. Il fait du chiffre, il est très pieux. Il n'a aucune raison de culpabiliser à propos de quoi que ce soit. Il se sent tellement droit dans ses espadrilles de jeune premier qu'il est un polygame fer de l'être et convaincu de la justesse de ses pratiques.
"Les Français ont permis au Dahomey de continuer à vivre la tête hors de l'eau..."
Il a de l'oseille, il ne s'exprime pas très clairement en français.
"Nous remercions la France. Pourtant, je n'aime pas l'action des Français..."
Serait-il enfin un brin critique?
"Sans eux, la démocratie au Dahomey aurait coulé..."
Il y a eu des manifestations, des débuts d'émeute. La France est intervenue avec de l'argent et de la nourriture. La Dahomey doit rester une terre calme. Pays de paix. Maman Titi ne parle pas. Elle se tait et mange. Les femmes ne parlent pas de politique. La Maman des mamans ne comprend pas le français. La grande soeur est tellement heureuse de revenir en France qu'elle sourit à la cantonade, machinalement. La politique, elle ne comprend pas. Parce qu'elle est Française et qu'elle refuse la soumission sexiste, elle prend la parole.
"Moi, je suis du côté du Président et des Français..."
Le Professeur de mathématique hoche la tête. Il habite le quartier présidentiel. Il a déjà été reçu par le Président et sa Dame. Chacun sait que la Première Dame est la Première femme. Le Président est un alcoolique qui court les pépettes au point qu'il ne les compte plus. Ca, prière de ne pas le dire.
"Le Dahomey est passé près de la guerre civile..."
Il a eu chaud. Son établissement fermé, il aurait pu cesser ses juteux investissements. Thierry le conseille et s'est associé avec lui. Les deux achètent des boulangeries à Cadjehoun et se lancent dans le textile. Thierry propose des coûts de revient imbattables. Mieux qu'en Asie. Il a un secret : il fait travailler les gosses et les femmes pour des bouchées de pain. En Afrique, il n'y a pas plus esclavagiste que l'Africain du coin. Le Professeur a de quoi avoir peur. Deux et deux font quatre. Thierry n'a pas peur.
Il croise les mains comme s'il priait en secret. Il cultive une dégaine de dragueur pieux, sagement parfumé, très propre sur lui, l'air confiant, le gars à qui la vie réussit sans faille.
"Les Français ont eu raison : sans eux, le Bénin aurait perdu son commerce, c'est la base de la démocratie..."
Comme le Blanc essaye de protester, Thierry ajoute, l'air du prédicateur :
"Si les Français aident les Dahoméens qui réussissent, je suis du côté des Français. L'Afrique a besoin des riches Africains..."
Son Père le Révérend approuve. Il est tellement content de la tirade filiale qu'il se sert un morceau de rab. Mouton, pâte. Le Révérend aime manger. Les autres enfants de Maman Titi n'ont pas réussi. L'un est mort empoisonné (la sorcellerie); l'autre est un magouilleur qui aurait mieux fait de ne pas naître. Le Révérend est impitoyable avec ceux qui ratent. Dieu est du côté de ceux qui réussissent. Il est du côté de Thierry. Le Révérend a d'autres enfants, avec d'autres femmes. Il leur a donné à manger. Il les a élevés. C'est un traditionaliste strict : tu as intérêt à travailler à l'école et à te montrer respectueux avec tes aînés. Sinon, c'est la porte ou la chicotée.
"Les Dahoméens avaient tendance à s'endormir. Les Français ont rappelé que pour sauver un peuple, il faut aider ceux qui réussissent..."
Il a l'air convaincu. Avec sa grande toge orange et sa casquette assortie vissée sur la tête, il ressemble à un OVNI maquillé. Son fils est habillé en homme d'affaires occidental. Comme il cartonne dans le textile, il tient en plus à sortir bien habillé. Il porte une chemise de grand couturier et de couleur sombre unie, avec des boutons de manchettes. Il se comporte en héritier poli/policé, le fils qui a réussi et qui est heureux de manger avec ses parents. Sa mère le couve du regard. Son père sourit quand il s'exprime.
La grande soeur prend la parole. Toujours aussi décalée. Elle n'est pas folle, elle est envoûtée. Il faut beaucoup prier. Elle ne se mêle pas de politique, seulement de Dieu. Si tu lui parles de Dieu, elle est aux anges. Elle est très proche de sa petite soeur Maman Titi. Par politesse, on va l'écouter, alors que son avis sera cinglé, banal, roboratif. Elle parle en vieille fille moraliste, pas mariée et expliquant toute chose par le jugement tout-puissant de Dieu. Elle n'est pas une adepte des Anges Purs, mais une protestante méthodiste, la religion du Papa défunt. Elle éprouve le plus profond respect pour les Anges, parce qu'ils ont de l'argent et parce qu'ils passent leur temps à prier. Aussi parce qu'ils luttent contre la puissance maléfique du vaudou et de la sorcellerie.
"Dieu n'aime pas ceux qui perdent. Les Français ont gagné parce que Dieu voulait que les Français gagnent. Les Français sont du côté de Dieu et Dieu les inspire. Moi je n'aime pas les imbéciles. Les imbéciles sont des tarés. Des damnés. Des réprouvés. Dieu a créé le monde avec peu de gens intelligents et beaucoup d'imbéciles. C'est le choix de Dieu. Si Dieu a agi ainsi, c'est qu'il ne pouvait faire autrement. Les Français ont soutenu les gens intelligents. Les Béninois qui réussissent dans les affaires sont intelligents. Et aussi ceux qui sont grands mathématiciens..."
On est presque gêné de l'éloge de grande soeur. La vieille exagère. Elle ne délire pas. On ne dit pas de mal de la grande soeur. Le Révérend se garde d'approuver. Pourtant, elle a loué Dieu et son frère même père même mère. Mais elle va trop loin - avec les Français. On veut bien soutenir les Blancs à condition qu'ils favorisent vos intérêts. La grande soeur vit en France depuis des décennies et tient le discours le plus néo-colonialiste qui soit. Elle est périmée. Elle est dépassée. Le Blanc sympa et silencieux serait révolté qu'une Blanche de France s'exprime de la sorte. Il mastique son mouton en suppliant n'importe quelle force surnaturelle de faire cesser ce discours consternant. La grande soeur n'est pas folle, elle radote. Elle répète des explications oscillant entre simplisme et mysticisme.
Thierry n'est pas d'accord avec sa Tata, mais il se tait. Sage comme un millionnaire. Personne ne contredit Tata, pas Papa. C'est la grande soeur de Maman. Titi est le fils bien élevé. Pas question de contredire son aînée. Même à côté de la plaque. En planque. Titi n'aime pas les Français et les Blancs. Pour lui, ce sont des dégénérés. Il fait du business avec eux, parce qu'ils sont les plus forts, mais il aime bien rester chez lui, dans sa famille, avec ses traditions. Il est du Dahomey, il est de Cadjehoun, il a plusieurs femmes. La vie lui sourit. Il aime manger la pâte et le crabe. Il s'ennuie quand il va en France ou en Italie.
Tata croit que les Français sont les meilleurs parce que son Papa lui a appris sa copie conforme et qu'elle récite sa leçon par coeur. Elle n'a pas changé depuis trente anas au moins. Elle n'aime pas le bazar en Afrique. Elle est du côté des ordonnés. Des plus forts. Ce ne sont plus les Blancs. Les Blancs étaient les plus forts avant. Du temps de la colonisation. Maintenant les maîtres de l'Afrique, ce sont les commerçants, et au-dessus d'eux les religieux. Les prêtres. Les hommes d'Eglise. Titi est très fier de son Père. Le Révérend symbolise en Afrique de l'ouest toutes ces hérésies chrétiennes où le messianisme est africain. Noir.
Les Africains relèvent la tête. A force de se réincarner chez des Africains, Jésus sera Noir un jour. Titi en est persuadé. Titi a une grande qualité. Il sent la vitesse du vent. Il symbolise la réussite africaine. Il a monté ses affaires. Dieu l'a béni. Maman l'a béni. Père le Révérend l'a béni. La preuve que les Anges purs ne sont pas des démons. Dieu est avec les Anges purs. Ceux qui prient. Les Africains sont supérieurs aux Blancs. Titi n'a rien contre les Blancs. Il leur est juste supérieur. Titi est un dominateur. On domine par le commerce puis par la religion. Le commerce rend prétentieux, parce que quand vous réussissez, vous dominez - personne ne vous domine. La religion rend humble, parce que vous dominez les hommes si Dieu vous élit. Mais Dieu vous dominera toujours.
Prenez le Blanc de la table. Titi sait très bien que ses frères les Noirs ont peur de lui. Sa carte d'identité, sa nationalité, ses papiers. La Tata est admirative. La Maman est craintive. Le Père est du côté de Dieu. Dieu l'a fortifié. Papa sait que le Blanc est perdu et qu'il gît dans l'erreur. Il est plein - de bons sentiments éperdus. Titi a pitié de lui. Le pauvre est loin de Dieu, loin de la vérité. Il veut aider les Africains. Les Africains n'ont pas besoin qu'on les aide Les Africains ont besoin de grandir, de se fortifier, de quitter les chaînes de l'esclavage humanitaire. Le seul moyen d'y parvenir, c'est de donner aux chefs le pouvoir.
L'Afrique aux chefs d'Afrique. Pas l'Afrique aux Africains. Ce sont les slogans des communistes, des socialistes et des nationalistes. De tous ceux qui font de la politique. Il faut faire de la religion. Dieu n'est pas pour l'égalitarisme. Dieu est pour la domination. L'oligarchie. Dieu est un électeur, pas un niveleur. Heureusement, alors qu'il a abandonné les Blancs à leur triste sort d'athées démesurés ayant pris la place de Dieu, Il a décidé d'aider les Africains après quatre cents ans d'esclavage et de colonialisme. Les Africains redresseront la tête, pas tous en même temps, mais tous pour Dieu. Les Africains sont élus par Dieu. Dieu aime les chefs et les prophètes.