vendredi 9 décembre 2011

Pour son camp


Luc Méribel est un vieux footeux maintenant. Il va sur ses quarante printemps. Il est demeuré la vedette de l'A.S. Eonville. Le club-phare de France, vu qu'il dame le pion à ses concurrents et qu'il brille sur la scène européenne. Deux Ligues des champions, un effectif impressionnant et un actionnaire richissime (un magnat de la sidérurgie indienne). On se dope on triche, c'est le lot des clubs qui veulent réussir en pro. Luc Méribel joue ailier gauche. Il avait un pied magique, il courait vite et il gagnait avec régularité pour son équipe. Il mettait des buts, il réussissait des passes, bref, c'était un cador. Quatre-vingt-dix fois international français, ne lui manque que la consécration suprême pour avoir tout gagné. Il a perdu en finale de la Coupe du monde face au Brésil.
On ne peut pas tout gagner, hein. Depuis qu'il est passé en vétéran du monde pro, trente-cinq balais, la star vit une seconde jeunesse. Il joue moins, ne se prend plus la tête et réussit de sacrées performances. L'année dernière, Eonville a gagné le Championnat de France; Luc est à l'origine des trois derniers buts de son équipe. Deux perso, une passe décisive. De quoi gonfler sa légende. Il a passé sa vie au club, c'est un joueur d'une fidélité exemplaire, les supporters adorent. Il jouit d'une réputation en or. Enfin, jouissait. Luc a vu sa renommée chuter pendant les vacances. Des tabloïds, qui étalent votre vie sur les kiosques pour le plus grand bonheur des lecteurs, ont révélé que Luc était un joueur fidèle. Pas au point de prolonger sa fidélité hors du terrain. 
Luc trompait allègrement sa femme, un mannequin qui a fondé une famille avec son footeux de mari et qui espérait qu'on pouvait avoir du fric, mener une vie de star et être un père exemplaire. Pari manqué. Luc est une vedette qui a fauté avec toutes sortes de starlettes de la télé, du show-business, parfois filles d'un soir, comme ces groupies qui gravitent dans les milieux professionnels, attirées par le charme de la médiatisation et du fric. Luc ne s'est jamais posé de questions. Quand on est footballeur, il est mauvais de se poser des questions. On rate des buts, on manque ses passes, on joue comme un pied. Luc a continué à dribbler hors du terrain.
Sur le terrain, le dribble est l'art magique, qui vous vaut l'admiration des adversaires et l'éloge des supporters. Luc était très jalousé. Les défenseurs avaient peur de lui. Maintenant, le voilà démasqué. Dribbler est aussi sa marotte en dehors des terrains? Ça s'appelle draguer les filles. Elles lui trouvaient du charme, du piquant, sveltesse et élégance, toutes qualités assez quelconques s'il n'avait été footeux. Être riche et célèbre ne vous sort pas de la beaufitude. Luc a toujours fait tomber les gonzesses. Jeune et célibataire, débutant, quand il enquillait les performances de haut vol, les filles ont commencé à affluer. Puis il est devenu international. Pire qu'une rock star. Il s'est marié. Il a fallu qu'il se cache pour accomplir ses exploits, mais en voyage ou en sélection il n'a jamais dédaigné tromper. Le train-train était trop pénible pour un international en poster. Quand on est grand, on est au-dessus des lois.
Luc, qui ne se rendait plus compte de la moyenne, a pris des habitudes plus que mauvaises. Il s'est senti tout-puissant. Des ailes avaient poussé dans le dos du diablotin. Le pire est arrivé. Son petit frère était un bon guitariste de rock. Alain Méribel. Luc avait toujours rêvé de devenir joueur de guitare, sur la mode des guitar heros. Son frère a pris sa place. Simple anonyme, il n'aurait jamais franchi la barre du dilettante doué, l'amateur qui sort sa gratte pour quelques amis les samedis soirs. Avec Luc comme grand frère, il a été médiatisé. Il jouait au foot moins bien, mais il jouait au foot. Les médias avaient réalisé quelques reportages sur les tournois de bonne franquette dans lesquelles les deux frères usaient leurs guêtres pour leur plus grand plaisir - et celui de leurs coéquipiers. Jouer avec Luc Méribel est un honneur qui ne se refuse pas.
Mais le vice a rattrapé Luc. Il n'a rien trouvé de mieux que de sortir avec la femme d'Alain. Ça fait très moeurs dissolues, très inceste fin d'Empire romain, quand les aristocrates pétaient les plombs et oubliaient les lois. Luc s'est cru affranchi de toutes les règles. Il pouvait tout se permettre, l'enfant gâté de l'A.S. et de la balle. Comment avait-il pu tomber si bas? C'est grâce à lui que Claire avait rencontré Alain. La riche top-model se moquait pas mal des talents musicaux d'Alain, moins de son pedigree familial. Les médias ont célébré leur mariage comme la rencontre de la beauté et de la musique. Las du la, Alain et Claire ne s'entendaient guère. Claire est une fille très fragile, très influençable. Elle draguait des footeux de l'A.S. Elle a eu plusieurs aventures, les dirigeants fermaient les yeux. Plus gore, elle a fondu pour le frangin, elle a confondu le mari, histoire de briser leur couple dans l'harmonie familiale. Alain se droguait; Claire itou. Et Luc? Luc marié pour la galerie ne se droguait pas et se dopait, surtout depuis le passage de la trentaine : les médecins s'occupaient que ses performances ne diminuent pas et que sa récupération demeure optimale.
Et puis, le Déluge. Pourquoi les médias ont-ils décidé de vendre du papier alors qu'ils avaient fermé les yeux pendant quinze ans? Pourquoi ont-ils tout cassé? Aucun événement ne permettra de réparer ce qui s'est produit. En tout cas, ça a fait du bien à Luc. Il a crevé l'abcès. Alain ne lui parlera sans doute plus, mais c'est mieux de ne plus parler à son frère que de pratiquer l'inceste fraternelle en guise d'osmose mal dégrossie. Luc a recollé les morceaux avec son épouse. Pour les gosses. Pour le passé. Pour l'avenir. Ils ont réussi. Les médias continuent à jaser, mais ce n'est pas le plus important. Ce qui compte, c'est leur couple. Luc jure à tous les proches qui acceptent encore de lui adresser la parole qu'il a changé. Il n'est plus le même. La rédemption l'a frappé de sa foudre céleste. Il est Nouvel Homme, du moins c'est ce qu'il répète quand il traverse la rue et que des fans transis lui déclarent leur flamme inconditionnelle. 
Valeureux vétéran des joutes footballistiques, Luc a entamé sa nouvelle vie. Il s'est converti? Il ne va pas à l'église, il est déjà sur une autre voie, avec de nouvelles valeurs et de nouvelles perspectives. Il s'affiche partout en ville avec son épouse, histoire de montrer qu'il regrette ses fredaines et qu'en compensation il se dévoue à sa famille. Il a perdu son temps, il a gâché son talent, il lui reste un moyen de se rattraper. Prouver qu'il existe des valeurs plus hautes que la célébrité et le succès. Il marche aujourd'hui dans la rue avec sa femme. Un couple comme un autre. Personne ne les dérange. Les habitants d'Eonville n'aiment pas harceler leurs joueurs, même les vedettes. De temps en temps, des ados demandent des autographes ou des photos avec leurs portables hi tech. Luc est bon client.
Sa femme l'a emmené en shopping. Luc n'aime pas perdre son temps à se faire dévisager par les supporters ou les vendeuses, mais il n'a plus le choix. S'il veut recoller les morceaux de son couple, il doit encaisser la farandole des magasins de mode, de préférence les luxueux et branchés. Sa femme n'a aucune pitié : il enchaîne sans souffler depuis des heures et elle ne se lasse pas. Elle a dépensé des centaines d'euros. Luc porte les sacs et arborent un sourire de plus en plus timide. Timoré. L'argent ne le dérange pas depuis longtemps, mais il regarderait bien la télé. Il préfère jouer à la console avec leurs deux fils. Enfin, quand on veut rattraper le temps perdu, on se prête aux sacrifices.
L'épouse dépense. Elle est toujours docile, même quand elle débourse. Son prix? Elle a bénéficié d'une chirurgie plastique en échange d'un manque de personnalité. Cela arrangeait Luc, qu'elle se taise, qu'elle ne pose jamais de questions, qu'elle sourie, conciliante et d'humeur. Puis, les révélations à ragots ont brisé l'harmonie. L'épouse pleurait, voulait partir, avait raté son mariage et regrettait leur rencontre - sauf les enfants. Luc a recollé au prix du shopping et de quelques courses. Maintenant les langues s'agitent sur la réconciliation du couple. A Eonville, Luc est un notable qui fait partie des meubles.
L'épouse a payé : elle a pardonné. Elle sort du magasin avec son sac d'habits. Luc erre sur son nuage. Rentré à la maison, il jouera à la console, il redorera son blason avec la légende du père idéal. Ce dont Luc aurait besoin, c'est d'un café. Il se sent dénué de pression. Il dispute ses matchs pour le plaisir. Ce qui le motive, c'est ses enfants. Il en parle comme de la source de sa rédemption. Il serait prêt à arrêter le foot pour ses enfants. C'est dire. Soudain, la catastrophe. Au milieu de la rue, pourquoi? Claire marche l'air désoeuvré.
Les voitures ronchonnent au feu. Les automobilistes ont reconnu Luc, mais Eonville ne harcèle pas ses stars. On les laisse respirer. Le hasard est empli de malice. Claire marchait droit, juste en face, comme ça. La femme de Luc s'est lâchée. Elle a foncé sur sa rivale ex belle-soeur. Salope de pute de merde. Elle l'a giflée et elle a oublié ses bonnes manières - et ses enfants. Claire a répondu coup pour coup. Elle est plus forte, plus costaud. Si Luc n'intervient pas, la raclée va mal finir, surtout pour la femme de Luc. D'ailleurs, Claire lui a attrapé les cheveux et s'apprête à déchirer son sac de mijaurée. Cauchemar : si traîne un portable, le cliché va faire mal. C'est le buzz assuré sur la Toile. Luc qui se bat avec Claire sa belle-soeur!
Claire a pris le dessus. Elle empoigne la femme de Luc. Luc saisit sa femme par la taille. Il essaye tant bien que mal de calmer son ancienne occasionnelle. Trop tard. Claire s'est vengée sur le sac de course et commence à écraser les habits sur le macadam. Les voitures klaxonnent. Luc préfère ne pas contempler le sourire narquois, la colère. On ne lui en voudra pas. Sa femme est sonnée. Elle a fait face. Jamais Luc ne s'était rendu compte à quel point son balle-amante était déséquilibrée. Voilà que dans la presse on a commencé à jaser sur ses plurielles infidélités avec d'autres joueurs, d'autres personnalités. Luc s'est bien fait manipuler.
Claire était connue pour courir les footballeurs, certains du vestiaire de Luc, d'autres de clubs français. Alain a été la dupe. Lui courait tant. Dans cette affaire, tout le monde a berné tout le monde. C'est une tragédie footballistique. L'arroseur arrosé. Le public a pris partie pour la star. Claire est discréditée, ridiculisée. Luc a besoin de repos. Il s'éloigne avec sa femme. Il l'a défendue. Elle a dû mal recoller les morceaux. Elle a du mal à recoller les morceaux. La scène rappelle à quel point Luc est fautif, combien il s'est égaré. Vite rejouer. Vite retomber dans l'anonymat people. Un footballeur dans la case ragot et scandale, ce n'est jamais bon signe.

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