mercredi 23 mars 2011

Le meilleur

"Je suis le meilleur professeur de Lettres de l'Académie..."
On croirait entendre un rapper. Râpé. Sourcils à peine relevés, Luc Méribel fait une pause dans son cours à l'Institut Universitaire des Enseignants, le haut lieu auquel il a accédé du fait de ses mérites insurmontables de Professeur Pédagogue Modèle. Il enseigne au collège Mirabeau d'Eonville, un collège de ZEP tranquille, qui lui offre l'opportunité de se présenter comme Le Professeur réussissant à durer dans un Collège Si Difficile.
Impressionner son auditoire, Luc sait faire.
"L'Inspectrice m'utilise comme son chauffeur..."
Eh oui, il importe de se travestir en esclave grotesque si l'on veut récolter les louanges des moutons. L'auditoire des futurs professeurs stagiaires est soumis à la bonne parole. Des étudiantes modèles qui ont appliqué servilement et efficacement durant leur scolarité. But du Maître : marteler et bateler que Luc est l'intime de l'Inspectrice Générale de Lettres à cause de son mérite inégalable de Professeur ZEPien. L'Inspectrice est une folle qui se conduit en psychopathe psychorigide avec les professeurs que son PAF (Plan Académique de Formation) a dans le pif. Notre perruche iroquoise, mélange de bouledogue rogue et de sorcière sourcilleuse, suit les recommandations avisées des chefs d'établissement et les notes internes? Peu importe. Son jugement est infaillible, puisqu'elle officie en tant qu'Inspectrice.
"Inutile de rappeler que je n'ai pas eu besoin de passer plusieurs fois l'agrégation pour l'obtenir..."
Impressionner l'auditoire. La cause est gagnée, cette année comme les autres. Outre que Luc officie devant un public acquis à sa cause, il ne peut se trouver contesté par une ribambelle de jeunes femmes impressionnables et naïves, qui ont pour seule expérience leur passé de bonnes élèves consciencieuses. Aujourd'hui, on n'est plus prof par l'intelligence ou le savoir, mais enseignant par le zèle et le conformisme social.
La première heure du Cours de Luc (quel privilège) est consacrée à imposer cette vérité capitale et trop ignorée : Luc Méribel est le meilleur des professeurs. C'est unfree lance du professorat qui intervient dans le cadre d'un séminaire à titre gracieux, bénévole et généreux. A la demande conjointe et unanime de l'Inspectrice, sa confidente, et du directeur de la section Lettre de l'Institut, son intime. Le clan des copains - d'accord. Depuis quarante ans que Luc est professeur, il aurait pu obtenir de meilleurs postes sans forcer du galon : devenir Professeur des universités; au moins en classes préparatoires. Mais Luc est un exemple de la Conscience Professionnelle : il importe que son excellence soit utilisée prioritairement en collège.
Depuis quarante ans, il obtient toujours des résultats mirobolants à Mirabeau. Avec lui, les élèves de sixième sont capables d'atteindre l'inventivité la plus prodigieuse. S'ils s'effondrent par la suite, rien d'étonnant : Luc est le seul Professeur Excellent de son établissement (sans doute aussi du département - sans doute de la région, avec quelques autres élus). Les autres, les collègues moyens ou médiocres, n'ont qu'à bien se tenir. Luc invente constamment des jeux qui ont pour particularité sublime d'être aussi des apprentissages. Avec lui, les techniques de didactique ou de pédagogie les plus en pointe sont inutiles : Luc se situe d'emblée au-dessus d'elles.
C'est un crack, un boss, un génie. Il se recoiffe sur le côté (il est chauve). Il a asséné sa vérité. Il s'aime. Il gagne peu de fric, juste de quoi se payer un cabriolet vrombissant. Car Luc n'est pas seulement un professeur de collège exceptionnel, c'est aussi un oiseau de nuit infatigable. Quand il a fini d'inventer des Divertissements d'Apprentissage (l'appellation qu'il a fondée et qu'il a jugée de suite éternelle), il sort. Il flambe. Il dort très peu. Il est aussi génial en tant que professeur que drôle dans les bars. Avec une particularité, une bizarrerie qui est bien vénielle (et excusable) pour un génie de son acabit : c'est une tapette. Désolé, il est attiré par les hommes.
Sinon il collectionnerait les femmes. C'est tout à fait normal, chez les génies et les excellents, l'homosexualité. Agrégé, Professeur, Formateur, Confident de l'Inspectrice. La preuve que les meilleurs sont en marge : l'Inspectrice est une gouine. Impossible d'être excellent sans être différent. Luc se serait bien vu en Inspecteur, mais les gadgets, il les réserve pour ses élèves. Inspecteur, c'est appliquer les consignes de la hiérarchie pontifiante. Si tous les professeurs étaient comme lui, les générations d'élèves auraient dépassé l'excellence des cracks précédents et auraient à choisir entre Polytechnique, l'ENA ou l'agrégation de philosophie.
La crise de l'Education, Luc est un contre-exemple. Il allume sa cigarette. Ca fait partie du personnage. Les bien-pensants se désolent de ce vice, sans comprendre qu'on ne peut prétendre au statut de professeur-génie sans fumer des cigarettes à tire-larigot. Luc est un professeur génial? Donc il est pédé, fumeur et noceur. La deuxième heure de cours sera consacrée à expliquer en gros qu'on s'épanouit très bien dans un collège à condition de conserver son esprit d'enfant.
Personne n'est plus rieur que Luc. C'est un Jésus avec miracles et sans résurrection. Il passe son temps à faire des coups pendards à ses collègues, qui en fonction de leur sens de l'humour rient ou s'énervent. L'Inspectrice se réjouit tellement de cet humour potache qu'elle l'appelle pour consigner jusqu'aux farces du Génie de l'Enseignement Secondaire. Quand on est un génie comme Luc, il est normal que l'on sorte du rang et que l'on s'amuse. Pour Luc, la vie est un jeu. Luc est le Je du jeu. Alors, l'enseignement est un jeu. Et ça marche : si l'Inspectrice l'a nommé à l'Institut de Formation, c'est parce qu'il est le meilleur - en s'amusant.
Il est tellement bon qu'il a été obligé de constater l'évidence : quand ses élèves le quittent, ils périclitent, ils se sclérosent. Luc est si socratique qu'il est capable de vous extirper de n'importe quel cerveau de plomb l'or scintillant. C'est un pédagogue né. Avec lui, ses élèves sont capables de devenir des poètes, des tragédiens et apprennent en s'amusant. Luc réalise le rêve de tout pédagogue. Apprendre en s'amusant. C'est super méga cool, l'invention.
Puis, quand on quitte le Grand et Génial Professeur Luc Méribel, on s'effondre, parce que les autres ne sont pas capables d'exploits répétés. Plus d'amusement. Du travail. Des efforts. Retour à la case casse. On souffre, on transpire, on tire - la langue. Les cancres redeviennent las. Si tous les professeurs étaient fabriqués du même bois que la patine de Luc, l'enseignement serait plus beau. On serait Polytechniciens et énarques. Peut-être que la mort n'existerait plus?
Malheureusement, les autres collègues ne sont pas comme Luc. Luc les méprise et les toise. Ces chouchous cassent son joujou. Encore que. L'Inspectrice l'a nommé pour qu'il forme les jeunes stagiaires à ses méthodes si originales et novatrices. Révolutionnaires. Luc est un merveilleux révolutionnaire. Luc n'entend pas les choses de manière si pacifique. Les autres, les collègues, professeurs-tacherons, même des nouvelles générations, ne parviendront jamais à l'égaler. En toute simplicité, il est unique. L'Unique. Personne ne lui arrive à la cheville. Réaliser les exploits qu'il réussit à répétition n'est pas une affaire donnée à tout le monde.
Il se situe au point où il ne fait plus cours. Il invente de nouvelles techniques qui sont des jeux. C'est un joueur qui a transfiguré l'enseignement. Faire du métier un jeu, fallait y penser. Luc n'est pas un professeur comme les autres. Il incarnerait l'exception qui confirme la règle. Surprise, alors que Luc grille sa clope avec désinvolture, dans le couloir de l'Institut flambant neuf, la tapette de la classe vient l'aborder.
Luc se méfie. Il adore draguer, mais pas dans le cadre du travail. Il est venu en tant que Professeur Exceptionnel, pas gai luron.
"Excusez, Monsieur, vous serait-il possible de nous prêter quelques idées de vos Cours, nous aimerions les reprendre en guise de modèle et d'exemple..."
La tapette est un des seuls mâles de la promotion. Il a l'air tellement ému d'aborder son Professeur-Formateur qu'il parle essoufflé. Professeur de Lettres, un métier de gonzesses à mallettes. Notre pédé extraverti s'exprime avec une componction châtiée un rien empesée. Luc se moque par principe des pédés. Question d'autodérision. C'est sa détestation de l'esprit de sérieux - le plomb. Il mime le désintérêt et lâche une volute de cigarettes - rien ne m'impressionne, surtout pas vous. Les stagiaires, il en fait son affaire.
"Je suis au regret de vous annoncer que c'est à vous de créer vos propres cours..."
La tapette mondaine en serait presque à pleurer. Il montre en tremblotant ses copines de promo, un petit groupe de travail studieux et conformiste au possible. Luc s'entête. Son rôle est de jouer le magister strict et inflexible. Il y ajoute sa pincée d'originalité, fumer sans arrêt, mais le plus important est d'appeler les stagiaires à la création répétitive en s'inspirant de son modèle inspirateur et formidable : créer à partir du modèle didactique proposé et formalisé. Des Grands Professeurs Experts comme Luc se trouvent chargés dans chaque Académie de pondre ces Principes imitatifs. Luc crée ses cours librement, avec l'approbation de l'Inspectrice, qui se montre très pointilleuse et pinailleuse dans ses avis.
Les stagiaires sont appelé(e)s à imiter, jamais à rabâcher. Pas de mot à mot. Les consignes avant tout. C'est une créativité limitée, surtout pas une répétition par coeur. Luc sera inflexible là-dessus. Il a des mots touchants pour expliquer que l'enseignement de la didactique permet la créativité dans la répétition. Il cite de mémoire des passages de son idole Ledeuze, le philosophe le plus important de la Création (à qui il a adressé la parole une fois, lors d'un séminaire à Paris).
"Je vais vous expliquer durant l'heure prochaine pourquoi je ne vous livre pas mes Jeux Pédagogiques...."
Quand il est en forme, il dit "les JP", comme si l'abréviation était maîtrisée de tous. Il tourne le dos à la tapette estomaquée. Fini le dialogue de l'interclasse. La théâtralité, c'est son dada. Il a passé sa vie à jouer au professeur; maintenant qu'il enseigne comment jouer à professer, maintenant qu'il est Formateur Reconnu et Excellent, c'est le moment d'impressionner son auditoire conquis. Il ressent la désagréable sensation de n'y parvenir qu'en partie. Bien entendu les stagiaires le portent en vive admiration, mais c'est sans plus. Parfois, il se demande s'il n'en a pas trop fait. S'il ne s'est pas planté dans son one man show. Il est atteint de coups de blues. A force d'avoir prôné une ligne si didactique, n'aurait-il pas commis quelques bourdes?
Quand il voit les résultats catastrophiques du français, il éprouve de la peine à expliquer que c'est le faute des autres, les mauvais collègues trop nombreux, que si tous le suivaient dans son exemplarité, on y arriverait mieux... Une certaine lassitude l'envahit. Les élèves savent de moins en moins écrire. Ils ne lisent plus. Ce qui déprime Luc, c'est que son exemple n'ait pas servi à hausser le niveau. Les professeurs n'ont pas fait face à l'ouverture de l'enseignement pour tous. Les élèves ont percuté une porte de prison.
Et Ledeuze? Inspirateur et philosophe-éducateur? Pourquoi Luc n'a-t-il pas fait école? Pourquoi est-il cette Excellence Académique, adoubée par l'Inspectrice et les huiles de l'Education Nationale, tout en restant un incompris du grand nombre? Cette faillite, c'est sa faille. Au fond, il se fout bien d'être pédé, tabagique ou noceur; il se fout de mourir d'un cancer ou d'une attaque; il se fout de flirter avec le surmenage. Ce qui lui importe, c'est d'être reconnu. Passer à la télévision. Pourquoi pas inspirer les chansons? Etre la star professorale, le rocker de l'Education, le crooner de la didactique. Il a échoué. Il est le grand confidentiel reconnu de ses pairs.
Un peu de lucidité : l'Inspectrice est une folle et le Directeur de la section Lettres de l'Institut un petit arriviste minable à bouclettes. Méprise : Luc se prise. Il fait son cinéma. Il fait l'acteur sans titre. Il est imposteur. Raison pour laquelle il fume autant?
"Nous allons reprendre le cours..."
Le monde fait semblant. Lui fait semblant d'être le meilleur Professeur-Formateur. Les stagiaires font semblant de croire en ses découvertes. Quand elles auront en poche leurs diplômes (vu la proportion de femmes, on dit : elles), elles ne viendront plus le voir. Il sera abandonné et ridiculisé. Quand il partira en retraite, il sera oublié. Jeté aux ornières aux orties. C'est sa plus belle récompense. La preuve de son génie sublime. Il a fait partie de la clique des didacticiens. Il a appliqué la tactique des frimeurs. Il sera enterré comme un voleur de valeurs dévaluées.