mercredi 21 juillet 2010

Le Lord de l'or

Le baron David de Mauséus s’apprête à quitter sa berline. Il conduit son véhicule. Pas de chauffeur, pas de strass. Mauséus est banquier en vue des places. De la place. Il navigue entre Paris et Londres. On le voit peu. Il ne sort pas. Il a dirigé la banque Mauséus comme un ténébreux. Vampire : la discrétion, ça paye. Dans trois mois, retraite. Pour l’occasion, il a rendez-vous dans un restaurant huppé (son moule) avec le correspondant célèbre à Londres d’un grand journal français.
Le journaliste : un spécialiste des milieux financiers. Un obligé qui organise son éloge. Un affidé de l’hagiographie. Tant mieux. Mauséus ne se déplacerait pas pour des négatifs. Il appartient au cénacle. Il a peu de pouvoir, il vit caché, friqué. Le restaurant : l’enseigne des Lords, la politique, les renseignements, la finance. C’est cher, couru, cosy. On y donne dans l’atmosphère british. L’empire vous invite à sa table. Le quidam réserve des mois à l’avance. Notre baron a ses aises. Trente ans qu’il fréquente. Il s’exprime dans un anglais saumonné.
David a œuvré pendant un demi siècle. Sa saga est familiale : les Mauséus sont banquiers de pères en fils depuis trois siècles. Chez les financiers, c’est inégalé. En unité financière, un siècle vaut un millénaire. Les Mauséus ont été les banquiers du roi d’Angleterre depuis le dix-huitième siècle. Au dix-neuvième, ils se sont enrichis grâce à l’Empire britannique. Depuis, plusieurs branches dirigent des succursales en Europe. Les plus importants étaient les Londoniens. Ils dénouaient les stratégies au plus haut niveau. Ce qui rapporte, ce ne sont pas les transactions particulières ou les investissements, ce sont les fusions-acquisitions.
Quand les Mauséus de Londres se sont scindés entre la maison-mère et Jacob, le baron-trader qui ne respecte rien, la branche anglaise a implosé. La plus puissante pousse. Le fleuron de la dynastie. Les Italiens sont installés en Suisse ; les Français vivotent du côté de Saint-Germain ; les Londoniens sont des piliers qui pillent Londres. Le baron David était considéré comme un Parisien, le genre qui brûle les millions, qui réalise quelques affaires, qui n’ira jamais au-delà de son influence.
Les Mauséus de Paris sont des viveurs, des flambeurs, des mondains. Jamais ils n’ont été pris au sérieux. Ils font des histoires. Ceux qui faisaient l’histoire, c’étaient les Londoniens. David n’était pas un vivoteur. Il a profité du conflit fratricide entre les Londoniens pour s’emparer de la vénérable maison-mère. David a développé les stratégies entre Londres et Paris. Le Frenchie a réussi dans l’Univers grenouillophobe. Citez la City. David n’est pas de ces exilés à Londres qui opèrent des manœuvres auxquelles ils ne comprennent rien. Certains planent au-dessus du monde. Ils touchent des millions en quelques clics. Ils occupent des postes en vue.
Ce sont des comparses. Des complices. Ils ne dirigent rien. Ils pigent pour des enseignes. David ne traite pas pour les autres. Il laboure en son nom. Il trône sur le toit du monde. Les concurrents, il bichonne. Il est leur haltère écho. Mieux, leur mentor. Les Mauséus sont les banquiers de la reine. Ils n’ont pas de disgrâces. David descend de sa voiture. Il l’a garée comme un gant. Il n’est pas de ces aristos incapables de pisser dans une éprouvette. Il est indépendant. Il est simple. Il part en retraite. Il vivra dans un hôtel particulier, il voyagera vers Londres et distillera des conseils aux successeurs.
Il a réussi son objectif : le conflit avec Jacob signifiait la chute de la maison, fondée sur la complémentarité du lignage. Les autres familles ont perdu la main, reprises par les étrangers. Les Mauséus se sont passés la main. Ils se sont mariés entre eux. De la discrétion, ils ont fait leur règle. Dors. David est un Mauséus. On ne le voit jamais, on ne connaît pas ses relations, on ne l’a jamais photographié au bras de sa femme. Ses trois enfants sont casés chez des confrères. David a accompli sa mission.
Il a mis fin au conflit interne. Il s’est réconcilié avec Jacob. Désormais, la branche londonienne travaille avec la succession parisienne. C’est de la synergie. Jacob a réintégré le giron. Les risques conviennent à son caractère fonceur et frondeur. David a eu affaire au rebelle des Mauséus. Jacob ne voulait pas détruire, juste quitter ses gonds. Ne plus en rester aux sempiternels principes, se lancer dans les paradis fiscaux. Les niches. David a décelé le potentiel. Un banquier comme on en fait deux par siècle. Jacob dirige la principale union bancaire, l’Inter Division, un nom inconnu qui regroupe les grandes enseignes de la place. Avec les alliances et les croisements, 70 % du marché. Jacob a fait du boulot. À partir de ses paradis, il a paradé. Il a lancé des investissements en Amérique du sud. David a suivi le matadore. Son bronze.
Ceux qui avaient parié sur la maison divisée en sont pour leurs frais. La famille est plus complémentaire, plus diversifiée. Elle est présente dans les investissements opaques, blanchir la drogue ou graisser des armes. Des commerces pas assez utilisés auparavant. Dans l’institutionnel, les trafics poussent à la touche. Avec les méthodes de Jacob, le faîte est fait. David fana de réussite, c’est son dada. Ce soir, il livrera ses banalités prodigieuses. Pas de souci. L’alchimiste de la plume en fera des perles. Demain, on apprendra. On chuchotera. On se taira. La référence tire sa révérence. Officiellement. Aussi raffiné que discret. De la cuisse de Jupiter. Il est le maître de l’ombre.
David mesure sa puissance aux louanges qu’il reçoit. Il n’a rien commandité. On lui rend hommage. On martèle qu’il est le meilleur. On juge qu’il est le plus beau. On convoque les journalistes les plus renommés. On murmure qu’il est une légende. On le loue, on le congratule, on l’applaudit. Golfeur émérite, financier extraordinaire, il mérite sa retraite. Il mérite de la partie. Il mérite de l’Empire. Il est simple, généreux, bon, serviable, bien élevé, bien né. Il est apatride. Il est de l’élite la plus pure : les agents changent. Il est du bon côté : son association dédiée à la Shoah. David a quand même un défaut : il va mourir. Il n’a pas réussi à éviter la mort. C’est son échec mat.
Avec ses cinquante printemps d’omniprésence dans la ouate de la banque, il a appris à naviguer à vue, entre amoralisme et pouvoir. Il a fermé les yeux. Il a accepté. Il a payé. À côté de son cousin, il fait dans la figuration. Jacob pilote l’Inter Division. David est l’héritier. Il est sous la coupe de Jacob. Il a sauvé les meubles. On le tient pour le patriarche, le réconciliateur, le diplomate. Il est dans la nasse. Pas dans la masse. Il est exténué. Il a peur d’après la mort. Il philosophe avec piquant, il plaisante de moins en moins.
Il part avant l’avanie. La City prend l’eau. Bientôt elle déménagera. Bientôt elle jouera des coudes. La City fermera. La City migrera. David est un dinosaure. Il sera de la génération qui n’a pas transmis. Sodome et Gomorrhe flanche. David s’épanche ? Le défilé défile. David n’a pas le profil. Les héros défient les zéros. Prochaine destination : l’Empire mute. Chinoiserie ? La Compagnie réforme ? David marginalisé. Il ne nourrit plus d’illusions. Le plus dur n’est pas d’être écarté, le plus dur est d’être loué. L’acteur. Le boss laisse des bosses. Le boss roule sa bosse. David contusionné. David commotionné. David aurait préféré balayer. Son sacerdoce : prince du néant. Le dernier moricaud. Après lui, le déluge. Bing Bang. Ding dong. Le gong. La retraite sonne la fuite.
Il passera pour le couard. Le traître. L’égoïste. Le failli. Le raté. L’hypocrite. Le coupable. On déteste le symbole. A ce qu'on répand, les Mauséus sont usuriers, juifs, sionistes, diaboliques. David a été incapable de rentrer dans l’histoire. Faire face. Blaguer. Pas d’histoires. Sans blanc. Trouver des portes. L’enfer, c’est les hôtes. David est un autre. Ce soir il rince. Il régale. Il égale. Il oublie. Il déjoue son rôle. Le baron plein de ronds. Le parvenu n’est pas roturier. Il invite. Le restaurant s’ébroue. Le Tout-Londres se retourne discrètement. Le journaliste se lève solennellement. David a soigné son topo. Singé sa sotie. Plus dure sera la chute.