mercredi 8 février 2012

La go

Ajda est une beauté. Le mannequin vedette de la Guinée revendique le titre, alors que plusieurs concurrentes réclament la distinction pas si honorifique que cela. Ajda entretient une réputation de croqueuse d'hommes, à condition qu'il soient riches et célèbres. En particulier les footballeurs. Ajda en a plusieurs à son palmarès. Certains sont des Sénégalais seconds couteaux de la scène internationale; d'autres sont des Camerounais, les meilleurs en Afrique avec les Nigérians. 
Ajda est aussi réputée pour son attirance pour les hommes d'affaires et les flambeurs. Les aventures se passent rarement bien. Souvent, elle provoque l'ire des officielles, qui en ont assez de cette rivale dispendieuse et arrogante. La dernière fois, dans un hall de palace, Ajda a voulu saluer un fameux avocat d'affaires gambien, qui se prend pour la réincarnation d'un sapeur congolais croisé d'un intellectuel afrocentriste.
Résultat des courses : l'épouse folle de rage, échaudée par la réputation de la vipère, l'a projetée dans la piscine, avec articles garantis dans les gazettes people le lendemain. Ajda s'en moque. Ce qui compte, c'est qu'on parle d'elle. L'argent coulera tant qu'on parlera. Les hommes affluent moins avec le temps, mais elle a prévu la parade : elle va se lancer dans la mode, en créant sa griffe. Elle peut dessiner des modèles, elles a appris avec le temps. Les défilés, depuis quinze ans, elle en a sa claque. Elle en a fait le tour. C'était intéressant, à dix-sept. Elle adorait se faire applaudir. Maintenant, elle est blasée.
Les rumeurs ne tournent plus autour de l'excentricité de ses tenues ou de ses contrats avec les grands couturiers - ou avec des pointures locales, qui cultivent sa réputation de mannequin africaine. Maintenant, on rapporte à droite à gauche ses aventures avec des hommes mariés. Les musulmans la traite de prostituée. Récemment, des potins ont rapporté qu'elle s'était rendue contre une folle somme d'argent en Gambie. Officiellement, pour un défilé organisé par un commerçant friqué. En réalité, elle aurait participé avec d'autres mannequins, sénégalaises, maliennes et mauritaniennes, à une partouze pour milliardaires s'ennuyant de leur vie stressante.
Scandale dans la presse de caniveaux, surtout sur Internet, où l'on s'en est donné à coeur joie. Ajda est une starlette. On la méprise autant qu'on parle d'elle. Ce soir, elle a décidé de s'amuser. Tant pis si on cancanera le lendemain. Ajda est descendue en boîte avec ses copines plus quelques footballeurs qui payent la virée nocturne. C'est mieux de se faire entretenir. Ajda n'a pas d'amis, juste des fréquentations de nuit. L'oiseau commence à vieillir. Il serait temps de penser à sa reconversion. Elle vient d'avoir trente ans, elle ne pourra pas continuer longtemps à revendiquer son titre de mannequin number one de la Guinée.
Elle pense à se lancer dans des oeuvres de charité, une fondation pour l'enfance financée par ses amis milliardaires ou des projets de lancement de prêt à porter. Ajda serait la bonne marque, elle en est persuadée. Ce soir elle oublie ses projets et ses rêves de gloire. Elle en profite. Mannequin international, elle est surtout une Africaine. Et les Africains aiment la fête. Dans Afrique, on entend fric. Ajda aime trop l'argent, les paillettes et les flambeurs comme les footballeurs, qui sont pleins aux as et qui n'ont pas d'éducation.
Ce soir, elle est sortie avec le footballeur sénégalais Metzo Diouf, une tête brûlée qui passe son temps à se battre et à entretenir sa réputation de bad boy. En Angleterre, il est en fin de carrière tant il a fait la fête. Quand il ne joue pas au foot, il tente de niquer le plus de gonzesses, de préférence des vénales dont il se targue de tourner la cervelle. Les ragots ont insinué qu'Ajda avait couché avec Metzo, mais pour une fois ce sont des racontars. Ajda et Metzo sont potes, pas au-delà.
Ajda a essayé récemment de draguer un footballeur camerounais, un crack celui-là. Metzo est doué, athlétique, mais il n'a pas le même niveau. Prudent, le Camerounais l'a éconduite. Il connaît la réputation de la belle et il se méfie des mannequins plus ou moins prostituées de lucre. On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Ceux qui sont bons s'imposent la discipline de fer. On ne peut pas courir après les papillons et mener une carrière aboutie. Metzo en sait quelque chose. Il s'est grillé. Ajda n'a pas le même problème. Ce qu'elle doit régler, c'est sa reconversion.
Ce soir, c'est champagne. Elle est au Magnum, une boîte branchée de Bamako, tenue son ami Mansour Daw, l'homme le plus riche de Mauritanie. Elle a décidé de s'amuser et d'oublier ses soucis. Sa mère lui reproche sa conduite et les rumeurs qui courent sur son compte. Elle s'en  moque. Elle vide les verres de liqueurs sucrées et danse comme un petite folle. Plus jeune, elle s'amusait à faire perdre la tête aux jeunes sur la piste en se déhanchant et en attendant qu'ils se disputent un slow avec elle. Maintenant, ces jeux la saoulent.
Elle n'a pas trente-cinq ans. Elle a projeté de se marier et d'avoir des enfants vers cet âge. Il ne lui reste plus beaucoup de temps, mais d'ici là, c'est cigale. Ce soir, Ajda ne regarde qu'elle. Elles sont plusieurs beautés, éméchées et se dandinant sur la piste. Certaines sont folles de jalousie contre Ajda. Dans ces milieux, la jalousie est plus importante que dans les autres couches des sociétés africaines. On ne cesse de s'épier et de détester les rivales. Ajda a toutes les raisons d'être détestée.
Elle combine des formes généreuses avec une taille fine et élevée. Les directeurs d'agence vantent son style typique africain moderne, l'alliance de la grandeur (un mètre quatre-vingt) et des fesses rebondies. Ajda ne cesse de se vanter de ne jamais suivre de régimes. Elle est maquillée et met en valeur sa peau claire. En Afrique, le blancheur est signe d'élection. Ajda fait mine de ne penser qu'à rire et à batifoler, incognito. Elle ne cesse de se lever de son siège de VIP et de foncer sur la piste pour hurler de rire et se permettre les pires excentricités.
Elle n'a pas trop besoin de se forcer, tant elle est ivre. Elle aperçoit Diouf qui rit. Il la fait délirer. Sa mère ne cesse de lui répéter qu'il ne réfléchit pas avant d'agir. Ajda l'apprécie du fait de sa générosité. Générosité orientée : Diouf n'est généreux qu'à partir du moment où il en reçoit des retombées médiatiques. Il dépense si les médias sont informés ou si l'action possède du potentiel. Il peut aussi flamber en compagnie de top. Il entretient, elle brille.
Jamais Ajda ne pourrait se pavaner si elle n'était pas financée par des flambeurs attirés par le prestige du mécénat. Raison pour laquelle elle en est venue à mépriser ceux qui ne sont ni riches ni célèbres. Elle ne traîne qu'avec des personnalités. Ils sont là pour sa réputation de beauté fatale; elle est là pour leur porte-feuille garni. Soudain, c'est l'euphorie dans la boîte. Diouf n'a rien trouvé de mieux que de demander au DJ qu'il passe le tube du moment : un rappeur sénégalais qui frime en promouvant la drague facile et la dolce vita. Son clip passe en boucle en Afrique francophone : grosses 4X4, starlettes, billets...
Ajda est rassurée de n'avoir pas été contactée : c'est le signe qu'elle est supérieure à ces second couteaux que l'on prend pour frimer le temps d'une saison et que l'on oublie par la suite. Ajda représente une image supérieure aux petits budgets : elle est la femme africaine du vingt et unième siècle. Diouf hurle des onomatopées qu'Ajda ne comprend pas. Pour prouver aux branchés qui la contemplent en douce que les grands sont décomplexés, elle se met à danser avec lui d'une manière provocatrice. Pas question de passer pour la musulmane bigote et coincée!
Ajda imite les déhanchés des clips R & B. Diouf est hilare. Ajda est trop délire. Le foot, il s'en fout. Ce qui lui importe c'est la fête. Ajda est comme lui. Raison pour laquelle ils s'entendent si bien? Soudain, Ajda ne retient plus sa joie : Mansour Daw est sur la piste. En personne! Metzo s'écarte de quelques pas, comme pour montrer l'importance de celui qui est apparu à leurs côtés. C'est cela, faire partie du Gotha : on est entre personnages de haut vol! La belle est aux anges. Daw n'a pas fait la bise aux beautés, qui dansent à côté ou qui sont assises carré VIP. C'est elle et elle seule qui se trouve reconnue et glorifiée.
Daw est le poids lourd de la soirée. Il est grand, il est gros, il est l'homme d'affaires. Ajda est conquise. Elle aimerait tant que son mari lui ressemble. D'ici quelques années, jurée, elle fondera une famille, elle quittera la vie de débauche. Pas question de s'enterrer et de devenir une femme d'intérieur. Mais elle cessera de sortir, de boire et les rumeurs cesseront. Toutes ne sont pas infondées, mais elle a trop travaillé dans le genre people pour quitter les devants de la scène et la lumière des paillettes. Elle ne veut pas finir comme les gos qui l'accompagnent et qui ne seront plus rien dans un an ou deux. Elle ne veut pas seulement percer dans la mode, elle veut rester quelqu'un d'envié. C'est à ce prix qu'elle retrouvera sa fierté et que sa mère cessera de la regarder de travers, comme une fille facile.