lundi 13 juin 2011

Retour en farce

Dahomey, Cadjehoun, capitale. Le Révérend Noël Condam est le très grand et très haut représentant de l'hérésie chrétienne des Anges Purs dans toute l'Afrique francophone. Sa première femme (il en a trois) est revenue dans sa maison natale, la maison familiale, la maison où elle a grandi. La grande soeur a tué le mouton pour fêter son départ pour la France. Son retour. La grande soeur est maniaco-dépressive, la petite neurasthénique. Maman Thierry porte le nom de son premier fils - tradition au Dahomey. Le Révérend s'est rendu au repas avec son petit frère, un professeur influent qui dispense à l'Université de Cadjehoun les mathématiques et qui a ouvert un lycée privé dans lequel on enseigne aux enfants riches du pays (ceux qui payent l'inscription, les autres iront pointer à l'école publique).
Le Révérend, sa femme et son frère sont admirés. Tout ce que dit le Révérend est approuvé. Il a de l'argent, un poste, un train de vie. Maman Thierry est accompagnée de sa réussite la plus chère, son fiston Thierry millionnaire, un affairiste qui a fait fortune dans le textile et qui se diversifie dans l'agro-alimentaire. Thierry entretient trois femmes et collectionne plusieurs voitures de luxe. Plusieurs maisons, plusieurs domestiques. Il tient à être resté simple. Il se montre attaché à ses parents, sa famille, ses traditions.
Il se la pète à mort dans le traditionalisme. Son truc, c'est de financer l'Église de Papa Révérend. Comme Papa a repris l'héritage de Papi, Thierry le fils prodige reprendra le flambeau de Papa. Si Dieu le veut, il laissera les affaires vers la soixantaine et se lancera dans le religieux. Le religieux est plus important que le fric. Le fric, c'est solide, mais au Dahomey, quand on domine dans le religieux, on domine plus que dans l'argent. Avec ce qu'il a mis de côté, Thierry a les moyens de sa retraite. Thierry se reconvertira dans le religieux. Une vocation prestigieuse et à la mode.
Grâce à Grande Soeur, on a tué un agneau. Grâce à Papa, on lance la prière. Une nièce de France accompagne la famille. Elle a ramené son mari, un Blanc/Yovo. Derrière la tablée, la vieille veille. La maman des mamans. La maman de Maman Titi. Elle a passé les quatre-vingt-dix ans, elle n'a plus rien à perdre. Elle est de confession méthodiste. Elle manifeste de la reconnaissance pour Papa Révérend. Au Dahomey, on respecte toutes les confessions. Sa fille a réussi un beau mariage. Elle est mariée avec le Révérend. Pas de rejet, pas d'excommunication, pas de secte, ni d'accusation.
Après la prière, le mouton est délicieux. On l'accompagne d'une pâte de maïs, asrokui, c'est la fête. On parle politique. Le Révérend se situe côté pouvoir. C'est son repère. Son Eglise est reconnue par le pouvoir. Au Dahomey notamment. C'est la fête. Dieu est grand. Papa a été reçu en grande pompe par le Président de la République. Il le défend becs et ongles. Pour cette raison, mais aussi parce que les puissants ont toujours raison. Le Blanc écoute, fasciné.
Il est gentil, ouvert, tolérant, poli, intelligent. Passionné par l'Afrique, terre de la joie et l'hospitalité. C'est un Blanc anticolonialiste. Il est révolté contre l'esclavage. Il est plein de bons sentiments. Il hoche la tête poliment. En Occident, plein de Blancs sont armés de bons sentiments, prêts à des semaines d'humanitaire pour que la Terre-mère retrouve sa prodigalité inépuisable. Le Président a été réélu récemment, suite à des accusations de trucage. Le Blanc pose la question qui fâche.
"Ne pourrait-on pas dire que le Président est un démocrate contestable?"
Le Révérend rit. Il ne répond pas. Son frère s'en charge.
"Nous remercions la France de l'aide qu'elle a apportée au Dahomey..."
Les Français ont soutenu le Président et ont contribué à son maintien à la tête de l'Etat. Le Blanc est choqué : il n'a pas l'habitude de défendre les colons. En France, il se serait enflammé. Il ose à peine répondre, décontenancé que des Noirs soutiennent le néocolonialisme. Le fils prend la relève. Thierry est sans complexe. Il fait du chiffre, il est très pieux. Il n'a aucune raison de culpabiliser à propos de quoi que ce soit. Il se sent tellement droit dans ses espadrilles de jeune premier qu'il est un polygame fer de l'être et convaincu de la justesse de ses pratiques.
"Les Français ont permis au Dahomey de continuer à vivre la tête hors de l'eau..."
Il a de l'oseille, il ne s'exprime pas très clairement en français.
"Nous remercions la France. Pourtant, je n'aime pas l'action des Français..."
Serait-il enfin un brin critique?
"Sans eux, la démocratie au Dahomey aurait coulé..."
Il y a eu des manifestations, des débuts d'émeute. La France est intervenue avec de l'argent et de la nourriture. La Dahomey doit rester une terre calme. Pays de paix. Maman Titi ne parle pas. Elle se tait et mange. Les femmes ne parlent pas de politique. La Maman des mamans ne comprend pas le français. La grande soeur est tellement heureuse de revenir en France qu'elle sourit à la cantonade, machinalement. La politique, elle ne comprend pas. Parce qu'elle est Française et qu'elle refuse la soumission sexiste, elle prend la parole.
"Moi, je suis du côté du Président et des Français..."
Le Professeur de mathématique hoche la tête. Il habite le quartier présidentiel. Il a déjà été reçu par le Président et sa Dame. Chacun sait que la Première Dame est la Première femme. Le Président est un alcoolique qui court les pépettes au point qu'il ne les compte plus. Ca, prière de ne pas le dire.
"Le Dahomey est passé près de la guerre civile..."
Il a eu chaud. Son établissement fermé, il aurait pu cesser ses juteux investissements. Thierry le conseille et s'est associé avec lui. Les deux achètent des boulangeries à Cadjehoun et se lancent dans le textile. Thierry propose des coûts de revient imbattables. Mieux qu'en Asie. Il a un secret : il fait travailler les gosses et les femmes pour des bouchées de pain. En Afrique, il n'y a pas plus esclavagiste que l'Africain du coin. Le Professeur a de quoi avoir peur. Deux et deux font quatre. Thierry n'a pas peur.
Il croise les mains comme s'il priait en secret. Il cultive une dégaine de dragueur pieux, sagement parfumé, très propre sur lui, l'air confiant, le gars à qui la vie réussit sans faille.
"Les Français ont eu raison : sans eux, le Bénin aurait perdu son commerce, c'est la base de la démocratie..."
Comme le Blanc essaye de protester, Thierry ajoute, l'air du prédicateur :
"Si les Français aident les Dahoméens qui réussissent, je suis du côté des Français. L'Afrique a besoin des riches Africains..."
Son Père le Révérend approuve. Il est tellement content de la tirade filiale qu'il se sert un morceau de rab. Mouton, pâte. Le Révérend aime manger. Les autres enfants de Maman Titi n'ont pas réussi. L'un est mort empoisonné (la sorcellerie); l'autre est un magouilleur qui aurait mieux fait de ne pas naître. Le Révérend est impitoyable avec ceux qui ratent. Dieu est du côté de ceux qui réussissent. Il est du côté de Thierry. Le Révérend a d'autres enfants, avec d'autres femmes. Il leur a donné à manger. Il les a élevés. C'est un traditionaliste strict : tu as intérêt à travailler à l'école et à te montrer respectueux avec tes aînés. Sinon, c'est la porte ou la chicotée.
"Les Dahoméens avaient tendance à s'endormir. Les Français ont rappelé que pour sauver un peuple, il faut aider ceux qui réussissent..."
Il a l'air convaincu. Avec sa grande toge orange et sa casquette assortie vissée sur la tête, il ressemble à un OVNI maquillé. Son fils est habillé en homme d'affaires occidental. Comme il cartonne dans le textile, il tient en plus à sortir bien habillé. Il porte une chemise de grand couturier et de couleur sombre unie, avec des boutons de manchettes. Il se comporte en héritier poli/policé, le fils qui a réussi et qui est heureux de manger avec ses parents. Sa mère le couve du regard. Son père sourit quand il s'exprime.
La grande soeur prend la parole. Toujours aussi décalée. Elle n'est pas folle, elle est envoûtée. Il faut beaucoup prier. Elle ne se mêle pas de politique, seulement de Dieu. Si tu lui parles de Dieu, elle est aux anges. Elle est très proche de sa petite soeur Maman Titi. Par politesse, on va l'écouter, alors que son avis sera cinglé, banal, roboratif. Elle parle en vieille fille moraliste, pas mariée et expliquant toute chose par le jugement tout-puissant de Dieu. Elle n'est pas une adepte des Anges Purs, mais une protestante méthodiste, la religion du Papa défunt. Elle éprouve le plus profond respect pour les Anges, parce qu'ils ont de l'argent et parce qu'ils passent leur temps à prier. Aussi parce qu'ils luttent contre la puissance maléfique du vaudou et de la sorcellerie.
"Dieu n'aime pas ceux qui perdent. Les Français ont gagné parce que Dieu voulait que les Français gagnent. Les Français sont du côté de Dieu et Dieu les inspire. Moi je n'aime pas les imbéciles. Les imbéciles sont des tarés. Des damnés. Des réprouvés. Dieu a créé le monde avec peu de gens intelligents et beaucoup d'imbéciles. C'est le choix de Dieu. Si Dieu a agi ainsi, c'est qu'il ne pouvait faire autrement. Les Français ont soutenu les gens intelligents. Les Béninois qui réussissent dans les affaires sont intelligents. Et aussi ceux qui sont grands mathématiciens..."
On est presque gêné de l'éloge de grande soeur. La vieille exagère. Elle ne délire pas. On ne dit pas de mal de la grande soeur. Le Révérend se garde d'approuver. Pourtant, elle a loué Dieu et son frère même père même mère. Mais elle va trop loin - avec les Français. On veut bien soutenir les Blancs à condition qu'ils favorisent vos intérêts. La grande soeur vit en France depuis des décennies et tient le discours le plus néo-colonialiste qui soit. Elle est périmée. Elle est dépassée. Le Blanc sympa et silencieux serait révolté qu'une Blanche de France s'exprime de la sorte. Il mastique son mouton en suppliant n'importe quelle force surnaturelle de faire cesser ce discours consternant. La grande soeur n'est pas folle, elle radote. Elle répète des explications oscillant entre simplisme et mysticisme.
Thierry n'est pas d'accord avec sa Tata, mais il se tait. Sage comme un millionnaire. Personne ne contredit Tata, pas Papa. C'est la grande soeur de Maman. Titi est le fils bien élevé. Pas question de contredire son aînée. Même à côté de la plaque. En planque. Titi n'aime pas les Français et les Blancs. Pour lui, ce sont des dégénérés. Il fait du business avec eux, parce qu'ils sont les plus forts, mais il aime bien rester chez lui, dans sa famille, avec ses traditions. Il est du Dahomey, il est de Cadjehoun, il a plusieurs femmes. La vie lui sourit. Il aime manger la pâte et le crabe. Il s'ennuie quand il va en France ou en Italie.
Tata croit que les Français sont les meilleurs parce que son Papa lui a appris sa copie conforme et qu'elle récite sa leçon par coeur. Elle n'a pas changé depuis trente anas au moins. Elle n'aime pas le bazar en Afrique. Elle est du côté des ordonnés. Des plus forts. Ce ne sont plus les Blancs. Les Blancs étaient les plus forts avant. Du temps de la colonisation. Maintenant les maîtres de l'Afrique, ce sont les commerçants, et au-dessus d'eux les religieux. Les prêtres. Les hommes d'Eglise. Titi est très fier de son Père. Le Révérend symbolise en Afrique de l'ouest toutes ces hérésies chrétiennes où le messianisme est africain. Noir.
Les Africains relèvent la tête. A force de se réincarner chez des Africains, Jésus sera Noir un jour. Titi en est persuadé. Titi a une grande qualité. Il sent la vitesse du vent. Il symbolise la réussite africaine. Il a monté ses affaires. Dieu l'a béni. Maman l'a béni. Père le Révérend l'a béni. La preuve que les Anges purs ne sont pas des démons. Dieu est avec les Anges purs. Ceux qui prient. Les Africains sont supérieurs aux Blancs. Titi n'a rien contre les Blancs. Il leur est juste supérieur. Titi est un dominateur. On domine par le commerce puis par la religion. Le commerce rend prétentieux, parce que quand vous réussissez, vous dominez - personne ne vous domine. La religion rend humble, parce que vous dominez les hommes si Dieu vous élit. Mais Dieu vous dominera toujours.
Prenez le Blanc de la table. Titi sait très bien que ses frères les Noirs ont peur de lui. Sa carte d'identité, sa nationalité, ses papiers. La Tata est admirative. La Maman est craintive. Le Père est du côté de Dieu. Dieu l'a fortifié. Papa sait que le Blanc est perdu et qu'il gît dans l'erreur. Il est plein - de bons sentiments éperdus. Titi a pitié de lui. Le pauvre est loin de Dieu, loin de la vérité. Il veut aider les Africains. Les Africains n'ont pas besoin qu'on les aide Les Africains ont besoin de grandir, de se fortifier, de quitter les chaînes de l'esclavage humanitaire. Le seul moyen d'y parvenir, c'est de donner aux chefs le pouvoir.
L'Afrique aux chefs d'Afrique. Pas l'Afrique aux Africains. Ce sont les slogans des communistes, des socialistes et des nationalistes. De tous ceux qui font de la politique. Il faut faire de la religion. Dieu n'est pas pour l'égalitarisme. Dieu est pour la domination. L'oligarchie. Dieu est un électeur, pas un niveleur. Heureusement, alors qu'il a abandonné les Blancs à leur triste sort d'athées démesurés ayant pris la place de Dieu, Il a décidé d'aider les Africains après quatre cents ans d'esclavage et de colonialisme. Les Africains redresseront la tête, pas tous en même temps, mais tous pour Dieu. Les Africains sont élus par Dieu. Dieu aime les chefs et les prophètes.

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