dimanche 25 septembre 2011

Fête des enfants

Juin 20**. Début de la désintégration du système financier, économique, social, politique, culturel, religieux mondial. C'est la fin. Pas la fin du monde. Pas la fin de l'homme. Juste la fin du système libéral occidental. Les gens s'ébattent dans un système moribond. Ils sont heureux de leur démocratie, de leurs institutions, de leur liberté de parole. Ils font la fête, ils s'amusent. L'été, ils se réunissent autour d'un barbecue avec bière. Ils papotent de choses insignifiantes, de boulot, gosses, le scandale d'adultère chez la voisine qui divorce.
C'est comme dans le Titanic : le bateau coule, des passagers font la fête. Les gens ont refusé que leur vie s'effondre. Les gens ont réfuté les crises, les complots,  la décadence se produit sans opposition. Les gens qui devraient réagir continuent à vivre comme si de rien n'était - même avec une insouciance qui semblerait du défi. Les gens sont aveugles - trop corrompus. Ils se sont trop amusés. Ils ont perdu les repères.
Pourquoi un système s'effondre-t-il? Les gens de l'intérieur se sont tus, ont passé des compromissions. Le compromis les a empoisonnés. Ils sont lâches, passifs, veules. Ils reçoivent les dividendes de la loi du plus fort; le pacte de Faust; la peau de chagrin. En échange, ils se taisent devant les crimes lointains. Luc Méribel est jeune Assistant neurologue à l'Hôpital Universitaire d'Eonville, un des principaux centres médicaux de France. Il a réussi sa vie. Il sera médecin et dominera de manière équilibrée dans le système. Une dominateur moyen et brillant. Pas le profil du milliardaire à col blanc qui à l'heure mondialisée extorque les vies.
Luc est bobo cool. Il s'habille avec distinction, cultive une nonchalance. Ce soir, il retrouve ses amis autour d'un barbecue qu'il a organisé chez lui, dans sa villa. Est arrivé le pote de lycée Abdel, l'Arabe de la bande, chic type - régal. Il a acheté une petite maison dans le quartier huppé d'Eonville, typique des bobos, une colline des environs où l'on vit la ville à la campagne. Abdel est le Rebeu qui a réussi. Il intervient dans l'informatique. Il travaille comme technicien supérieur, il finira ingénieur. C'est son ambition. Il est marié à une institutrice, Nathalie, la pimpante qui après avoir étudié sérieusement s'est marié pour fonder la famille-modèle, trois enfants, une fille si possible - et roule la vie jusqu'à la retraite.
Après, on verra, les coups durs commencent, les pépins de santé, les décès brutaux. Mais on n'y pense pas. Le but de la vie, c'est bonheur dans sa famille, avec sa maison et son bel horizon - préoccupations privées. Pour ce genre de fille très gentille, les questions politiques sont superfétatoires, obscènes. Si l'interlocuteur est sérieux, on hausse les sourcils et on frise l'incompréhension - sévère. La politique, c'est plus qu'inutile, très lointain.
Luc reçoit avec sa compagne Céline, une grande brune brillante, qui s'est lancée dans une prometteuse carrière de neurologue (elle aussi) à l'Hôpital. Elle ne travaille pas pour le fric, contrairement à certains chirurgiens de l'esthétique. Son truc, c'est la recherche. Elle brûle de découvrir des avancées dans des pathologies rares. Sa spécialité, c'est la sclérose en plaques. Une tante se trouve atteinte de cette maladie, toujours fatiguée, à peu près debout. Elle deviendra la chercheuse qui a sauvé les sépiens en trouvant un remède. Le rêve. Ou sinon, la cause de la SEP. Le pied.
Quand les toubibs reçoivent leurs amis, c'est en petit comité. Reste le troisième couple. Un ami d'enfance de Luc. Claude Delacampagne. Il est venu avec sa copine du moment, une bombe sexuelle qui a travaillé avec lui en tant que secrétaire médicale. Il est dentiste, il court le fric. Il se la pète à mort. Il change de gonzesse tous les trois mois. Il les recrute sur des critères très profonds : la plastique, la sveltesse, la brunesse. Rien à dire. Il a bûché pour finir dentiste. Le pognon de la carie. C'est un esprit médiocre et bourgeois. Il travaille dans une niche : profession dentiste. Il empile l'argent en se condamnant à la paresse intellectuelle. L'inverse de Céline.
Ces trois couples se retrouvent autour de la conviction qu'ils appartiennent à l'élite bourgeoise de France. Ils ont réussi, ils sont branchés, ils travaillent dur, bonne conscience. Le reste, pas demander, pas chercher, pas interroger. Pas de curiosité. Pas abuser. Eonville, ville moyenne et province. Pas dominer, s'en sortir par le haut. On fait partie de la caste des médecins. On a en commun de parler de problèmes privés, à condition que les sujets ne dérivent jamais vers la politique. Le grand repoussoir. Ca ne sert à rien. L'indifférence est la meilleure des âmes.
Luc lancerait bien le débat de la guerre en Libye. Il commence timidement.
"Vous avez vu en Afghanistan?"
Politisé, Luc. Trop. Personne ne répond. Claude se ressert des tomates nature, que Luc cultive personnellement. On nage dans le confort biobio. Les oiseaux gazouillent. Abdel improvise, devant le silence gêné :
"Vous faites quand un gosse?"
La compagnie rit. Oublier le sujet qui contrarie. Avec le vin, ça ferait tache. Luc abonde sur le sujet. Les femmes parlent entre elles. Céline s'y met. Elle est en grande discussion avec Nathalie, à fond dedans. Le rêve, les marmots. Le reste est important, au service des enfants. C'est si beau, un mère. La vocation de Nathalie. Elle a toujours rêvé d'élever ses enfants. Elle est valorisée en tant que mère. Abdel apprécie. Les femmes aussi. La mère pure constituerait une régression. Mais la femme qui concilie son travail et son rôle de mère, chapeau. Applaudissements. Bis repetita.
Luc a une idée :
"On a une proposition..."
Là, on l'écoute. L'assistance dévisage fiévreusement Céline. Luc propose, l'assemblée dispose.
"Nous allons soutenir nos thèses d'ici deux mois..."
Silence sérieux. Qui ignorerait ce haut fait, qui nimbe de prestige Luc et Céline - des gens si convenables - des toubibs qui ont réussi?
"Nous allons organiser une petite réception. Vous serez conviés..."
Applaudissements garantis. Enthousiasme débridé. Claude se lève. C'est le plus chaleureux. Il lance une bise confraternelle à son ami Luc. Ils se connaissent depuis la Faculté de médecine. Il tient à garder cet ami cher et sincère. Abdel n'est pas en reste, et bientôt chacun congratule chacun. On ne sait pas trop pourquoi. On se sent tellement heureux de se retrouver en petit comité, inter pares. Retour à la normal : le privé aide à se sentir entre amis. Le politique déstabilise, installe une mauvaise ambiance et favorise les dissensions, entre ceux qui ne pensent qu'à eux et ceux qui essayent de mal penser - aux autres. Laisse tomber les autres. Pense à ta situation, à tes enfants, ta femme. Pense à ta profession. A tes amis. Après, c'est fini. Le reste sans importance.
Céline rayonne. Elle se détend, pourvu qu'elle puisse ensuite étudier. Quand elle a un projet en tête, elle entend le réaliser coûte que coûte. Nathalie se sent un peu délaissée par l'assemblée. Elle ne nourrit aucun projet prestigieux, donc elle nage en marges. Elle plane aux antipodes de la vie sociale du toubib. Une institutrice qui travaille a fini sa formation et est lancée dans les activités professionnelles, auxquelles elle ajoute la vie de famille. Elle n'a pas le temps de s'occuper de compléments de formation - ou c'est rare. Les médecins autour de cette table sont eux au contraire en constante recherche, du fait qu'ils ont réussi leur internat et qu'ils poursuivent sans cesse de nouveaux projets.
Cela leur donne un brillant qu'elle n'a pas. elle n'en souffre pas; elle trouve le sujet superflu. Abdel est trop heureux. Abdel est quelqu'un de très sociable et altruiste. Deux qualités pour lesquelles Nathalie sort avec lui. Il est heureux d'être en compagnie de gens brillants et il se flatte de sa simplicité. Par rapport à ses parents et à ses frères, il a bien réussi. Il a mené ses études et maintenant il gère pépère. Le vrai jaloux serait sans doute l'ami d'enfance - Claude Delacampagne. Mêmes origines bourgeoises que Luc, mais il a tout misé sur la frime : son pouvoir social. Il n'a pas réussi médecine et il s'est rabattu sur la solution du moindre mal : dentaire.
C'est un travail assez intéressant, surtout très bien payé - la principale raison du prestige social dont bénéficient les dentistes. Lui non plus n'a pas de progression intellectuelle à proposer. Il se contente d'accumuler les remplacements lucratifs jusqu'à ce qu'il intègre une place dans un cabinet dentaire et qu'il accumule les milliers d'euros mensuels. Il décide frustré de trouver prétexte pour ne pas venir. Il n'a pas vraiment de but dans la vie, sauf de sortir avec les plus belles femmes possibles, histoire de justifier de son travail prestigieux. Le reste suivra. Mais il se fiche de tout. Les enfants ne sont pas son truc. C'est beaucoup de temps à consacrer, peu de retour sur investissement - par rapport à sa propre personne.
Ce que Claude recherche, c'est le prestige social. Il est tellement imbibé par son obsession qu'il prend l'intelligence pour une donnée de réussite typiquement social. Le type intelligent, c'est celui qui réussit socialement - plus que le riche. Être riche est cadeau, être intelligent est un accessoire. En dilettante féru d'élégances, Claude aime beaucoup les accessoires. Il ressent rance l'impression de passer pour un blaireau auprès de sa conquête du moment. Son accessoire privilégié de soirée et de mondanités. La réussite académique de Céline ne lui pèse guère, car il a décrété que c'était une tête de la recherche médicale et qu'il n'envie pas du tout les rats de laboratoire (c'est son expression). Et puis, elle aime trop la continuité et le clame pour lui. Pas assez la fête et les paillettes.
Par contre, la destinée de Luc l'émoustille. Ils se connaissent depuis la première année de l'école élémentaire. Il est jaloux parce qu'il est proche de lui. Il a tout fait comme lui, simplement en moins bien. Luc est son alter ego, en mieux. Il est moins intelligent, moins brillant, moins performant. Il est trop péteux. Il souffrirait presque de son infirmité de snob médical, s'il pouvait formuler son manque. Confronté au déni de sa condition, il n'a d'autre choix que de l'exprimer par la jalousie. Il détruit sa propre erreur. Il errera dans son coin, à vieillir en séducteur. Il se casera avec une collègue, aura des enfants dont il ne s'occupera guère, pourvu qu'ils réussissent - socialement.
Abdel se lève tout sourire, un toast à la coupe. Il ne boit pas de vin, mais pour s'intégrer socialement, il s'est saisi d'un verre de jus d'ananas. Personne ne s'occupe du régime musulman d'Abdel. Luc sait qu'il ne mange pas de porc et que les règles de l'hospitalité élémentaire lui dictent de respecter le régime musulman de son ami. Pas question de manquer de savoir-vivre. Dans les milieux qui réussissent, il ne s'agit pas de passer pour un réactionnaire. On est ouvert, on est au vent.
"Un toast à la réussite de mes amis Luc et Céline! A leurs thèses, longues carrières et longue vie!"
Abdel s'est spécialisé dans les voeux et les toasts. Le bon camarade est soldat à la solde. C'est pour cette raison que Nathalie s'est mariée avec lui. Il est populaire, il est consensuel, il est du côté des gagnants. Les amis rêvent ravis. Nous sommes en plein dans la pire crise traversée par l'homme. Pour se relever, il faut l'affronter; quitter le désir, la complétude, le cauchemar. Se coltiner le changement. Croître et croire. Des milliers de victimes se font massacrer. Libye, Soudan, Côte d'Ivoire... Ici, Eonville, on s'amuse. On se gargarise. On oublie le danger. On oublie le péril. On sera submergé? La guerre à force de mirages? Plus tard, que penseront les suivants? C'est pas grave. L'important : vivre la belle époque. La Belle Epoque était réduite à quelques privilégiés. La prospérité de notre époque s'est plus étendue. Notre déni de déclin s'ancre sur la peur d'affronter la réalité. Le réel : le changement ne sera pas favorable aux favorisés actuels. Notre désir : nous ne changerons pas - si peu.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire