vendredi 20 mars 2009

L'écrivore

« J’accueille François Mau-ve-nargues ! »
Thierry Maupin se leva comme un élastique pour faire la bise à l’Ami-Ecrivain. Le complice. L’animateur le plus médiatique du PAF recevait l’écrivain le plus mondialiste de France. Le plus lu. Le plus bringueur. Le plus sniffeur. Deux publicitaires qui avaient réussi leur reconversion. L’un animait ; l’autre écrivait. À la télé. Le pied des nickelés. François Mauvenargues avait d’autant plus l’habitude des plateaux qu’il arpentait lui-même plusieurs émissions, de préférence sur des petites chaînes du câble, pour faire intimiste et minoritaire.
Thierry Maupin aurait rêvé d’écrire des romans historiques. Il avait la passion des faits et il recyclait son amour de la littérature en jouant à l’animateur pas seulement branché. Également cultivé. Il cultivait sa réputation d’être le seul animateur à débattre de littérature et il ne perdait jamais une occasion de rappeler cette gloire flatteuse. Son émission était le théâtre des modes qu’il lançait, comme la bise aux invités conventionnelle et faussement chaleureuse. Après minuit, le bisou sur la bouche.
Il riait à gorge déployée, de son rire sinistre et canaille. C’était un titi parisianiste, un arriviste sans jugement, capable de tous les excès. Il se targuait de la subversion qu’il instillait sur les plateaux, alors que c’était la subversion de la mode, la provocation du diable en croûte. Derrière sa coupe de cheveux courte et la jeunesse qu’il cultivait, Maupin avait passé vingt ans à sniffer de la cocaïne, pour sortir des slogans publicitaires qui marchaient du tonnerre. Vingt ans à fréquenter les boîtes de Paris, les fêtes chez les milliardaires de la jet, les îles paradisiaques et les chalets retirés.
Il sortait toujours, il sortait encore, mais avec retenue, comme le Grand Gourou qui impulse les modes et qui contrôle la vie – de la nuit. Pas étonnant que Maupin et Mauvenargues fussent copains comme cochons. Ils partageaient les mêmes valeurs. Mauvenargues le communiste ultralibéral. Maupin le sioniste du PAF, l’ex-royaliste maurassien. En fait, il n’avait jamais cessé d’être royaliste et maurassien, soit un élitiste en manque de monarchie et d’aristocratie. Son snobisme napoléonien le poussait à goûter aux styles pompier et kitsch. C’est ainsi que son plateau de télévision était un compromis entre une discothèque et un temple romain. Maupin était très fier de cette rencontre, qui signait de manière architecturale ses penchants : l’impérialisme et la fête. L’impérialisme de la fête.
Maupin était manipulé parce que ses amis avaient compris depuis longtemps le parti à tirer d’un cocaïnomane qui tirait les femmes, un éjaculateur tardif bientôt impuissant, qui se vantait de tromper sa femme pour mieux oublier sa passion prolongée avec un publicitaire. Maupin, le jumeau de Mauvenargues : le coco et le cocu. Leur inclination pour la télévision. Paraître. Sembler. Disparaître. Ressembler. Le reste n’était que du vent. La pub était du vent. La littérature était du vent. Seul le vent n’était pas du flanc.
Mauvenargues s’installa à la table d’honneur. La Table des Elus. La Table des Commandeurs. On y était quand on en était. Les rôles étaient solidement établis. Maupin présidait. Le joker de service vannait. Les invités promotionnaient. Les spectateurs applaudissaient. Surtout, de la légèreté. Surtout, pas de profondeur. Avec Mauvenargues, aucun danger : c’était le roi de la désinvolture. Le prince de la camelote. Le bouffon des bouffes et des pouffes.
« François Mauvenargues, vous êtes l’écrivain le plus lu de France et vous êtes l’écrivain le plus lu à l’étranger… »
La salle applaudit à tout rompre. Mauvenargues se remettait difficilement d’une nuit de beuverie. Il avait sniffé quelques rails de poudre pure et il tremblait. Il était rassuré par le panel de ses confrères. Pour la promotion de son livre, Maupin avait convié le comique le plus stupide du PAF, un sioniste extrémiste qui n’avait jamais fait rire personne. Moïse Rosenberg, de son vrai nom. Connu sous le patronyme de Gaston Frèche.
« François Mauvenargues, vous êtes connu pour votre engagement à la gauche de la gauche, plus précisément le communisme et l’altermondialisme. Vous avez écrit une des plus virulentes diatribes contre la publicité de ces dernières années… »
Mauvenargues hocha de la tête et se contenta d’acquiescer. Le plateau était acquis à sa cause. Rosenberg souriait distraitement. François contenait à peine une furibarde envie de se lever et de courir.
« Pourtant, changement de décor avec le 911… »
Roulement de tambour et lumière soudain tamisée. François comprit que les choses devenaient sérieuses et qu’il allait devoir assurer. Il s’était mis d’accord avec Maupin pour repositionner son image. Jusqu’à présent, il s’était complu dans la représentation de l’écrivain mondain, dandy, cynique et fêtard. Superficiel et frivole. Désormais, il entendait passer à la maturité, un zozo qui aimait plaisanter, mais qui ne plaisantait pas avec tout. Il avait grandi, il avait mûri, il était adulte.
« Vous avez sorti vote roman le plus abouti, le plus achevé, en tout cas selon moi, qui suit toute votre carrière depuis son commencement… »
François venait de sortir Tour de feux, qui se voulait le grand roman sur le 911. Il s’agissait de dépeindre les derniers instants d’une famille japonaise qui déguste une pâtisserie dans le restaurant perché tout en haut d’une Tour. L’avion kamikaze balaye tout sur son passage. Les scènes légères de la vie familiale, des touristes mondialisés, alternent avec les séquences haletantes, dans lesquelles le lecteur découvre les dernières pensées du chef du commando, le cerveau des pirates terroristes, qui ont détourné l’avion du sacrifice.
« Je ne lance pas tous ces compliments parce que nous sommes amis, même s’il n’est pas question de cacher une amitié dont je suis si fier. Mais moi qui suis un fou de littérature, un fou d’histoire, je tiens à signaler que vous avez réalisé votre chef-d’œuvre avec Tours de feux et que le 911 vous a permis de signer une œuvre bouleversante et majeure… »
Maupin, qui adorait mélanger les styles, appuya sur un bouton et lança une musique syncopée. Les spectateurs dansaient et applaudissaient. Les invités semblaient ailleurs, en particulier une actrice connue pour sa poitrine siliconée et ses amours tumultueuses. François ne l’avait pas remarquée de prime abord. Elle dodelinait de la tête en attendant que la promotion passe. Peut-être s’ennuyait-elle. François décida de rompre la glace et d’intervenir.
« Avec ce roman, j’ai décidé de montrer que la fiction est le meilleur moyen de réaliser ce qui s’est passé… L’imagination est la plus sûre arme du réel ! »
Il réajusta ses lunettes. Il avait un rictus très grave à la commissure des lèvres, comme s’il serrait les fesses en cachant son trouble nerveux.
« Eh bien, François Mauvenargues, permettez-moi de vous le dire : vous avez plus qu’atteint vos objectifs, parce que le lecteur est pris dans un thriller qui mélange pour la première fois le tragique et le burlesque. En fait, on a vraiment l’impression que vous avez dépassé ce qui faisait votre style, ce frivole un peu burlesque, un peu bohème, un peu cynique, pour y instiller la gravité et le tragique…
- Reconnaissez que l’on ne peut pas plaisanter avec le 911 comme l’on plaisante avec le monde de la fête…
- Et ce qui fait votre originalité, François Mauvenargues, vous qui venez plus que personne de la gauche, c’est votre refus de toute compromission avec ce que l’on pourrait appeler le négationnisme gauchiste, cette manière d’expliquer que finalement les Américains, avec leur politique impérialiste et criminelle, ont bien cherché, voire ont bien mérité ce qu’ils ont subi…
- Exactement. Je ne fais pas du tout partie de ceux qui ont applaudi aux actes terroristes et qui amalgament les Tours détruites avec d’autres actes de terrorisme ou d’autres massacres dont on parles moins parce qu’ils ne se situent pas en Occident. »
Mauvenargues se rengorgea. Rosenberg prit la parole en trépignant.
« J’en profite pour dénoncer l’antisémitisme latent de ceux qui essayent d’expliquer que ce sont les juifs qui ont commandité les attentats, qu’il n’y avait pas de juifs dans les Tours, que tout ça est un montage. C’est vraiment un discours odieux, qui rappelle les pires heures du vingtième siècle !
- Vous voulez dire que la Shoah n’est pas loin ?
- Je veux dire que les complotistes et les conspirationnistes racontent n’importe quoi et que c’est vraiment très grave ! Très très grave et très très mal ! »
François claqua des doigts pour jouer à l’artiste. Il craignait que l’on oublie son roman et que son intervention passe aux oubliettes.
« En même temps, il n’est pas possible de rejeter toute la faute sur l’Occident. Il n’est pas possible d’accuser les victimes d’un crime qu’elles ont subi…
- En cet instant solennel, seriez-vous prêt, François Mauvenargues, à revenir sur vos engagements et à soutenir l’Occident ?
- Eh bien, oui et non. Non s’il s’agit de le faire sans esprit critique. Mais un oui affirmatif s’il s’agit de lutter contre le terrorisme et de manifester son soutien inconditionnel aux victimes du 911 ! »
Maupin brandit le livre et le plaqua devant la caméra. Le geste signait l’innovation de son dispositif scénique : mettre en valeur les livres pour se mettre en valeur par ricochet.
- François Mauvenargues, Tours de feux ! Son nouveau chef-d’œuvre, son chef-d’œuvre tout court, n’ayons pas peur des épithètes ! »
Mauvenargues n’entendit pas la suite des propos, couverts par le brouhaha trépidant et les applaudissements furieux des spectateurs. Mauvenargues, qui voulait rester sobre, s’inclina avec emphase en direction du public, pour signifier que son propos n’avait pas besoin de commentaires superflus. Il sortit en tournant sur lui-même, sur l’air des lampions. Le public s’était levé et bissait à tout rompre.
Jamais Mauvenargues n’avait assisté à pareil triomphe et c’était le sien ! C’était son triomphe ! Pas fâché de se prendre pour un Empereur en défilé, il savoura sa parade en se souvenant qu’il jouerait dans un instant les modestes : sortir l’air de rien était encore le meilleur moyen de se donner de l’importance. Mauvenargues était un empereur de la fête. Un empereur des faits. Il grimpa les marches en courant, saluant le public comme les acteurs de théâtre ovationnés.
« François Mauvenargues, mesdames et messieurs, vous pouvez applaudir ! »
Ça y est, il avait disparu dans les coulisses, et soudain, patatras, pâte à trac, il rata une marche et s’affala de tout son long. Son nez lui fit horriblement mal. Au secours ! Il saignait du pif. Il trissait du PAF. Il repoussa les sollicitations des techniciens et des assistantes qui s’empressaient d’accourir pour le relever. Son seul soulagement fut de constater que l’accident s’était produit hors du champ de la caméra. C’était passé inaperçu. Le plus important : l’honneur était sauf.

« François, tu fais quoi ? La raclette attend ! »
C’était son frère Charles. François Mauvenargues sursauta en appuyant sur l’interphone. Depuis deux heures, il traînait dans sa chambre d’hôtel. Tout le monde l’attendait dans la salle à manger. Un luxueux chalet que François avait loué avec Charles et des copains de Neuilly. Un peu de ski, un peu de raclette, beaucoup de veillées. La joyeuse bande de drilles millionnaires se réunissait dans les Alpes d’Autriche pour s’amuser, boire et festoyer. Ils venaient de Neuilly, ils avaient réussi, certains passaient à la télé, d’autres géraient des portefeuilles. En particulier les Mauvenargues. Les rois de Neuilly. Les stars de la bourgeoisie d’affaires. De Paris.
François toussota. Une légère grippe n’en finissait pas de l’irriter. Les beuveries montagnardes ne risquaient pas de la guérir. Charles possédait toujours sur lui une forte emprise. Ses efforts pour s’éloigner de son modèle fraternel étaient vains. François se sentait le canard boiteux de la saga familiale. Le vilain petit canard. Que l’on juge ? Charles est un riche banquier et un entrepreneur accompli. Il a réussi des études exemplaires, grande école de commerce, master aux Etats-Unis. La classe. Le papa était investisseur au sein de Watteau, la principale banque d’affaires de France – l’une des plus réputées au niveau mondial.
Charles n’a eu aucune peine à succéder à un homme qui figurait dans les plus prestigieux conseils d’administration. Papa était une des têtes du capitalisme français d’après-guerre. Les Mauvenargues sont une famille de commerçants juifs, bien connu pour leur engagement sioniste, notamment après la Première guerre mondiale. Papa avait travaillé pour les banques de la place, notamment les illustres Franco-anglais Meyer. Des marchands de l’Empire britannique. Leur réputation était immense. Il faut dire que leur influence dépassait de loin ce qu’on leur prêtait de pouvoir.
Officiellement, c’étaient des philanthropes, qui patronnaient des associations caritatives pour le développement, la santé ou l’écologie. Ils se tenaient à la tête de banques renommées, des nains en comparaison des grandes enseignes de la place londonienne. Si l’on creusait, ces désuets appartenaient à la clique des frappeurs de monnaies. Leur fortune dépassait l’entendement. Ce qui leur importait était le Pouvoir. Le pouvoir de l’avoir. Le pouvoir de contrôler l’économie mondiale. Watteau travaillait étroitement avec les Meyer sur les marchés monétaires.
Charles le Bien-Né avait sorti son carnet d’adresses familiales. Innover. Poursuivre le sillon paternel. Creuser la banque. Il s’était lancé sur le marché porteur : la bulle Internet. Il avait fondé une start-up qui avait fait grand bruit. Le but ? Vendre de l’ultralibéralisme sur la Toile. Profiter du réseau virtuel pour proposer aux PME des fonds d’investissement qui agrandissent leur surface. Réussite programmée, programme ingénieux. Charles se vivait comme un créateur, un inventeur, un artiste – de l’entreprise.
Charles cartonnait avec son concept révolutionnaire : le banquier d’Internet au service des petites entreprises. Le philanthrope de la Toile. Le banquier des humbles. Le socialiste des ultralibéraux. Qu’il aimait brouiller les cartes ! Subvertir les identités. Charles avait fondé un club qui marchait du tonnerre. Génération Dynamique, la ligue des jeunes patrons qui manageaient des entreprises novatrices. Corollaire nécessaire : le succès. Le Succès libéral. L’expansion financière. Charles foudroyait la réussite et expliquait son triomphe par sa méthode. La méthode qui fonctionne. Les ratés étaient des tarés, des bêtes trop formatés pour utiliser les règles. CQFD.
Charles suivait le modèle des patrons à qui la vie souriait. Des patrons télégéniques. Des patrons porteurs. Des ambitieux. Charles était le patron des accomplis, le modèle des épanouis, la recette pour profiter de la vie. Bref : Charles était le patron des patrons. Le patron de la famille, la branche de Neuilly. Ses proches étaient très fiers de leur jeune premier, qui faisait des affaires comme on fait la fête et qui s’apprêtait à prendre la tête du Cercle du Patronat Français. Avec pareil élu, le CPF était sûr de dépoussiérer sa réputation et de passer de la caricature du gros industriel méprisant à la féerie du jeune prince talentueux, beau, souriant, bien coiffé et entreprenant.
Surtout avec les filles. Charles était un modèle de play boy. Il arborait un rituel catogan blond platine. La coupe du rocker ultralibéral. Serial rocker. Le jeune premier rangé dans les affaires. Les héritiers Meyer avaient lancé la coupe : Charles montrait à quelle source il s’abreuvait. Il jouait avec les stéréotypes. On pouvait avoir les cheveux et les dents. Les femmes de la haute encensaient les héritiers. Les Meyer ? Elles kiffaient les banquiers.
Les héritiers fascinaient. Les héritiers subvertissaient. Les mondes, le monde, la mode. Les beubeus cools, la nouvelle aristocratie, la nouvelle branchitude, les nouvelles valeurs. Valeurs actuelles. Rien de plus jouissif que de concilier la « rebelle tendance » avec la « spéculation rapace ». Charles le marginal exprimait la marge de la réussite : le rebelle de la banque, le subversif du succès. Le milieu était amené à verser dans l’imagerie. Le milieu obligeait à subvertir pour normer. Subvertir pour divertir.
Avec un frère bohème, un frère « non-banquier », probable que François aurait fini en kamikaze de la camisole, asphyxié par la perfection insoutenable de son modèle de tutelle. François avait surinvesti le côté fantaisiste qui manquait à Charles. Charles était à la pointe du progrès ultralibéral ? François avait versé dans la subversion. Subversion de la subversion. Subversion du milieu des affaires. Ultrasubversif : François révolutionnait l’ultraconservatisme. Le Che des banquiers. Très tôt, il avait décidé qu’il serait écrivain. Enfant, il était incollable sur ses modèles. Il se rêvait en prophète de la science-fiction. Prédire l’avenir est l’objectif prioritaire de tout écrivain.
François avait vu son destin confirmé par le cours de sa vie. Il était moins beau que Charles. Moins brillant. Moins mondain. Plus drôle, plus farfelu, plus décalé. Après des études de sciences politiques, il s’était lancé dans la pub. Après tout, son frère aussi était dans la pub. La représentation. À Neuilly, la pub était la propédeutique à la littérature. La pub était la littérature des patrons mondialisés. La pub était la science-fiction du marché.
Pas de doute, François était un vrai fils de pub. Il cultivait son côté dandy de la finance, qu’il dérivait de l’élégance raffinée de son frère : avoir l’air toujours de planer, toujours d’errer. L’erreur de l’errance. L’erreur rance de l’ère heure. François mettait un point d’honneur à déglinguer les codes de son milieu, en particulier les habits. La sape. Il ne cessait d’employer le terme destroy. C’était le destructeur à la mode, le destructeur du milieu, le destructeur de la destruction. Le porte-parole des destroyers. Charles était arrivé au sommet en ligne droite. François en ligne moite.
À un moment, François avait dû sortir de l’ornière de la pub. Il était payé une fortune pour produire des formules définitives. Des tonnes de femmes, des tonnes de fard, des tonnes de flemme. Des soirées tendance. Il était drôle et intelligent. Il avait le bon goût de boire de la tequila. Il sniffait aussi de l’héroïne. L’ouvrage de sa vie : se détruire pour réussir.
François avait vite intégré les données de l’alternative. On était écrivain ou publicitaire. Il fallait choisir entre le slogan qui claque et l’écriture qui clique. Bingo ! Il avait claqué la porte de son agence, soulagé de susciter la contestation. L’opposant à ses origines. Sublime coup de pub que de quitter la pub ! Faire la pute littéraire. Faire de la littérature en publicitaire, à coups de formules frappantes et inachevées. Coup de génie : son engagement communiste. Coup du foulard : se revendiquer altermondialiste.
S’amuser. Se divertir. Coco de Neuilly. Coco des libéraux. Coco des banquiers. Son communisme se mariait à la perfection au mondialisme atlantiste. Son roman contre le milieu de la publicité avait marché du tonnerre. Prix, plateaux, ciné. Il ressassait sa subversion. Aucun doute, François travaillait pour les siens. Ses intérêts étaient ceux du capital. Ses poses capiteuses confortaient ce qu’elle contestait. À ce compte, pas étonnant que Charles manifestent une tolérance sans borne pour les excès de leur écrivain terrible. Ce que tout Neuilly révérait comme le prodige de la littérature était un agent double. Un publicitaire qui avait par l’entrisme brouillé son élitisme dans le gauchisme.
François ne songeait qu’à amuser. À poser. Ses millions perpétuaient le faîte de sa fête. Il jouait au gauchiste dans le caviar des arts. Les arts dorés. Les ors des arts. Lézards. Il avait besoin de l’élitisme pour contester. C’était un agent d’élite, un propagandiste qui passait sur les plateaux de télé après avoir vidé les plateaux de homards. Sans télé, François n’aurait pas écrit. Il jaugeait de sa réussite à l’aune de son succès médiatique. Sans les médias, il n’était rien. Il projetait de se lancer dans le cinéma pour compléter la trilogie : télé, pépés, nénés. Il était fasciné par le ciné.
À force de vendre sa littérature, François était devenu une célébrité hype. Promotion et stupéfiants. Tromperie stupéfiante. Dans la famille Mauvenargues, on appelait le saltimbanque avant le banquier. Le saltimbanquier. Le satin banquier. Les femmes en quête de quêtes harcelaient le floueur du flouze de leurs ardeurs désintéressées. Les actrices, les mannequins, les sculptrices… Elles se lançaient dans la peinture abstraite pour l’interpeller. Sa barbe de beatnik cachait mal un immense menton qui remontait comme un goitre de pélican. Atypique.
Les parents Mauvenargues étaient très fiers de leur progéniture, en particulier du formidable Charles. Le père se mirait dans la projection du banquier Internet. Les Mauvenargues se présentaient comme la dynastie de Neuilly, la réplique des Meyer ou des Watteau. Mais François n’était pas le dernier de la classe. Ou alors le dernier des deniers. Rien de plus prestigieux dans la haute (finance) que de compter dans ses rangs un homme de lettres, dont on puisse mentionner le nom dans les cocktails (Molotov). Auparavant, c’était la religion qui inclinait à l’offrande chic : on donnait le second fils à Dieu. Pour les banquiers, la laïcité démocratique et la liberté inclinaient vers le don de l’art. Le don des arrhes.
François s’échinait à ne pas ressembler au lettreux pompeux, lorgnant d’une Académie vers l’autre. Il en rajoutait dans le côté autiste de l’artiste. Depuis sa période pub, il se défonçait. Il tenait à passer pour un marginal. Plus il se défonçait, plus il écrivait. Dans son milieu, cette attitude n’était pas loin de représenter la marque du génie. Après tout, les golden boys se défonçaient bien. Pourquoi pas les écrivains ? Surtout les écrivains de la publicité !
Il avait un rapport très orienté à l’Art. L’art des dollars. L’artiste ? branché sur les dollars. L’enfant terrible de la société ? l’artiste publicitaire. L’artiste se mouvait dans l’élite chloroformée. Tant et si bien qu’il avait fini par amalgamer la société et l’élite financière. Pour François, son monde était représentatif de l’homme. Ses excès étaient subversifs de l’âme. Enfant-banquier, enfant-rentier, l’artiste exprimait le frivole du décalage. Pari gagné : les grands bourgeois de Neuilly le rangeaient parmi les géniaux et les marginaux.
François l’excentrique excentrait la perspective ultralibérale. L’élitiste de la marge. Le bohème millionnaire. François avait lancé des slogans. Sa dénonciation de la publicité avait valeur d’aveu. De vœu ? Il n’hésitait pas à invoquer les grands exemples, les Baudelaire ou les Proust. Dandy comme Baudelaire. Snob comme Proust. Bref : frivole comme Mauvenargues.
Il lui était déjà venu à l’idée que sa popularité dans les milieux les plus huppés et branchés n’était pas bon signe. S’il était reconnu des snobs et des bobos, c’est qu’il n’avait pas coupé le cordon ombilical. Un marginal aurait été marginalisé, surtout par les bien-pensants gavés de leur réussite. Le moule élitiste. Le milieu parvenu. Les commerçants et les marchands. De tempos en tempos, un musicien. De temps en temps, un peintre. Par beau temps, un critique. Par tant de pli, un galeriste. Banco : un écrivain. François Mauvenargues l’éclectique des médias.
Présentateur radio, animateur, dépenseur, incompris. Il était l’écrivain des Mauvenargues, l’écrivain des investisseurs, l’écrivain de la jeunesse friquée, l’écrivain des mondialisés, l’écrivain de l’ennui, l’écrivain fringant, l’écrivain qui bringue, l’écrivain qui drague, l’écrivain qui drogue. Ceux qui admiraient son mode de mode l’admiraient. Les admirateurs de l’Occident mondialisé. Mauvenargues écrivait pour l’élite en mal de subversion. Pour l’élite subvertie.
François se leva. Il était encore ivre de la soirée fondue de la veille. Du moins il le sentait. Il descendit les escaliers en sautant, comme un éternel adolescent, sans avoir pris le temps de se recoiffer. Lui aussi arborait un catogan made in Neuilly, mais, artiste oblige, sa coupe était moins soignée que Charles, plus touffue, et surtout, surtout, signe de rébellion, sans aucune trace de blond. François était le rebelle des belles : pas de teinte dans sa chevelure de transgresseur pur.
« Regardez-moi le travail : François est en pétard ! »
La blague fit se tordre la tablée. Le banquet des banquiers donnait dans le potache avant la potée. François rit de l’allusion : son goût immodéré pour le joint était célébré, peut-être pour différer la vérité – qu’il ne tenait qu’avec la cocaïne et les excitants. Les veillées disco en discothèques devenaient des jeux d’ado avec l’Excitant qui vous transformait le réel en rêve de crédit. Tout devenait possible en deux lignes. De la coke à l’écrit. Bien dit. Il y avait le Bourgogne. Il y avait le champagne. Il y avait les Berlutti. Et puis, il y avait la cocaïne. Au juste, François ignorait le stock exact de sa coke de roc, mais une chose de certain, c’est que la potion magique existait.
Ereinté ? Hop, un petit rail ! C’était reparti ! Comme sur des roulettes ! François s’assit sagement dans le brouhaha de sa venue. À croire que les fées s’étaient penchées sur son berceau pour lui attribuer le don de la popularité. Quand il était en vacances, détente et farniente, il mettait un point d’honneur à ne pas sniffer. Charles l’apaisait, la compagnie du microcosme, les amis de Neuilly, la bonne bourgeoisie. À la vérité, c’était les amis de Charles qui étaient venus. François n’avait pas d’amis. Il n’avait que des complices de vice.
François se la jouait perso. Pour vivre célèbre, il vivait seul. Ses sorties parisiennes, il les programmait entre personnalités, télé et show bise. Le must, c’était de se la raconter avec un écrivain, un éditeur et deux mannequins. L’écrivain pouvait être animateur, comme l’ami Maupin. Le rêve de Thierry Maupin ? Romancier historique. Une soirée avec Maupin, c’était le gage du strass, des belles femmes, de la reconnaissance. François était habitué au quotidien people. En comparaison, une semaine autrichienne, c’était d’un tel bobo anodin que c’en était exotique. Dans le milieu de François, l’ordinaire était si extraordinaire que l’ordinaire devenait incroyable. Il n’était pas rare de partir en coup de vent, pour un safari au Chili ou trois jours à Las Vegas. Sur un coup de tête. En comparaison, la semaine autrichienne sonnait comme le gage de la détente.
« François, il faut que je te parle… »
C’était le bras droit de Charles qui était venu aux nouvelles sans lui laisser le temps de placer une ou deux réparties. Laurent Mauduit, spéculateur de son état. François l’avait toujours connu aux côtés de Charles. Même école de commerce, mêmes stages, mêmes projets… Quand Charles allait, le bougre valait. Pour dire, il avait épousé la sœur des Mauvenargues. C’était la voix de Charles.
« Je n’ai pas le temps… »
Un sujet qu’on n’abordait jamais en présence de François, c’était sa dépression chronique. Latente. Sous cocaïne ou ecsta, son spleen s’estompait. Dans les milieux culturels, on tenait l’argument-massue : la mélancolie de l’artiste s’exprimait. Contre les ragots, c’était la preuve que François était un authentique écrivain et qu’il vivait selon des codes étrangers à la norme.
« C’est au sujet de ta carrière. Tu n’ignores pas que le 911 est un jour terrible pour l’Occident – et pas seulement pour le peuple américain… »
François se figea. Le 911 était pour lui un sujet tabou. Le terrible attentat qui avait endeuillé à jamais les Etats-Unis venait de survenir depuis à peine six mois. François se refusait catégoriquement à utiliser l’argument scandaleux des gauchistes les plus radicaux. Le prétexte n’était que trop connu : certes, les attentats étaient abjects, mais les Etats-Unis l’avaient bien cherché, avec leur politique impérialiste et criminelle.
François se refusait à sombrer dans cette folie au nom de son engagement altercommuniste. Droit dans ses bottes, il méprisait les attaques de cet acabit, en particulier son ami de littérature, l’écrivain anarchiste Alain Chanfilly. Celui-ci n’hésitait pas à expliquer que la frivolité de François l’empêchait de comprendre un traître mot à la signification métaphysique du 911. Non seulement le 911 était un châtiment divin, mais il annonçait l’effondrement de la puissance impérialiste américaine. Bien entendu, François haussait les épaules quand on franchissait un pas supplémentaire dans le délire antioccidental, antiaméricain et antisémite et qu’on accusait les Etats-Unis d’avoir fomenté ces attentats…
Et pourquoi pas les Juifs, comme parfois François l’entendait susurrer ? Lui qui était sioniste et juif, son poil se hérissait à l’évocation de pareilles sornettes !
« Laurent, tu sais bien que je n’ai jamais cautionné les dérives sectaires dans cette triste affaire. Je suis communiste et solidaire des Etats-Unis…
- Bien entendu, François, et c’est précisément ce qui motive ma démarche ! »
Mauduit était un protestant qui ne badinait pas avec l’antisémitisme et qui finançait en compagnie de Charles toutes les actions du sionisme en France, en particulier les activités de lobbying du Conseil Français Juif.
« Avec Charles, nous avons longuement considéré les contestations de la version officielle du 911… »
Il fronça les sourcils en signe d’irritation.
« Ces manœuvres sont détestables ! Franchement ! Elles équivalent à du négationnisme ! Et je pèse mes mots !
- Ta lucidité t’honore, François…
- N’exagérons pas : en tant qu’écrivain, j’ai un devoir d’extralucidité ! »
François alluma une cigarette. Il tira une violente bouffée.
« Charles te cite souvent comme le grand écrivain de ta génération ! »
À force qu’on lui lance le compliment, François en était presque venu à croire que c’était vrai. Il se tut pour accentuer le contraste.
« Nous avons un grand projet pour toi ! Un grand projet d’écriture ! »
François dressa l’oreille. Il était en panne d’inspiration. Les travaux de commande pouvaient déboucher sur des réalisations de valeur. Peut-être tournait-il en rond dans ses thèmes mondains et décadents. Peut-être avait-il besoin de sortir de son univers étranges et de suivre des suggestions étrangères.
« C’est au sujet du 911… »
Mauduit tapota avec emphase sur la table, de ses longs doigts fins et impeccables. François se souvint de ce moment comme d’une discussion cruciale. Il s’était ouvert au monde et était sorti de l’âge adolescent à cet instant. C’est du moins ce qu’il déclara ensuite à ses interlocuteurs quand ils lui demandaient comment il avait eu l’idée géniale d’écrire sur le 911.
« Ce serait bien si tu écrivais sur le martyr des victimes du 911, de ceux qui étaient prisonniers des Tours et qui ont subi le 911 de l’intérieur… »
François, qui adorait faire de la comédie, claqua des doigts.
- Ca, c’est de l’idée ! Je sais ce qu’on peut proposer : se mettre à la place de ceux qui étaient dans le resto en haut de la Tour. Je ne sais plus laquelle, mais peu importe…
- Excellente initiative ! De toute manière, nous n’avons pas à nous immiscer dans ton inspiration. Avec Charles, nous nous sommes dits : nous tenons le sujet littéraire, nous ne sommes pas des écrivains et nous connaissons intimement, si tu me passes l’expression, le meilleur écrivain de sa génération…
- N’oublions pas non plus Curtis Field ! »
François se passa la main dans son catogan pour se décoiffer légèrement. Il ne cessait d’évoquer son alter égo, un Américain dézingué, qui vivait dans le luxe de la drogue, un jet setter qui tirait à des millions d’exemplaires ses romans, un habile qui dépeignait le monde superficiel des éditeurs chics de New-York et des salons artistiques, des mécènes richissimes, des financiers et des banquiers issus de la Côte Est.
« Je ne connais pas… »
François sourit : au rayon de ses fréquentations, les plus brillants spécimens de la finance n’avaient aucune culture – tout court. Ils appréhendaient le monde de manière totalement pragmatique. Toute proposition qui ne présentait pas d’application immédiate était dépourvue d’intérêt. Le critère de la réussite résidait dans la surface financière. Etre traité de cynique avait valeur de compliment pour cette caste si touchable.
« Tu pourrais être le premier écrivain à aborder le grand sujet universel de ce nouveau siècle chrétien… »
Par égard pour les juifs, Mauduit avait pris la peine de distinguer entre les calendriers chrétien et juif. François ne releva pas. Il se moquait de ce genre de préjugés, et puis il écoutait vraiment : il tenait son sujet, d’un financier prévisible, un modèle de rigueur sérieuse, le fort en thème qui cassait la baraque. Le 911. Le grand œuvre de sa vie de frivole out. Il reprit espoir : dans le fond, il sentait bien que les romans qu’il pondait étaient des comédies insignifiantes, sans doute déconnectées du réel. Elles fanaient plus vite qu’ils ne les écrivaient et il se désolait de cette inoffensive nocivité. Il se rattrapait sur les gueuletons. On lui passait tous les excès du fait de son statut. Écrivain à succès. Qui a du succès se vautre dans les scandales.
Il alluma une nouvelle cigarette et chercha machinalement une coupe. Une idée de Charles. Béni soit son inspirateur. Son aiguillon. Sa muse. Il tenait son sujet. Original one. Qu’il allait être génie ! Il manqua de défaillir. Il la tenait sa fiction ! Il n’avait plus besoin de la science-fiction pour inventer. Il allait produire des frictions. Des bulles. Du savon. La vie était belle : le 911 vu de Neuilly, c’était la fenêtre dont il avait besoin pour exprimer son monde. Le format manquant. Au moins on ne pourrait plus l’accuser de désinvolture.
Il se leva, désormais assuré de sa stature d’écrivain majeur.
« Oyez, oyez ! À l’assemblée des fondus autrichiens ! Je tiens l’Idée ! Ecoutez-moi ou je fais un bonheur ! La fiction est le meilleur moyen de réaliser ce qui s’est passé ! L’imagination est la plus sûre arme du réel ! »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire