mercredi 24 juin 2009

Le premier des sionistes

« Je ne pense pas qu’on puisse philosopher de nos jours sans Spinoza… »
Le ton ondule, chantonne, fredonne. Il est sirupeux, mélodieux, odieux. On s’arrête à la fin des mots, on rythme la phrase d’une prosopopée incessante, on prononce les gutturales à la façon english. L’émission touche à sa fin : la littéraire de la Une, animée par le journaliste le plus populaire de France, un arriviste qui se pique de prose à force de prendre la pause. La diffusion est différée, puisqu’on parle belles-lettres en fin de soirée.
Les invités sont des éditeurs, des cooptés. Dans tous les cas, des hommes de l’Etre – jamais d’écrivains. Derrière les vitres du studio, la productrice s’entretient avec le directeur. L’affaire est suivie de près : de Saint-Germain, au moins. Il y a du monde dans la salle, l’enregistrement est ouvert au grand public.
« C’est un de nos jeunes philosophes. Un prometteur. Il participe à sa première émission, pour son premier essai, une première tentative de comprendre le réel à partir de l’apparence et sans l’Etre…
- Problématique très primaire !
- Que veux-tu ? Un normalien, la rue d’Ulm, l’agrégation de philosophie…
- Je vois : il ne faut pas attendre d’une bête à concours qu’elle produise de la granule.
- Pourtant, le garçon a de l’avenir : il est le fils de l’éditeur Méribel – le gendre du philosophe Elias…
- Méribel… L’éditeur d’Elias ?
- Ces gens aiment quand les affaires restent en famille… »
Alain Méribel recoiffe langoureusement son visage de chérubin.
« L’apparence personnelle me laisse de marbre, mais cette indifférence n’est nullement incompatible avec mon substrat ontologique : il n’existe rien d’autre que des apparences – derrière les apparences… »
« Voyez le cabot ! Exercice de narcissisme : se moque de la beauté. S’il fixe l’heure à sa montre, c’est pour mieux mirer le cadran de son luxe. L’histoire d’un jeune homme très oppressé : un rendez-vous éditorial l’attend chaque heure. Dans un café de Saint-Germain, le directeur du magazine de philo branché le consulte. Un ami de thurne, les pères étaient intimes, déjà… Les normaliens gardent d’étroites relations après leurs études.
- Le temps passe, le temps presse. »
Chantal Etienne est la productrice. Elle a le vent en poupe. Sa réputation : fait et défait les carrières. Reine de l’Audimat. Elle bénéficie des bons soins du directeur de la Une : les marionnettistes nagent dans l’osmose. Quels sujets abordent-ils ? Des broutilles cathodiques ? Ce n’est pas lors d’un enregistrement qu’on cause.
« Méribel, il est dans les affaires ou dans les lettres ?
- Quand tu fais des lettres, tu fais des affaires !
- Ils traitent la philosophie comme une intrigue qui rapporte.
- Et elle fructifie ! Ils sont riches. Ils sont beaux. Ils sont béotiens. Nos deux érudits viennent du commerce. La famille Méribel est propriétaire d’un important patrimoine. Elias a vendu le négoce paternel de bois.
- Ils feront toujours des affaires…
- Ce sont des Séfarades d’Oran. Ils surfent sur la Shoah, ils sont antiantisémites. Ils sont sionistes. L’idéologie produit. Les fiers-à-bas de la place l’ont compris !
- Des scribouillards ?
- Reconvertis dans la philosophie médiatique ! »
« Je ne voudrais pas sombrer dans le pédantisme, mais il est clair que plus on moralise, plus on est immoral ! On immoralise ! Spinoza l’avait déjà démontré et Nietzsche appelait à sortir des carcans du bien et du mal ! »
Alain Méribel n’aime pas qu’on l’appelle Junior. N’a-t-il déjà pas tout d’un grand ? Comme son père, Alain est sur le point d’accéder à la célébrité. Il bénéficie des diplômes, il a les relations. Assistant-chercheur, il est en poste à l’Institut politique de Paris, en attendant la prestigieuse Ecole Polytechnique. Question de sang.
Il sait que son temps viendra. Il attend. Il doit juste apprendre la patience.
« J’aimerais bien apprendre ce que se racontent la Etienne et le dirlo…
- Leurs affinités suivent les courbes de l’audience. En cas d’avanie, ils ne se parleront plus…
- Le fort-en-thème a fini sa leçon ?
- L’héritier a du bas goût. Une mine de minet, à la mode du monde, Saint-Germain cultive la prétention. Ulm la prétérition. Niveau idées, le désert est recommandé. Les perroquets savants sont de sortie. L’excellence rabâche sa médiocrité. Un jour, Alain se réveillera avec une inflammation du bulbe, il l’aura cherché ! »
« Alain, cette bonne surprise !
- Toi ici ? Je croyais que tu tenais conférence à Rio ?
- Ma femme inclinait pour la saison hivernale, quand il fera moins chaud… »
Junior ne se sent plus. Elias qui l’attend à la sortie d’un plateau, plus qu’un adoubement, c’est la bénédiction du maître envers le prétendant. Elias est le roi des télévisions. Coiffé de sa tchatche en plis, il ne se démontre jamais. Comme on se garde de contredire le taiseux, la morgue passe pour de l’assurance-vie.
« Ton père m’a informé de ton plateau. Pour cette première, je suis venu porter mon gendre au pinacle de l’éloquence…
- Si tu savais comme je hais les supporters ! Des moutons bêtes et méchants…
- Ta famille m’est plus chair que la mienne…
- Je…
- Venez passer quelques jours dans mon riad ! Essaouira, la mer, c’est le pied pour un philosophe ! L’air marin exhale l’inspiration de son verbe iodé…
- J’ai dévoré le philosophe surfeur. L’eau est inouïe !
- Ton surfeur est un camarade, avec qui j’ai dîné dernièrement. Un plaisant iconoclaste qui me rappelle les moralistes, en sus de sa fine pointe nihiliste. Ne lui manque que la musique. C’est ma marotte. Désolé si mon pied s’accorde à mon esprit de composition ! Je ne lis jamais d’écrits en période conceptuelle… Question de méthode, comme énoncerait un de mes devanciers de la langue française.
- Tu sors un opus ?
- Ton père m’a inspiré ! Il est ma muse. Une méditation sur l’extension et la perpétuation de la démocratie. J’en suis aux limbes du verbe et je souffre comme une femme qui accouche. Enfin, grâce à ton créateur, ce libelle tient la rampe !
- Papa est d’une intelligence… visionnaire !
- Je lui ai toujours suggéré d’écrire au lieu de se cantonner au passeur. Il ferait un romancier... J’ose le terme ! Méribel, Balzac de son époque ! De notre époque ! La présentation claquerait au vent de la renommée !
- La communauté des amis philosophes. Tu en es le phare ouest… »
Sans le laisser achever, Elias passa la main autour de son épaule. Leur distinction était intime.
- Il faudrait aborder le sujet qui me tient à cœur. La confession. J’ai appris que tu rédigeais un journal…
- C’est en évacuant ses idées qu’on les purifie, non ?
- Comme c’est bien dit. Comme c’est ciselé. En-vo-yé. Artiste !
- Papa me le répète depuis que je suis en âge de déchiffrer !
- Le genre politique te conviendrait à merveille. Un ministre cherche une plume pour sa campagne européenne. Un socialiste du bon coté de la gauche. La liberté. La gauche libérale. Pas le dogmatisme du communisme. C’est un sénateur. Ton style toucherait la fibre du peuple…
- Moi ?
- Sionistes, la fibre est en nous ! Notre élu se rapproche de l’élection… »

Senior se recoiffe. Les cheveux grisonnants, il ajuste son rôle. Les femmes aiment les vieux beaux. Pour preuve, son succès auprès de la gente féminin ne se dément pas. Son mariage avec une journaliste séfarade repose sur un accord explicite : elle gère son patrimoine parisien; il jet set. Dans ces milieux, avoir du succès est gage de fortune.
Luc Méribel a deux atouts contre lesquels on ne lutte pas : éditeur de la place et ami d’Elias. C’est la splendeur. À Essaouira, Méribel a atterri en célibataire. Sa femme vers Oran la natale - une semaine confortable dans le riad de Frère Elias – Essaouira, la touriste par excellence. La ville pour les surfeurs, les stars, les musiciens et tous les artistes qui ont réuni du pécule. L’ami Elias a transformé le palais en conte de fées. Très zélé, Luc n’a pas débarqué les mains vides : il surgit toujours avec ce qu’il appelle des libellules. Des créatures. Des fées pour comte. Pas une semaine chez Elias sans libellule. Cette fois, il est accompagné de la Deteschi, une top recyclée dans la chanson. Une refaite qui connaît la musique.
Coco abonde en caprices et en amants. Niveau reconnaissance, c’est une des plus belles prises de Méribel. Pour qu’il accroche la Deteschi dans ses filets, il faut plus qu’un poil de célébrité ou un soupçon de pouvoir. Il faut appartenir au cercle des gens qui pèsent. Méribel soupèse son identité. Avoir les moyens d’entretenir des maîtresses, des immeubles et des livres : c’est Byzance ! Deteschi entre dans l’histoire par son corps. Une belle vaut plus qu’une cervelle. Elle séduit de nuit et elle nuit de jour. C’est plus rentable que le talent.
Elle n’a aucun goût. Elle défile en chanson. Le temps file en chaussons. De famille industrielle séfarade, Deteschi ne s’affiche qu’en sionistes. Dans le milieu, elle est réputée. Les mauvaises langues l’habillent en pute, mais c’est la jalousie des mêmes buts. Deteschi vante sa bouche, son nez, ses pommettes, ses seins, son ventre. Elle a tombé des chanteurs, des guitaristes, des politiciens, des industriels… Elle arpente le gotha. Question sionisme, elle ne pause pas. C’est sa culture, son éducation, sa mémoire. Elle sort de quatre ans avec le fils d’un avocat, chasseur de nazis, un père à fils.
Le fiston est nom, coureur, jupon. Deteschi coucou des cocues, elle se moque de l’amour. Elle défile, elle file, elle bile. Vu son carnet, elle n’a pas froid aux yeux. Elle opère au-dessus des sentiments, adresse hors du commun, catégorie élite, ni trahison, ni jalousie. Les pépètes : elle fait ce qui lui chante. Elle flatte, elle manipule, elle séduit. Elle vit de vits. Une courtisane a dépassé depuis l’enfance la mentalité moraliste.
Incomprise des hommes, c’est bon signe. Méribel s’en moque. Les libellules, il a l’habitude sans aile. Il est au-dessus des fées. Le ritualiste sort les jouvencelles du monde. Il hiérarchise : la femme est mère, les maîtresses superficient. À ce niveau, on fournit la came. Les dames adorent. Luc pioche. Il a les mêmes valeurs qu’Elias. Son jumeau, son pendant. Leur amitié appartient à leur gloriole. Aux gazettes de la mode. À la littérature, comme l’évoque Elias le nébuleux.
Elias est marié avec une actrice goy et qui entretient la même mégalomanie que son tendre époux. Elias est le produit d’appel de Méribel. Bonne pioche : séfarade, ami, philosophe, agrégé, normalien... On gagne beaucoup à fréquenter Elias. Alors ses dérapages et ses dithyrambes, Alain s’en moque comme de l’an christique. Les compères se sont renvoyés la bulle : témoins de mariage. Elias a eu des enfants avec un mannequin séfarade sioniste ? L’impie, c’est pour la noce, les paillettes et les pellicules. Elias s’en pourlèche les babines. Qu’on le conteste ou qu’on le teste, l’important est qu’on parle de lui.
Il est l’intellectuel médian de la génération médias. Format cinéma. C’est sa certitude : intello des bacs à ondes. Dans les rédactions, Méribel est le vizir. Il a eu une idée lumineuse, une inspiration de sioniste : la fille d’Elias, l’unique enfant, la chérie choyée, déprimait. Une chieuse, l’amour suicidé à force d’avoir ses appétits sous le ventre. On crève d’être envie. Il a donné son fils – en mariage. Par piété filiale, parce qu’il veut ce que père attend, Alain a validé. Il a convolé en grandes noces. Le prodige et la prodigue. Au bout de cinq ans de noces, Alain a la gueule de bois. La fille évolue entre l’hosto et la cure. Le Botox et la désintox.
Elle surnage parfois, entre ses caprices et ses crises. Alain va mourir à cause de la famille à Papa. Beau-papa est comblé. Un gendre de ce niveau, il tremblait d’entretenir une flippée à vie. Il prépare les petits-héritiers, la relève. Sa réputation engraisse dans le Tout-Paris. Sans commentaire, Deteschi se lève. Elle a la démarche des félonnes : elle tord les hanches en cambrant le buste. Auguste, la féline. Elias mate d’un œil expert et sourit : Luc est spécialiste pour ramener des panthères ! Il se penche, grappe de raisins à la main, singeant les Romains qui sont un modèle (il aurait aimé une vie à la Sénèque) :
« Maintenant qu’elle est partie, je peux te le dire : c’est une sacrée pute ! »
Elias adore les apartés avec lui-même. Il revendique sa violence bourgeoise. Alain hausse les sourcils.
« Ne t’inquiète pas, je l’ai en main. Je la sors et je la rentre… Elle vient d’une grande famille italienne !
- Tout à l’heure, quand tu prenais l’air, elle m’a allumé sévère !
- C’est la preuve qu’elle a du goût. C’est juste un coup pour m’amuser. Tu peux en faire ta muse, elle ne sera jamais mon problème.
- Elle est où ?
- Depuis qu’elle chante, elle se pique de littérature. Je l’entretiens avec Camus et Alger. Notre égérie discute philosophie avec Alain.
- Ça doit donner ! Un agrégé de philosophie et une modèle, c’est l’association de la beauté et de l’intelligence !
- À mon sens, le QI renvoie à la voix !
- Ton fils, quelle classe ! Tu peux te vanter de n’avoir pas loupé son éducation !
- Ne me reprocherais-tu pas de n’avoir pas composé ?
- C’était tellement à ta portée !
- Mon chef-d’œuvre, c’est mon fils ! »
Elias opina du chef.
« Tu ne perds pas le sens des mots ! Comme c’est bien dit... À la bonne heure ! Trinquons à la vie qui passe et qui nous chérit tant !
- Aux libellules et aux cycles du printemps !
- À ton fils et à ma fille qui sont parmi nous !
- À notre amitié !
- À la philosophie !
- C’est ça. À la vie. »

« Alain ! »
C’est un ordre. Alain Méribel se retourne. Il a la tête dure et les mâchoires serrées. Un bon jour. Il fête la naissance de sa fille dans un petit restaurant de Paris qu’il a réservé pour l’occasion. Il fume dehors. Il fume beaucoup. Il a toujours clopé, mais il est tendu. Il est étranger à son corps. Alain Méribel est un homme comblé. Il vit en grande pompe avec Deteschi. Le Landernau germanopratin rit encore de l'union du fils et de l’ex.
Alain a réussi l’exploit de piquer la maîtresse à son père. Même à Hollywood, on évite cet exploit freudien. C’est un coup à expier. On fait mine de regretter cette aventure parricide. On se moque. Le monde est cru. Alain avait de bonnes raisons de péter les plombs. Son mariage battait de l’aile. La fille d’Elias répandait ses caprices, deux dépressions, un internement. Alain n’a eu d’autre choix que de cavaler la gueuse. C’était insupportable : se cacher, mentir, la triple vie. Alain a craqué. Il a refait sa vie. Deteschi l’a croqué. Luc pleure souvent. Alain crie souvent. Il ne comprend pas ce qui est arrivé.
Son père, son modèle, son héros, son grand homme, son inspirateur jusqu’à la rue d’Ulm, il lui a piqué son flirt de quinqua ! Il a vengé sa mère. Il est amer, très en colère contre les magazines racoleurs. Il est la victime du moralisme et de la bêtise. Elias lui a fait des misères. Son père l’a abandonné. Sa mère l’a désavoué. Il était parti pour casser la baraque, conquérir Paris, dominer les médias. Le voilà chien perdu, galeux et bâtard, pitoyable toutou de sa danseuse. Esclave de son sens. Faux et foulosophe. Chacun sait trop que la croqueuse d’hommes se lassera bientôt de son nouvel objet d’adoration. Père ou impair, elle tient à son entretien.
Dans son trouble, Alain a remplacé une paumée par une garce. Deux cinglées ne valent pas mieux l’une que l’autre. Alain pleure sans larme. Un crocodile sans arme. Que faire ? En un flirt, il a détruit son bel itinéraire toute tracé pour une bagatelle. Il avait le droit de courir les femmes sans se faire attraper. Pas de piquer la bagatelle de son père. Pas de trahir la famille. Pas de féconder la Deteschi. Alain est en quarantaine. On le regarde de travers, il erre, mouton égaré, brebis galeuse, fils ingrat, héritier raté, génération plombée… Il est coincé, perdu, bloqué, dans la souricière.
Il a écrit une lettre à Elias. Heureusement, au dernier moment, un vrai ami l’a empêché de commettre l’irréparable. L'agression de Beau-papa après l’attentat contre Papa. L’ami est normalien. Sioniste, il fera du chemin. Vite, dans la presse. Brave tête, il a expliqué qu’il fallait calmer le jeu : le temps répare certaines blessures. On lave son linge sale en famille. C’était son dernier mot. Il avait raison. Alain le sent. Alain le subodore. Lui qui a tout réussi échoue au port. Et le porc sans or ? Il a honte. Il ne l’avouera jamais. Il égrène les cas historiques et chaque fois parvient à la même conclusion : il aurait pu évoluer à la cour d’un empereur sinistre. Néron, Caligula… L’incollable de la philosophie a identifié Denys le Jeune. L’héritier infâme complota contre son père et se perdit en débauches. Il vilipenda son père, son oncle et Platon.
Pauvre Alain ! Perdu pour la philosophie, perdu pour la vie, perdu pour l’amour. Sa beauté de Narcisse s’est commuée en maléfice du vice.
« Alain, il faut que nous discutions ! »
Alain a la haine. Il s’approche. Rédemption ou calvaire ?
« Je ne suis pas venu pour te juger, mon fils… »
Phrase cousue de fils noirs.
« Je suis venu pour dialoguer ! »
Un vrai politicard, cet Elias.
« Tu as soucié ton père, tu as chaviré ta famille. Ta mère gémit, ma fille blêmit… »
Alain se ride, convulse et se retient pour casser la gueule à Beau-papa. Ces salauds ont couru, ont trompé, ont magouillé et au crépuscule de leur puissance, ils distribuent les bons points ! Alain affronte l’inacceptable : les moralistes de la perversion, les raisons de sa colère ! Deteschi est une mygale. Son venin n’est rien à côté de la pression familiale. Deteschi lui a entrouvert la porte de la révolte. Il n’est pas papa. Il n’est pas beau-papa. Il n’est pas. Un petit monstre à montre, passé de la couche d’une paumée à la couette d’une pommadée. Pas facile d’être fils de tyran sioniste. Dictateur éclairé. Manipulateur corrompu. Rompu aux rampes. Aux preuves de la pieuvre. Fils de putois. Deux filles de familles sionistes sont sur le même bateau. Qui tombe à l’eau ?
« Au lieu de nous déchirer, ton père a décidé. »
Des fois, Alain se demande si Papa n’est pas le chef. intendant ou vizir : l’âme grise. Elias écoute les conseils. Papa a tout compris, il voit mieux que tout le monde, il flaire les pistes et les influences. Il sent le chic du choc. Il pressent les succès, les bonnes affaires, les placements. Alain a la nostalgie de cette intelligence d’Etat, qui vaut mieux que la politique et qui conseille les créateurs. Alain cherche à se réconcilier. Il est un bâtard, un fétu de paille perdu dans le désert de ses passions. Il est prêt à quitter la Deteschi. Il se fiche de ses jambes, il craque de remords, l’issue est inéluctable, le temps ne passe pas. La morsure affole la boussole de son compteur. Il ne sait plus où il en est, il souffre des lésions de l’amour, la ciguë de la passion. Il se compare à Enée.
Dans le fond, Didon aussi, c’est lui. Il est victime de l’ambre Deteschi. Il est son ombre. Il le sait, il ne l’a jamais dit. Il la hait. Elle le manipule, elle lui a fait un enfant dans le ventre. Il est le parti prix, le juste pris, le jeune second, l’amoureux transi. Il est le jouet de la castratrice. Il aime son père, pas la sorcière. Coco est trop.
« J’ai parlé avec ma fille. Elle a tourné la page. Il est temps que ton tour vienne !
- Qui m’a allumé dans son roman-confession ?
- Ne sois pas intransigeant. Reviens à la raison. À la maison. C’était une thérapie par l’art…
- Je n’ai pas besoin de ton paternalisme bienveillant !
- Je te propose un contrat : tu appartiens à la génération gêne et tics…
- Je suis le passé dépassé !
- Si tu t’enfermes dans ton labyrinthe, tout le monde sera perdant. Il te faut reprendre le flambeau de la cause…
- Et si je refuse ?
- C’est sans condition. Avec ton père, les relations vont s’arranger. Coco, c’est ton affaire. Il est temps d’enterrer la hache de guerre civile. C’est du gâchis pur et simple !
- Je n’ai pas calculé !
- J’ai tiré un trait sur ta lettre. Ma fille a rencontré un type formidable, un acteur féru de littérature, ils attendent un enfant. Tu n’as pas le droit de les trahir.
- Comment inviter à dîner un beau-père ?
- Oublie la politesse, ça ferait déraison. Le mieux est de passer à la maison… »
À Paris, Elias possède un pied-à-terre, deux cent mètres carrés de luxe qu’il a aménagés selon les lubies de son actrice. Elias ne peut comprendre le geste d’Alain : il a sacrifié sa vie au pouvoir. Alain se comporte en carie intransigeante. Elias est à deux doigts de rompre. Sa médiation lui pèse. Si Alain fanfaronne, qu’il reste dans son coin. L’histoire est pleine de farces, de traîtres et d’échecs. C’est un effort qu’Elias consent au nom du sionisme des Séfarades !
« J’ai mieux à proposer. Tu me tends la main, je te coupe le bras !
- Œil pour œil – dent pour dent ! »
Les intellectuels ricanent, réconciliés, comme aux beaux jours de leur concorde.
« Je crains d’être harcelé par des paparazzis si je m’affiche en ta demeure. Imagine les gros titres : « Le gendre et l’Elias réconciliés » ! Pour ta fille, c’est un calvaire couru d’avance…
- Chez toi, c’est cousu d’avances : « Elias visite Coco sur fond de haine familiale… »
- Je tiens à la discrétion. Un ami nous accueillera…
- Puis-je prendre connaissance de ce choix prudent ?
- C’est un journaliste qui m’a beaucoup aidé et qui te recevra avec les meilleures intentions… Il a toujours préconisé la réconciliation…
- Entendu, Alain. Comme c’est émouvant, vraiment émouvant : nous pardonner au-delà des trahisons. Nous sommes au-dessus des déchirures ! Nous sommes le clan de l’éternité ! »

« C’est le moment de transmettre l’antenne à Alain Méribel pour l’émission que l’on ne présente plus, Les Entretiens de la philosophie !
- Bonsoir, Jean Le Carré. »
Voix douce et posée. Tonalité déposée. Radio-Culture s’enorgueillit de son intellectualisme. Radio culturelle, peut-être ; radio culte – paraître. Jean Le Carré est un producteur historique, un vieux de la vieille, au phrasé sinueux, tortueux, alambiqué. Il pond des émissions précieuses pour les érudits. Du moins, c’est ainsi qu’il présente son élitisme. Jean Le Carré approche de la retraite. Pas de souci : avec Alain, la relève sera stéréotypée sur le moule de l’académisme. Après avoir moqué les frasques version Deteschi, les soirs, il passe la parole à son complice. Il s’est réconcilié avec Alain. Les deux sionistes sont complémentaires. Le Carré ne jure que par la rue d’Ulm. Il avait le niveau. Il pense, mais ne dit pas. Quand on est autodidacte, produire à Radio-Culture, c’est un cas d’école qui vaut bien une messe.
Le Carré appartient aux meubles. Alain le ménage. Le Carré couve le poussin malsain. Méribel est le pistonné dont les ragots de la station sont l’épicentre. Dans les couloirs ou au standard, on jase et on pérore. Au centre, son aventure avec la maîtresse de son père. On prête au galant mille frasques avec les stagiaires qu’il embauche. Jamais de roturières ou de demi mondaines. Que des Ulmiennes ; à l’extrême limite, des Normaliennes. Son appartenance à la gauche, on la surnomme pour l’occasion « la caviardée », en insistant sur le néolibéralisme de cette gauche conservatrice. Le bellâtre de service est tancé pour ses vices. Bien entendu, on se moque en sous-main. On se garde bien de répéter au grand jour ce qui se chuchote hors micro. Fils à papa est un surnom d’autant plus savoureux qu’il désigne un néo-parricide : Alain a tué le père le jour où il a voulu dépasser son pair.
Question tenue, les sorties de route sont maintenant de l’histoire ténue, presque des erreurs de jeunesse. Méribel suit les glorieux pas de son éternel. Il est l’héritier qui cherche à plaire. Il a fini par quitter la Deteschi, qui lui collait de l’urticaire. Caprices, trahisons, Deteschi est une dévoreuse d’hommes qui lui a donné une fille. Pendant ce temps, Méribel n’a pas dérogé à ses habitudes. Sa femme déconnait ? Coco détonne. Alain a continué à courir. Bon sens ne saurait mentir. C’est normal, il suit les traces du père. S’il a trompé son clan, c’est le modèle. Le moule. Du moment qu’il travaille dur, les ébats sont autorisés. Trahir Deteschi était un devoir, d’autant que la donzelle s’est lassée de la philosophie. Après les musiciens, les acteurs et les intellectuels, la voilà maintenant dans l’antre de la politique. Elle est de sortie avec un ministre socialiste. À chaque fois, c’est la même rengaine : Coco dégaine si l’élu est sioniste.
Elle ne croit pas en Dieu. C’est une mante, peu religieuse. Progressisme gâté, elle est pleine aux as de valets (de nique ?). Joker-Club. Alain s’est refait une santé. Presque une virginité. Il a gardé les bonnes habitudes. Il a le vent en poupe. Le diablotin paré de noir – le snob n’invite que des anciens de la rue d’Ulm. Le miraculé de l’amer se prend pour le paon de la philosophie française. On ajoute souvent : un paon sans tête, pour un philosophe, c’est fâcheux. Mauvais plan. Évidemment, pour un courtisan, la référence à l’animal n’a rien d’agressif. Méribel se pique de converser dans la langue du dix-septième. Le Grand Siècle est sa Norme. Il devise si bien qu’il vend son art par disque. Comme un sophiste, il choit son poste de producteur, il sort des livres sans contrefaçons, il enchaîne des interviews à la semaine, il anime des émissions de sagesse. Son créneau et son credo : faire dans le qualitatif. Il tient un standard. Sa marque fabrique. Le courant est continu depuis qu’il est revenu dans les petits papiers de son père.
Il est sorti de sa discrétion de jeune loup prometteur. Il s’est rangé des voitures. Il est amoureux. Il a enfin rencontré l’actrice sioniste sépharade dont il rêvait. Posée, pas paumée. Une splendeur, passionnée de théâtre. C’est le signe. On lui a pardonné ses incartades. Il est de nouveau bankable. Un crack ne sera jamais un bourrin. Il se félicite et triomphe. Qu’il a bien fait de renouer avec son clan ! Quelle folie lui a pris ? Quelle mouche vénéneuse l’a piqué ? Quel irrationalisme l’a rongé ? Quelle passion ? Avec ses amis philosophes, il disserte longuement sur son cas, la passion, la déraison, la cristallisation... Son érudition, il en connaît un rayon.
La presse encense le penseur léger, le Prométhée prometteur, le digne successeur, le pédagogue inégalable, le causeur éloquent, au point de galvaniser les rétifs et les obtus. Il donne des conférences dans des salles pleines, il vit dans un duplex de Saint-Germain, il gère une partie du patrimoine familial – signe de la protection paternelle. Il s’apprête à prendre l’antenne, casque sur les oreilles. Une stagiaire ulmienne, qui vient de réussir l’agrégation de philosophie, lui indique à grands renforts de rires que son père veut lui parler. C’est la bonne humeur dans le studio. On boit le café, on abonde en gestes. Alain se lève : l’émission commence par une citation de Schopenhauer. Il a le temps et puis, c’est le juste retour du père prodigue. On a commencé par l’accepter dans le saint des saints radiophoniques et maintenant, le glorieux géniteur consent à l’appeler !
Il n’a pas chômé. Luc a tiré un trait sur l’erreur impardonnable. De toute façon, il voit Coco comme l’ex d’Alain. La mère de sa petite-fille. La relation est apaisée. Elle est confidente. Les mauvaises langues insinuent qu’Alain est resté trop proche pour un ex-père. On cligne des yeux. Coco est une épave. On ne se revêt pas. Alain est un tordu. On est certain. La confidente est amante par intermittence. Les cœurs incendiaires, seul change le statut. Le regard social. Alain est revenu aux bons soins bourgeois. Alain est sur le bon cheval. Le prodige a congédié le prodigue. L’âne a une âme. C’est cent purs sangs.
« Je te dérange ? »
Alain est très à l’aise, cigarette à la main et mèche rebelle au-dessus des yeux. Il se sent en confort. Il jouit de sa plénitude.
« Je prends l’antenne dans la minute !
- Bien ! Ton éloquence fera le reste. Dis : tu es invité en Israël pour une semaine de gala. Rencontre de journalistes, conférences, restaurants de luxe… La lune de miel pour ta femme ! Je me suis dit que tu ne pouvais refuser de retrouver ton pays !
- J’accepte avec empressement. »
Quand Alain raccroche, il retient son souffle pour ne pas danser. Israël, il professe son spinozisme. Le sionisme, cause sacrée. Cause sainte. Cause toujours. Alain entre en diplomatie. Elias tient son successeur. Alain se prépare pour le tabac. Un carton à Sion. Il ajuste le casque autour de ses oreilles. Il souffle la buée de sa calcinée. Il est un incube au carré. Il retourne en terrain promis. Il s’est débarrassé de son succube anthropophage. Son jumeau maléfique. Prêt à tout casser, il est casé. Il va parler. Il est paré. Il vénère le vent, le néant, l’instant. C’est le sien.

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